Flux pour
Articles
Commentaires

 

 

    Après avoir interrogé le sens de la laïcité, dans l’article précédent, mon intention dans celui-ci est de retracer la genèse, les étapes d’une conquête historique n’ayant rien d’un long fleuve tranquille.

 

           I)   L’ordre théologico-politique : ses tensions et ses implications.

 

         A) Lointaine revendication de la souveraineté politique.

 

    Si la laïcité signifiait seulement l’autonomisation du politique par rapport au religieux, il faudrait lui assigner une lointaine origine, dont le moment emblématique serait l’attentat d’Anagni, le 8 septembre 1303. Il oppose le pape Boniface VIII au légiste Guillaume de Nogaret, représentant du roi de France, Philippe IV le Bel. Anagni illustre comme Canossa, l’histoire mouvementée des relations entre le pape et un souverain temporel dans le cadre du modèle césaro-papiste du pouvoir.

   Dans la neige de Canossa en janvier 1077,  l’empereur du Saint-Empire romain germanique Henri IV vint s’humilier devant le pape Grégoire VII pour que ce dernier lève l’excommunication qui le frappait. A Anagni les temps avaient changé. Il n’était plus question pour le pouvoir temporel de se soumettre, pieds et mains liés, aux exigences du pape. Le roi de France entendait être maître chez lui pour lever les impôts ou juger des ecclésiastiques. Par cette revendication de souveraineté,  le petit fils de Saint Louis se posait en précurseur du gallicanisme (# l’ultramontanisme qui reconnaît le pape comme autorité supérieure) et de la laïcité. Il posait une première pierre sur le chemin conduisant à la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

 Les progrès du pouvoir royal allèrent de pair avec un recul du pouvoir du pape. Ce fut le cas en 1516, lorsque François 1er obtint de Léon X le droit de nommer les archevêques, évêques et abbés du royaume, le pape se réservant de leur donner l’investiture canonique. On appelle Concordat un traité signé entre le pape et un Etat pour régler l’organisation du clergé à l’intérieur de cet Etat. Par le Concordat de Bologne le roi s’assurait l’entière soumission de ses prélats.

   Ce fut le cas aussi  lors du conflit entre Louis XIV et le pape Innocent XI à propos de l’affaire de la régale. Le droit de régale était le droit qu’avait le roi, quand un évêché devenait vacant d’en toucher les revenus. Il n’existait que dans certains évêchés mais Louis XIV décida de l’étendre à tout le royaume, ce qui entraîna la condamnation du pape. Intransigeant, le souverain réunit en 1681 l'Assemblée extraordinaire des évêques de France en leur demandant de rappeler dans une déclaration solennelle les grands principes des Libertés de l'Eglise Gallicane. Bossuet fut chargé de rédiger le texte qui fera date sous la dénomination de Déclaration des Quatre Articles, adoptée par l’Assemblée en 1682. Il rappela les principes affirmés au 15ème siècle par le concile de Constance et stipula que :

  • Les Princes ne sont pas soumis à l’autorité du souverain pontife dans les choses temporelles,
  • Celui-ci ne peut ni juger les rois ni les déposer,
  • Les conciles sont, dans les questions de foi, supérieurs au pape,
  • L’opinion du pape n’est pas infaillible à moins d’être confirmée par l’Eglise universelle.

   Le pape proclama la Déclaration nulle et en 1693, Louis XIV ayant besoin de son soutien dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg, désavoua la Déclaration.

 

           B) Les  conséquences dramatiques de la collusion de l’Eglise et de l’Etat.

 

     Même si les rois s’affranchirent de plus en plus de la tutelle du pouvoir religieux, c’est de celui-ci qu’ils tiraient leur légitimité. Par le sacre, ils étaient oints avec le chrême de la Sainte Ampoule et recevaient les attributs faisant d’eux le bras séculier de l’Eglise. C’est dire que sous l’Ancien régime la société, le droit, l’Etat demeuraient sous l’emprise de l’Eglise catholique.

  Ainsi le calviniste Henri de Navarre, héritier de la couronne de France après l’assassinat d’Henri III par Jacques Clément, dut se convertir au catholicisme pour accéder au trône et pacifier une France déchirée par les guerres de religion. On lui doit le très célèbre Edit de Nantes en 1598, Edit de tolérance qui, comme le mot l’indique n’était pas une reconnaissance de la liberté de conscience et de l’égalité en droit de tous les membres du royaume. Les protestants n'étaient pas reconnus comme des sujets de pleins droits. E. Labrousse montre comment le préambule de l'Edit de Nantes rappelait que l'idéal poursuivi restait l'unité religieuse. Il s'agissait en fait d'un armistice entre le Roi et ses sujets, instaurant de facto un modus vivendi pensé comme provisoire. « Il faut bien comprendre, écrit-elle, que l'Edit de Nantes n'avait pas établi une liberté de conscience au sens actuel, qui présuppose un individualisme impensable au 17° siècle dont les conséquences sont de cantonner les options religieuses dans la sphère personnelle et privée. L'Edit accordait des privilèges, minutieusement circonscrits aux églises réformées de France, il définissait des lieux d'implantation licites et reconnaissait aux Français le droit de choisir l'une ou l'autre des deux confessions chrétiennes reconnues dans le Royaume ». Étaient licites le catholicisme et le protestantisme sous sa forme calviniste, les luthériens et les anabaptistes étaient exclus.

   On voit donc bien ce qu’a d’intolérant cette tolérance. Elle accordait comme une grâce, un privilège, une faveur une liberté de culte qui était donc refusée comme un droit. Il s’ensuit que l'autorité qui tolère pouvait très bien ne plus tolérer. Louis XIV en administra la preuve avec sa politique des dragonnades, des conversions forcées des protestants et, en 1685, en révoquant purement et simplement l'Edit de Nantes.

   Voilà pourquoi Mirabeau dénonça cette injustice à l’Assemblée en 1789 : « Je ne viens pas, s'écrie-t-il, prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré que le mot de tolérance qui voudrait l'exprimer me paraît en quelque sorte tyrannique de lui-même puisque l'autorité qui tolère pourrait ne pas tolérer ».

  Le pasteur Rabaut Saint Etienne fit de même : « Vos principes sont que la liberté de la pensée et des opinions est un droit inaliénable et imprescriptible. Cette liberté, messieurs, elle est la plus sacrée de toutes, elle échappe à l'empire des hommes, elle se réfugie au fond de la conscience comme dans un sanctuaire inviolable où nul mortel n'a le droit de pénétrer, elle est la seule que les hommes n'aient pas soumise aux lois de l'association commune. La contraindre est injustice, l'attaquer est un sacrilège. – Je réclame pour deux millions de citoyens utiles leurs droits de Français. Ce n'est pas la tolérance qu'ils demandent : c'est la Liberté. La tolérance ! le support ! le pardon ! la clémence ! idées souverainement injustes envers les dissidents, tant il est vrai que la différence de religion, que la différence d'opinion n'est pas un crime. La tolérance ! je demande qu'il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne !... »

   Jusqu’à la Révolution française, l’Eglise exerça donc son hégémonie sur la société civile.

  • Elle était chargée de « l’état civil », inscrivant sur ses registres paroissiaux les dates de naissance et de décès des seuls catholiques. Les juifs n'étant pas sujets du roi de France n'étaient pas mentionnés, ni les protestants. Il fallut attendre l’Edit de tolérance de Versailles du 7 novembre 1787, initié par Louis XVI, pour que les personnes non catholiques pussent bénéficier de l’état civil sans être contraintes de se convertir au catholicisme. Les prêtres furent tenus d’enregistrer sur leurs registres les naissances, mariages et décès des personnes de confession protestante, des juifs et des athées. Le Parlement enregistra de mauvaise grâce l’Edit le 29 janvier 1788, précisant bien que la religion catholique demeurait la religion officielle du royaume, et l’Assemblée du clergé réunie en 1788 s’indigna d’un édit instituant « un code civil et profane », d’un état civil disjoignant le baptême et la naissance, transformant les clercs en notaires, et ouvrant un boulevard sous la dénomination des non-catholiques aux « déistes, pyrrhoniens, matérialistes et athées ». Démonstration par l’absurde de la nécessité de séparer l’Eglise et l’Etat ! Comment ne pas comprendre le souci de l’Assemblée en 1792 de définir une nouvelle façon de « constater l’état civil des citoyens » et sa décision de retirer la tenue de l’état civil aux prêtres pour la confier à des fonctionnaires ? Ce qui n’alla pas sans difficultés pratiques considérables si l’on prend acte que l’écriture était majoritairement un privilège des clercs. Dans les milieux ruraux, 30 ans après l’attribution aux maires de la tâche d’enregistrer l’état civil, les registres étaient défectueux parce que ceux qui en étaient responsables ne savaient pas écrire ou étaient trop occupés par leurs activités laborieuses (travail des champs, foires, fonctions municipales) pour les tenir à jour et lisibles.
  • Elle célébrait les mariages dont les règles avaient été définies au quatrième concile de Latran en 1215. La parenté minimale était ramenée à 4 degrés, les bans étaient obligatoires et les conjoints devaient publiquement exprimer leur consentement. Mais le mariage était considéré comme un sacrement, ce qui signifiait qu’il était indissoluble. (L’Eglise catholique définit sept sacrements : l’eucharistie, l’ordination, la confirmation, la pénitence et la réconciliation, le baptême, le mariage, le sacrement des malades). Le divorce était donc impossible. Il faudra attendre le 20 septembre 1792 pour que la Législative légalise le divorce avant que la Restauration ne l’abroge par la loi  du 8 mai 1816.
  • Elle assumait la presque totalité de l’enseignement.
  • Elle prenait en charge les soins hospitaliers. La médecine d'Ancien Régime faisait une large place aux prières, aux pèlerinages thérapeutiques, aux processions et aux messes pour arrêter les épidémies. La mort n'était pas considérée comme la fin de la vie, mais comme un passage vers l'au-delà auquel il fallait se préparer.
  • Elle faisait obligation aux rois de combattre les hérétiques.

   Ce rapide état des lieux donne la mesure de la mutation culturelle ayant été nécessaire pour sortir de l’âge théologico-politique. Il fallait que les idées libérales eussent profondément pénétré les consciences pour rendre possible un Etat laïque affirmant la liberté et l’égalité en droits de tous les hommes. Les philosophes s’étaient employés depuis deux siècles à défendre l’idée de droits attachés à l’individu (individualisme # holisme), et celle de la souveraineté du peuple en lieu et place de la souveraineté de droit divin. Ils avaient dénoncé les inégalités d’une société divisée en ordres, (Noblesse, Clergé et Tiers Etat), critiqué les prérogatives de l’Eglise catholique, appelant de leurs vœux un monde organisé sur les principes universels de liberté, d’égalité en dignité de tous les hommes, du droit au bonheur pour tous sur la terre. Individualisme, libéralisme, universalisme, tels étaient les traits dominants de la révolution des droits de l’homme.

   Moment inouï que ce moment ayant consisté à libérer l’individu des carcans statutaires l’ayant si longtemps retenu prisonnier. Qu’on réalise bien que dans la société d’Ancien Régime l’idée d’une unité du genre humain n’allait pas de soi. Comme l’écrit Tocqueville : « la notion générale du semblable [était] obscure ». C’est qu’avant d’être institué comme un homme partageant avec tout autre une commune nature, l’individu n’avait pas d’autre identité que celle que lui assignait son statut social et religieux. Un noble ne se sentait pas participer de la même humanité que le roturier. Il en était de même pour un juif, un catholique ou un protestant. Loin d’être titulaires des mêmes droits naturels, les uns étaient vécus comme étant, par nature, des êtres inférieurs, les autres n’avaient pas d’existence légale. Rançon d’un système où l’identité civile était conditionnée par le baptême, où l’appartenance politique n’était pas découplée de l’appartenance religieuse. Aussi inimaginable que cela nous paraisse aujourd’hui, avant 1788, un hérétique était privé d’état civil. Certes, une « Eglise du Désert » s’était développée après la révocation de l’Edit de Nantes de telle sorte que des pasteurs itinérants enregistraient les naissances, les mariages, les décès des fidèles de l’Eglise réformée mais ces registres n’avaient aucune valeur légale et étaient dangereux pour ceux qui les détenaient. Peines de galère ou de prison, amendes exorbitantes, séparation des conjoints considérés comme des concubins pour ceux qui se faisaient prendre. Les enfants, tenus pour des bâtards, étaient privés d’héritage. En cas de procès, seules des preuves testimoniales pouvaient attester l’identité d’une personne mise en cause.

   Les juifs étaient stigmatisés. En 1215 le concile de Latran les avait condamnés à porter un signe distinctif. Dans certaines villes il s’agissait de la rouelle (un rond de tissu jaune), dans d’autres d’un chapeau pointu. Ils devaient vivre dans des espaces séparés (ghettos), éviter de paraître en public la semaine de Pâques, étaient interdits d’exercice de certains métiers et régulièrement exposés à subir des persécutions, (les pogroms).

   Au terme de cette description de la situation concrète des sujets du royaume, deux remarques majeures s’imposent donc :

  • D’abord l’idée que la laïcité n’ouvre pas un régime de tolérance, mais un régime de droits. Certes, la vertu de tolérance est exigible de la part des particuliers, car l’ascèse de la violence inhérente à toute conviction est une tâche personnelle toujours d’actualité. Mais l’Etat laïque n’a pas à accorder des tolérances pour la bonne raison qu’il revendique sa neutralité confessionnelle et reconnaît le droit de chacun à avoir les options spirituelles et religieuses de son choix. N’en épousant aucune, il s’interdit d’arbitrer entre les unes et les autres. Il s’ensuit que nul n’a à solliciter une tolérance pour ses opinions, nul n’a le pouvoir d’imposer aux autres sa manière de penser ou de leur faire la faveur de tolérer les leurs. L’Etat protège les libertés fondamentales de tous ses ressortissants.
  • Ensuite l’idée qu’on réduit singulièrement le sens de la laïcité en la définissant seulement comme un processus de sécularisation. Henri Pena-Ruiz insiste sur ce point. «  La laïcité ne se réduit pas à une simple sécularisation des fonctions civiles auparavant tenues par des autorités religieuses. Une telle hypothèse supposerait en effet que les mêmes finalités se maintiennent à travers la métamorphose de leurs modalités. Or tel n’est pas le cas » Qu’est-ce que la laïcité ? Gallimard, 2003, Folio/Actuel, p. 40. De fait, avec la laïcité on a affaire à un nouveau contrat social, radicalement différent de tout ce qui précédait. Désormais les membres du corps politique ne sont plus soumis à Dieu, instance transcendante, et aux autorités le représentant sur la terre. La souveraineté appartient au peuple, maître des lois sous lesquelles il choisit de vivre. Lorsque le 23 juin 1789, à la séance royale, Louis XVI prétendit restaurer la distinction des trois ordres de l’Etat abolie le 17 juin par les députés, Bailly répondit : « Il me semble que la nation assemblée ne peut pas recevoir d’ordres ». Non seulement elle ne reconnaissait plus de pouvoir supérieur au sien, mais elle ne se sentait plus liée par des traités antérieurs consacrant des droits féodaux qu’elle avait supprimés. Ce fut explicite lors des affaires d’Alsace et d’Avignon. Les habitants d’Avignon et du Comtat Venaissin ne voulaient-ils plus être soumis à l’autorité papale, souhaitaient-ils le rattachement à la Nation française ? C’était à eux d’en décider par consultation populaire. A l’ancien droit public, la Révolution opposait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et le 26 août 1789, l’Assemblée Constituante vota la célèbre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, proclamant dans l’article 2 que : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ».

 

               II)  La Révolution : une tentative avortée de séparer  l’Eglise et  l’Etat.

 

   Heureuse révolution si l’Assemblée constituante avait pu appliquer le nouveau régime sereinement. Mais c’était sans compter avec la pression des circonstances (la guerre aux frontières, les troubles intérieurs, les oppositions partisanes) et les excès révolutionnaires des anticléricaux et antireligieux. Avec le poids des traditions aussi. Comment ne pas s’aliéner l’Eglise quand on lui retire le pouvoir, les privilèges dont elle jouissait depuis tant de siècles ?

   Non seulement le clergé n’était plus un ordre, la religion catholique n’était plus religion d’Etat, les clercs n’avaient plus le monopole de certaines fonctions,  les ordres réguliers étaient supprimés, la dîme abrogée, mais le 2 novembre 1789, confrontée à des difficultés financières, l’Assemblée avait décrété, sur les conseils de Talleyrand et de Mirabeau, que les biens ecclésiastiques étaient « à la disposition de la Nation ». L’Eglise se voyait donc confisquer tous ses biens, à charge pour l’Etat de donner un traitement aux ecclésiastiques, d’entretenir les églises et d’assurer l’assistance aux pauvres.

   Le 12 juillet 1790, elle vota la Constitution civile du clergé dont la prétention était de régler l’organisation du clergé séculier. Tout se passa comme si la Constituante rendait au pouvoir ecclésiastique la monnaie de sa pièce et qu’après avoir subi son ingérence, le pouvoir politique se mêlait de lui imposer la sienne. Passe pour la réorganisation administrative des évêchés, mais les ecclésiastiques devenaient des fonctionnaires de l’Etat, rémunérés par lui et surtout pour ce qui est de l’institution canonique, le nouvel évêque, désormais élu, devait s’en remettre à son archevêque et non plus au pape. En janvier 1791, elle imposa aux prélats et aux curés de prêter serment à la Constitution civile du clergé. Tout cela sans consulter le pape qui condamna la Constitution civile du clergé comme schismatique, hérétique et sacrilège en mars 1791. La fracture entre l’Eglise et  la Révolution était consommée. Tous les évêques sauf sept et près de la moitié des curés refusèrent de prêter serment de telle sorte que la France eut deux clergés, un clergé dit réfractaire ou insermenté, l’autre jureur ou constitutionnel.

   Les choses se compliquèrent encore après la journée du 10 août 1792. L’Assemblée bannit de France les prêtres réfractaires (plus de 30000 ecclésiastiques), fit fermer les couvents et prononça la  dissolution des ordres religieux et des congrégations. Mais c’est surtout la Terreur qui dénatura l’esprit d’une laïcité à construire. Le 21 septembre 1792 la royauté fut abolie et la première République instituée. La  dictature montagnarde imposa en octobre 1793 le gouvernement révolutionnaire et avec lui les entreprises de déchristianisation de la société. On remplaça l’ère chrétienne par l’ère révolutionnaire. Sur proposition de Fabre d’Eglantine, on substitua au calendrier traditionnel, (calendrier grégorien), le calendrier révolutionnaire qui éliminait, le dimanche, les noms des saints et les fêtes religieuses. On célébra dans la cathédrale de Paris une fête de la Liberté et de la Raison le 10 novembre 1793 ; on ordonna la fermeture  des « églises ou temples de toutes religions et de tout culte » dans Paris. Au printemps 1794 le culte catholique n’était plus célébré dans aucune ville de France en public. On pilla les églises en les dépouillant de leurs cloches et de leurs objets précieux. On persécuta les membres du clergé dont certains étaient compromis avec la réaction royaliste et contre-révolutionnaire.

   Après la chute de Robespierre (le 9 thermidor an II- 27 juillet 1794), les Thermidoriens pourtant souvent hostiles à la religion catholique furent convaincus par le protestant Boissy d’Anglas de supprimer les cultes révolutionnaires et d’adopter le 21 février 1795 la première loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Au nom de la « tolérance éclairée » et de « l’ordre public », la Convention garantissait l’indépendance de la religion et de l’Etat et la liberté des cultes (art.1). Mais « la République n’en salarie aucun » (art.2), « ne fournit aucun local » (art.3), ne reconnaît aucun ministre du culte » (art.4).

   A la demande des fidèles, les églises n’ayant pas été aliénées furent rendues au culte mais les cérémonies religieuses restaient interdites en dehors de l’église. Les prêtres, même réfractaires, purent exercer leur ministère.

   Cependant les troubles du Directoire, l’alliance des royalistes et du clergé réfractaire, les rétractations de certains prêtres constitutionnels, la condamnation publique par le pape des droits de l’homme et des principes de 1789, dont certains articles furent jugés incompatibles, selon Pie VI, avec la foi et la tradition catholique, empêchèrent toute pacification religieuse.

 

                        III) Le Concordat de 1801.

 

   A peine devenu premier Consul après le coup d’Etat du 19 Brumaire (9 novembre 1799), le général Bonaparte engagea une politique de pacification. Le peuple dans sa majorité restant très attaché à la religion catholique et l’opposition royaliste canalisant le ressentiment des catholiques, Bonaparte décida de se rapprocher du Saint-Siège pour réconcilier les croyants avec la Nation. Pour donner aussi à la morale et à l’ordre social une assise religieuse, dont le passé avait montré l’efficacité.

   Après un an de négociation, le Concordat fut signé le 15 juillet 1801, mais il ne devint loi de l’Etat que le 8 avril 1802 après que Bonaparte eut annexé de son propre chef, 77 articles organiques définissant une véritable police des Cultes.

     Par le Concordat, la République faisait de « la religion catholique, apostolique et romaine la religion de la grande majorité des citoyens français ». Le catholicisme  n'était plus religion d'État ; mais les consuls de la République devaient en faire une « profession particulière ». L’Eglise renonçait à la restitution des biens ecclésiastiques vendus comme biens nationaux depuis 1789, mais l’Etat s’engageait à protéger l’Eglise, à reconnaître l’unité et la hiérarchie de l’Eglise romaine sous l’autorité du pape,  à mettre à sa disposition les lieux de culte et à rétribuer les membres du clergé. Les évêques  recevraient l’investiture du pape après avoir été nommés par le Premier Consul. A charge pour eux de prêter serment de fidélité au gouvernement et de nommer aux cures des «personnes agréées par le gouvernement ». La distribution de la France en diocèses fut remaniée et Bonaparte veilla à ce que l’équilibre entre prêtres réfractaires et prêtres constitutionnels fut respecté. La religion cessa d'être une affaire de conscience privée car « le culte sera public, en se conformant aux règlements de police qui seraient exigés par la tranquillité publique». Par toutes ces mesures, le Premier Consul consacrait la domination de la puissance temporelle sur l’institution ecclésiastique et avec les articles organiques, il affirmait clairement que l’Etat devait être le maître chez lui. Ainsi il exigeait l’autorisation du gouvernement pour la publication des bulles pontificales ou des actes des conciles, pour la tenue des assemblées du clergé et imposait aux séminaires l’enseignement des Quatre Articles de 1682 ainsi qu’un  devoir de réserve aux fonctionnaires. Il réaffirmait que les cultes protestants n'étaient plus seulement tolérés mais reconnus. Les deux églises protestantes (calviniste et luthérienne) étaient elles aussi organisées, les pasteurs devant prêter serment de fidélité à l’Etat et recevant de lui un traitement.

   Il alla plus loin en 1806, lorsqu’il fut devenu Empereur des Français en imposant le « catéchisme à l'usage de toutes les Églises » où il était proclamé « oint du Seigneur par la consécration du Souverain Pontife » et « ministre de la puissance de Dieu et son image sur terre ». En conséquence, les chrétiens devaient à l'Empereur « l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service militaire ».

    Il réglementa le culte israélite par les décrets du 17 mars 1808, les membres du Consistoire devant être acceptés par l’Empereur mais les frais du culte assurés par la communauté juive.

 La diversité des cultes fut donc admise mais, bien que tous fussent également soumis à l’Etat, il n’y avait pas égalité entre eux.

   Parallèlement à la définition du statut des religions, le Code pénal de 1810 faisait du mariage civil le seul mariage valide, la célébration religieuse étant interdite sans attestation du premier. Le divorce était confirmé par le Code civil de 1804.

   Napoléon continuait donc bien l’œuvre de laïcisation de la Révolution. Ainsi il imposa le monopole universitaire sur l’enseignement. Il transforma en lycées les « écoles centrales » que la Révolution avait créées dans chaque département et institua une Université unique. Le secondaire et le supérieur passèrent aux mains des laïcs. Mais il attendait des Eglises et en particulier de l’Eglise catholique qu’elle lui assurât la docilité des fidèles. A cette fin il laissa les Jésuites ouvrir des séminaires. Il autorisa aussi la formation de quelques congrégations.

   Néanmoins son arrogance à l’égard du pape finit par lui aliéner à nouveau les catholiques qui se rapprochèrent des Bourbons. Ses troupes occupèrent Rome, en 1809. Le pape refusa d’accorder l’institution canonique aux évêques et répondit par une bulle d’excommunication. A la suite de quoi Napoléon le fit arrêter et incarcérer à Savone. Le clergé prenant massivement le parti du pape, de nombreux évêchés demeurèrent vacants, ce qui obligea l’Empereur à convoquer un Concile à Paris en 1811 qui se solda par un échec. La chute de Napoléon ne sonna pas le glas du régime concordataire qui dura jusqu’en 1905 mais sa politique fortifia, contre la tradition gallicane du clergé français, la réaction ultramontaine revendiquant la toute-puissance du pape dans l’Eglise.

  Ainsi le Concordat ne réussit pas à réaliser un compromis heureux entre l’héritage de l’Ancien Régime et les exigences laïques de la Révolution. N’était-il pas d’ailleurs impossible de prétendre concilier deux conceptions aussi antinomiques de l’organisation politique ? Il ne pouvait que mécontenter les partisans de l’une et de l’autre. Car s’il ne redonnait pas à l’Eglise sa toute-puissance politique d’antan, il faut dire et redire que le droit concordataire, encore en vigueur aujourd’hui en Alsace-Moselle, incarnait et incarne toujours une trahison de l’idée laïque à double titre :

  • D’une part il n’instituait pas la neutralité de l’Etat en dépit de l’affirmation de la liberté de conscience. En effet, il reconnaissait le statut canonique des religions, accordait une situation privilégiée à la religion majoritaire et consacrait les religions comme des services publics qu’il rémunérait pour leur utilité sociale. Le droit concordataire était donc un mixte de droit canon et de droit public.
  • D’autre part il n’instituait pas l’indépendance des Eglises. L’emprise publique des croyances religieuses étaient reconnues, comme telles elles étaient soumises à la compétence étatique, non dans leurs contenus dogmatiques mais dans tout ce qui concernait leurs implications sociales, morales et politiques.

 

            IV) De la renaissance catholique au XIX° siècle à la séparation des Eglises et de l’Etat.

 

               A)   La renaissance catholique.

 

    Dès 1815, sous la Restauration, Louis XVIII s’empressa de restaurer le catholicisme comme religion de l’Etat tout en maintenant, l’égalité de tous devant la loi, la liberté des cultes protestants et israélites, la propriété des biens nationaux, l’admissibilité de tous à tous les emplois. Le divorce fut supprimé.  En 1825, la loi du sacrilège réintroduisit même dans le Code le principe du crime religieux (peine de mort pour les profanateurs des hosties consacrées).

   En 1830 cependant,  la notion de religion d'État fut définitivement abandonnée et la liberté « des cultes reconnus » confirmée.

   Mais de nombreux catholiques, membres du clergé ou laïcs se donnèrent pour mission de reconquérir les âmes. Les uns choisirent la voie de l’action charitable, développant de multiples sociétés (la Société de St Vincent de Paul, les Petites Sœurs des Pauvres, la Société St François-Xavier etc.) destinées à porter assistance aux malades, aux indigents et à témoigner de l’engagement social de l’Eglise. Au moment où les socialistes investissaient la question ouvrière, l’Eglise montrait qu’elle n’était pas en reste.

   D’autres, comme Lacordaire choisirent le moyen de l’apologétique pour défendre la religion contre ses détracteurs. Ils créèrent des journaux dont le plus important était l’Univers dirigé par Veuillot. Lamennais fonda avec Montalembert L’Avenir dont le projet était d’unir les valeurs du catholicisme et celles de la liberté. Ils demandaient l’abolition du Concordat, la liberté de l’enseignement, la liberté de la presse mais leur libéralisme se heurta à la résistance des conservateurs et fut condamné, sans réserve, par le pape Grégoire XVI en 1832 dans l’encyclique Mirari vos. La liberté de conscience y était fustigée comme la mère de tous les maux.  L’Eglise affichait clairement son hostilité aux idéaux libéraux, à l’autonomie rationnelle, à la sortie de l’ordre théologico-politique.  On peut lire avec intérêt ce passage pour prendre la mesure de  l’opposition ecclésiastique à la remise en cause de l’emprise de la religion sur les consciences et sur la sphère publique. « … Nous venons maintenant à une cause, hélas ! trop féconde des maux déplorables qui affligent à présent l'Église. Nous voulons dire l'indifférentisme, ou cette opinion funeste répandue partout par la fourbe des méchants, qu'on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel de l'âme, pourvu qu'on ait des mœurs conformes à la justice et à la probité. Mais dans une question si claire et si évidente, il vous sera sans doute facile d'arracher du milieu des peuples confiés à vos soins une erreur si pernicieuse. (…) De cette source empoisonnée de l'indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses, à laquelle aplanit la voie cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l'Église et de l'État, va se répandant de toutes parts ».

   En 1833, la loi Guizot créa l’enseignement primaire public pour les garçons. Chaque commune devait ouvrir une école publique et le département entretenir une école normale chargée de former les instituteurs. Mais soucieux de donner une formation morale et religieuse aux enfants pour les détourner des doctrines révolutionnaires, Guizot supprima le monopole universitaire établi par Napoléon pour l’enseignement primaire. La Constitution de 1848 reconnut la liberté de l’enseignement et la loi Falloux  supprima en 1850 le monopole universitaire pour l’enseignement secondaire. Elle permit aux congrégations religieuses d’ouvrir des écoles et d’obtenir des subventions. Elle donna au clergé un droit de contrôle sur les écoles publiques en plaçant les instituteurs et les professeurs du public sous la tutelle des curés et des évêques.

   L’ultramontanisme trouva dans la politique du Second Empire un puissant allié pour exercer son influence, même s’il faut saluer les efforts du ministre Victor Duruy entre 1863 et 1869 pour promouvoir l’instruction publique. Il créa de nombreuses écoles primaires en n’oubliant pas les jeunes filles dont la formation était jusqu’alors le monopole des religieuses. Il organisa des cours du soir pour adultes, releva le traitement des instituteurs  et introduisit un enseignement secondaire spécial sans l’étude du grec et du latin pour les élèves se destinant aux fonctions commerciales et industrielles.

   Reste que le nombre des religieux s’accrut considérablement, 3000 membres en 1851, environ huit fois plus en 1870, celui des religieuses quadrupla.

   En 1870, l’enseignement secondaire confessionnel comptait à peu près autant d’élèves que l’enseignement public. L’Université était en concurrence avec les écoles libres congréganistes. Et la fracture entre les idéaux libéraux et la hiérarchie catholique était toujours aussi profonde. En 1864, le Conseil d’Etat dut même refuser la réception du Syllabus ou « Recueil renfermant les principales erreurs de notre temps qui sont signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Notre Très Saint-Père le pape Pie IX » tant la critique de la société moderne était radicale et constituait une déclaration de guerre.

   Et en 1885, l’encyclique Immortale Dei  prophétisait la ruine de la société civile si d’aventure elle devait s’émanciper totalement de la tutelle ecclésiastique : « Il faut absolument admettre, écrivait le pape Léon XIII, que l'origine de la puissance publique doit s'attribuer à Dieu, et non à la multitude; que le droit à l'émeute répugne à la raison ; que ne tenir aucun compte des devoirs de la religion, ou traiter de la même manière les différentes religions, n'est permis ni aux individus, ni aux sociétés; que la liberté illimitée de penser et d'émettre en public ses pensées ne doit nullement être rangée parmi les droits des citoyens, ni parmi les choses dignes de faveur et de protection. De même, il faut admettre que l'Eglise, non moins que l'Etat, de sa nature et de plein droit, est une société parfaite; que les dépositaires du pouvoir ne doivent pas prétendre asservir et subjuguer l'Eglise, ni diminuer sa liberté d'action dans sa sphère, ni lui enlever n'importe lequel des droits qui lui ont été conférés par Jésus-Christ ».

   On comprend que dans ces conditions la séparation de l’Eglise et de l’Etat était à terme incontournable. A défaut de pouvoir trancher le conflit par une restauration impossible de l’Ancien Régime, il fallait en sortir par la victoire des  principes de l’Etat de droit. Il est toujours fascinant pour un philosophe, d’observer que, dans l’histoire, les exigences de la raison ont souvent besoin de la folie des hommes pour finir par s’imposer. Le sectarisme des uns est la raison d’être du sectarisme des autres et les désordres de leurs antagonismes finissent par accoucher d’une solution que la sagesse des hommes aurait pu faire triompher sans qu’il en coûtât tant de haine, de sang et de larmes.

   Ainsi dans un dix-neuvième siècle turbulent où se succédèrent Premier Empire, Restauration, Monarchie de juillet, Seconde République, Deuxième Empire et Troisième République en passant par les barricades des Trois Glorieuses (juillet 1830) et de la Révolution de 1848, la renaissance catholique suscita la radicalisation anticléricale; celle-ci, en retour, réitéra les mêmes erreurs que celles des enragés de la déchristianisation de 1793 lors de la brève Commune de Paris. Cette dernière décréta le 2 avril 1871 « la Séparation de l’Eglise et de l’Etat ». Mais elle fut débordée par les blanquistes et autres jacobins qui se livrèrent à des violences contre des prêtres, exécutèrent des otages, dont l’archevêque de Paris Mgr Darboy, le curé de la Madeleine et  trois jésuites. Ils affaiblirent ainsi le camp républicain,  redonnèrent des espoirs de restauration aux royalistes et favorisèrent le retour de «l'Ordre moral» du maréchal Mac-Mahon de 1873 à 1875.  Celui-ci adopta une politique cléricale qu'illustrèrent les pèlerinages de masse à Lourdes ou à Paray-le-Monial (hauts lieux de la piété ultramontaine), l'épuration de l'administration et le renvoi des maires républicains. Mais surtout cette deuxième tentative de séparer l’Eglise et l’Etat accrédita, comme en 1793, l’idée que l’exigence laïque était le rejeton de la haine antireligieuse, ce qui contribua à en retarder l’avènement pour plus de vingt ans encore.

   Ce qui eut néanmoins le mérite de rendre plus prudents ses partisans en leur montrant qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Il était compréhensible qu’une loi aussi emblématique de la rupture radicale avec l’Ancien Régime suscitât l’hostilité de l’opinion tant que celle-ci restait sous l’emprise de l’Eglise. Or, même si la Troisième République avait été  proclamée le 4 septembre 1871, l’espace public, la société civile, les esprits n’étaient pas encore « républicanisés ».  Aussi, bien que la séparation de l’Eglise et de l’Etat et la suppression du budget des cultes fussent au programme des républicains depuis 1867, ils se soucièrent d’abord de consolider la République et d’attendre le « moment opportun » pour résoudre certaines questions.

 

 B)   L’habileté républicaine pour conduire à la Séparation des Eglises et de l’Etat.

 

   Gambetta en donna la mesure. Il était bien conscient qu’il ne fallait pas engager une politique antireligieuse dont le risque était de faire le jeu des adversaires de la République. Il convenait donc d’attaquer, non pas les croyances religieuses mais le clergé ultramontain en tant qu’il était moins une source d’inspiration spirituelle qu’une force d’agitation politique. Avec intelligence Gambetta nomma son ennemi. Ce n’était ni le christianisme, ni même le Concordat, finalement plus fidèle à la tradition gallicane de l’Eglise française que les manœuvres politiques de ceux qui prétendaient soumettre la politique nationale à une autorité étrangère. Dans son célèbre discours du 4 mai 1877 il met les points sur les i : « Nous en sommes arrivés à nous demander si l’Etat n’est pas maintenant dans l’Eglise, à l’encontre de la vérité des principes qui veut que l’Eglise soit dans l’Etat. Quant à moi, je suis partisan du système qui rattache l’Eglise à l’Etat. Oui ! j’en suis partisan, parce que je tiens compte de l’état moral et social de mon pays, mais je veux, entendez-le, je ne veux défendre le Concordat et rester fidèle à cette politique que tout autant que le Concordat sera interprété comme un contrat bilatéral qui vous oblige et vous tient, comme il m’oblige et comme il me tient ! Je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple de France en disant ce qu’en disait un jour mon ami Peyrat : le cléricalisme ? Voilà l’ennemi ».

   La politique fut donc ouvertement anticléricale mais on maintint le Concordat par pragmatisme, pour préserver la paix civile et pour exercer un contrôle sur le clergé. On comprit que ce qu’on appela ultérieurement « une révolution dans le régime ecclésiastique de la France » devait se préparer et résulter d’un processus impliquant un effacement de l’emprise religieuse sur l’espace public et sur les esprits.

 

 1) Laïcisation de la société civile.

 

   Entre 1880 et 1903, on prit donc des mesures dont l’enjeu était de laïciser la société. On entendait par là le remplacement des clercs par des laïcs dans l’exercice de certaines fonctions que les premiers avaient monopolisées ainsi que la suppression dans l’espace public des signes ostensibles des religions.

  • La loi du 12 juillet 1880 supprima l’obligation du repos dominical et de chômer le jour des fêtes religieuses.
  • Le caractère religieux des honneurs militaires fut supprimé.
  • Le divorce rétabli en 1884.
  • Une autre facilita les obsèques civiles en 1887. En 1884, déjà, une loi municipale avait interdit toute discrimination dans les cimetières. contrairement à l'usage consistant à ne pas traiter de la même manière les catholiques et ceux qui s'étaient convertis au protestantisme, qui étaient libres-penseurs ou s'étaient suicidés. Ces derniers devaient être enterrés dans une partie du cimetière appelée « « terre maudite».
  • Des municipalités laïcisèrent le personnel des hôpitaux.
  • Les prières publiques à la rentrée des Chambres furent supprimées en 1884 tout comme le fut en 1900, la messe du Saint-Esprit le jour de la rentrée des cours de justice et des tribunaux.
  • Dès 1904, les crucifix furent retirés des prétoires.
  • Toutes les faveurs spéciales accordées à l’Eglise après 1815 furent retirées et les traitements des ecclésiastiques ramenés à leur taux initial.

 

 2) Laïcisation de l'école.

 

   Après la « républicanisation du décor » (M. Agulhon), restait  à attaquer « le mal clérical », comme l’appelait Gambetta, là où il faisait le plus de ravages, à savoir dans la formation des jeunes esprits. L’idée allait de soi en effet pour les républicains qu’il existe un lien organique entre la République et l’école laïque.

   Voilà ce qu’il importait d’expliciter avec patience hier et de rappeler aujourd’hui à tous ceux qui voudraient faire croire qu’un enseignement laïc n’est pas autre chose qu’une idéologie d’Etat. Car il est tout sauf cela s’il ne trahit pas son enjeu qui consiste à rendre les esprits autonomes, à les affranchir des endoctrinements confessionnels (ou idéologiques) afin de promouvoir la liberté de conscience. Le tort serait de croire que celle-ci est une donnée, qu’on naît libre comme on naît membre de l’espèce humaine. En réalité la liberté est une conquête  tant il est vrai que chacun commence par être la caisse de résonance des opinions qu’il a reçues en buvant le lait maternel. Il n’y a pas de liberté de conscience sans instruction, sans développement des ressources de la raison, sans esprit critique. C’est dire qu’il n’y a pas de liberté sans une école soucieuse de la faire éclore. Il s’ensuit que si la République veut être fidèle à ce qu’elle se proclame : une communauté de citoyens libres et égaux en dignité et en droits, son devoir est de faire de l’école un service public, laïque, gratuit et obligatoire.

   Il faut lire et relire les discours des grands républicains sur ce thème qui redevient d’une brûlante actualité.

 Gambetta par exemple : « Nous continuons l’œuvre de nos pères, la Révolution française préparée par les hommes de la France du 18ème siècle, par la France de la raison, du libre examen (…). Je le dis et je le répète, ce que nous voulons c’est la liberté partout et en premier lieu la liberté de conscience assurée pour tous ; mais avant tout, par dessus tout, nous considérons que la mise en œuvre de la liberté de conscience consiste d’abord à mettre l’Etat, les pouvoirs publics en dehors et au-dessus des dogmes et des pratiques des différentes confessions religieuses » (1875).

 Jules Ferry bien sûr : « Messieurs, Le Gouvernement pense que la neutralité religieuse de l’école, au point de vue du culte positif, au point de vue confessionnel, comme on dit en d’autres pays, est un principe nécessaire qui vient à son heure et dont l’application ne saurait être retardée plus longtemps : c’est le même principe dont est sortie une législation tout entière ; s’il a tardé à produire ses fruits dans l’ordre scolaire, il a déjà reçu, dans l’ordre politique et dans l’ordre social, la pleine consécration, non seulement des pouvoirs publics, mais de la volonté de la société tout entière, mais du temps, d’un long temps, car bientôt sonnera l’heure dernière du siècle qui a salué son avènement. La neutralité religieuse de l’école, la sécularisation de l’école, si vous voulez prendre un mot familier à notre langue politique, c’est, à mes yeux et aux yeux du Gouvernement, la conséquence de la sécularisation du pouvoir civil et de toutes les institutions sociales, de la famille par exemple, qui constitue le régime sous lequel nous vivons depuis 1789 […] Il importe à la République, à la société civile, il importe à tous ceux qui ont à cœur la tradition de 1789 que la direction des écoles, que l’inspection des écoles n’appartiennent pas à des ministres du culte qui ont, sur ces choses qui nous sont chères et sur lesquelles repose la société, des opinions séparées des nôtres par un si profond abîme. Cela, Messieurs, c’est un intérêt général, et voilà pourquoi nous vous demandons de faire une loi qui établisse la neutralité confessionnelle des écoles » Discours à la Chambre des députés 23 décembre 1880.

   Et plus tard le grand Jaurès soulignera avec son immense talent le lien de la laïcité de l’école avec la démocratie, régime des libertés et de l’égalité. « J'ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques. Mais, si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d'assurer l'égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit, la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l'éducation, c'est-à-dire dans l'institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres, et en qui les autres prennent conscience d'elles-mêmes et de leur principe ? Comment la démocratie, qui fait circuler le principe de laïcité dans tout l'organisme politique et social, permettrait-elle au principe contraire de s'installer dans l'éducation, c'est-à-dire au cœur même de l'organisme ? Que les citoyens complètent, individuellement, par telle ou telle croyance, par tel ou tel acte rituel, les fonctions laïques, l'état civil, le mariage, les contrats, c'est leur droit, c'est le droit de la liberté. Qu'ils complètent de même, par un enseignement religieux et des pratiques religieuses, l'éducation laïque et sociale, c'est leur droit, c'est le droit de la liberté. Mais, de même qu'elle a constitué sur des bases laïques l'état civil, le mariage, la propriété, la souveraineté politique, c'est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l'éducation. La démocratie a le devoir d'éduquer l'enfance ; et l'enfance a le droit d'être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l'homme. Il n'appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation, de s'interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l'enfant. Comment l'enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l'homme si lui-même n'a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l'éducation ? Comment plus tard prendra-t-il au sérieux la distinction nécessaire entre l'ordre religieux qui ne relève que de la conscience individuelle, et l'ordre social et légal qui est essentiellement laïque, si lui-même, dans l'exercice du premier droit qui lui est reconnu et dans l'accomplissement du premier devoir qui lui est imposé par la loi, il est livré à une entreprise confessionnelle, trompé par la confusion de l'ordre religieux et de l'ordre légal ? Qui dit obligation, qui dit loi, dit nécessairement laïcité. Pas plus que le moine ou le prêtre ne sont admis à se substituer aux officiers de l'état civil dans la tenue des registres, dans la constatation sociale des mariages, pas plus qu'ils ne peuvent se substituer aux magistrats civils dans l'administration de la justice et l'application du Code, ils ne peuvent, dans l'accomplissement du devoir social d'éducation, se substituer aux délégués civils de la nation, représentants de la démocratie laïque. Voilà pourquoi, dès 1871, le parti républicain demandait indivisiblement la République et la laïcité de l'éducation. Voilà pourquoi, depuis trente-cinq ans, tout recul et toute somnolence de la République a été une diminution ou une langueur de la laïcité ; et tout progrès, tout réveil de la République, un progrès et un réveil de la laïcité. Je suis convaincu qu'à la longue, après bien des résistances et des anathèmes, cette laïcité complète, loyale, de tout l'enseignement sera acceptée par tous les citoyens comme ont été enfin acceptées par eux, après des résistances et des anathèmes dont le souvenir même s'est presque perdu, les autres institutions de laïcité, la laïcité légale de la naissance, de la famille, de la propriété, de la patrie, de la souveraineté » Discours de Castres,30 juillet 1904.

   Magnifiques discours où chacun pointe la condition nécessaire de l’institution d’une communauté de citoyens en lieu et place d’une communauté religieuse. L’une est cimentée par la soumission des fidèles à des dogmes et aux autorités qui en sont les gardiennes. L’autre s’auto-fonde comme une communauté d’êtres libres et égaux, instituteurs des lois de leur vie commune. L’une est discriminante, les adeptes d’une autre foi ou les athées n’étant pas membres de pleins droits du corps politique. L’autre fait de la chose publique (la res publica) la chose commune à tous en l’émancipant des options spirituelles et religieuses partagées par quelques-uns seulement. Elle neutralise donc les appartenances confessionnelles, non point pour les abolir mais pour qu’elles ne soient pas des poignards dans les mains des uns et des autres. L’une maintient l’homme dans une situation de minorité intellectuelle et morale, l’autre le considère comme un être majeur appelé à affirmer son autonomie dans sa vie privée et dans sa vie publique.

   Mais il va de soi que le citoyen, défini abstraitement comme un être de raison, titulaire à ce titre et à ce titre seulement de droits imprescriptibles, n’est pas une donnée naturelle. C’est une création politique. Il doit donc être institué par le corps politique afin que chaque individu puisse se porter subjectivement à la hauteur de la dignité que les Institutions lui font l’honneur de lui conférer. Telle était, en droit, la mission que les républicains confiaient à l’école. Faire de chaque homme un être réfléchi, instruit, capable de raisonner dans le silence des passions sur ce que le bien commun exige de chacun. L’arracher aux aveuglements passionnels, religieux ou idéologiques afin de dessiner dans l’histoire individuelle et collective le visage de l’homme tel que l’humanisme rationaliste des Lumières l’avait conçu. Noble tâche, trop noble sans doute, mais un projet se juge sur ses intentions non sur les trahisons qui le dénaturent parfois dans sa réalisation.

   D’où la série des lois et décrets sur l’école de 1879 à 1886.

  • Le 9 août 1879, Paul Bert fit voter la loi sur la création des écoles normales primaires pour assurer la formation d’instituteurs laïcs destinés à remplacer le personnel congréganiste.
  • Le 27 février 1880, Jules Ferry fit voter la loi excluant les représentants de l’Eglise du Conseil supérieur de l’instruction publique.
  • Le 18 mars 1880, la loi Jules Ferry relative à la liberté de l’enseignement supérieur rendit à l’Etat le droit exclusif de conférer les grades universitaires, abrogeant ainsi la loi de 1875 qui imposait des jurys mixtes formés de professeurs de l’Etat et de religieux. L’article 7 cherchait clairement à empêcher les membres des congrégations non autorisées à participer à l’enseignement. Il fut rejeté par le sénat. Le gouvernement prit donc deux décrets, l’un ordonnant la dissolution de la Compagnie de Jésus, l’autre faisant obligation aux congrégations non autorisées de demander l’autorisation dans un délai de trois mois. De nombreux jésuites, (5600),  en situation irrégulière depuis 1828 furent expulsés en 1880 et 261 couvents fermés.
  • Loi Camille Sée du 21 décembre 1880 institua l’enseignement secondaire public pour les jeunes filles.
  • Le 16 juin 1881, Jules Ferry fit voter la loi sur la gratuité de l’enseignement primaire. L’article premier stipulant : « Il ne sera plus perçu de rétribution scolaire dans les écoles primaires publiques, dans les salles d’asiles publiques (classes maternelles). Le prix de pension dans les écoles normales est supprimé ».
  • Le 28 mars 1882, Jules Ferry institua l’école primaire obligatoire. L’article 4 stipulant : « L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ; elle peut être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute autre personne qu’il aura choisie. Un règlement déterminera les moyens d’assurer l’instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles ».
  • Loi René Goblet du 30 octobre 1886 sur la laïcisation du personnel enseignant. L’article 17 stipulait : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque »

  L’institution d’une école laïque, gratuite coûta cher au budget de l’Etat car il fallut construire des milliers d’école et recruter massivement des maîtres. Les dépenses de l’enseignement primaire, qui étaient de 12 millions-or à la fin du Second Empire s’éleva, dès 1888, à près de 100 millions. Mais elle a eu une importance considérable dans la transformation des mentalités. Elle n’a pas initié le mouvement de scolarisation de masse que les lois Guizot, Falloux et Duruy avaient engagé depuis longtemps. Son bénéfice fut surtout de l’élargir aux jeunes filles et aux populations rurales.

  Elle a montré aux enfants et à leurs parents que la laïcité n’était pas l’ennemi des convictions religieuses et que la neutralité religieuse de l’école n’était pas une entreprise de déchristianisation. Par exemple, on évita toute brutalité dans le retrait des crucifix accrochés sur les murs des salles de classe des écoles publiques. Des études montrent que le processus prit des décennies. On prit soin de réserver un jour de congé dans la semaine, en dehors du dimanche, pour que les parents pussent donner, s’ils le souhaitaient, une instruction religieuse à leurs enfants et on  demanda aux maîtres de ne pas heurter la conscience de leurs élèves. En témoigne ce propos de Jules Ferry dans sa Lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883: « Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre : avec force et autorité toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge ».

  Elle a attesté par l’expérience que les plus hautes exigences morales n’ont pas nécessairement besoin de Dieu pour être fondées et  qu’on peut être un honnête homme sans aller à l’Eglise.

   Les subventions aux écoles privées ne furent pas interdites, seulement limitées.

   La fin du 19ème siècle avait donc accompli un grand pas dans la laïcisation des esprits et de la chose publique, même s’il fallut une réactivation de la guerre des «deux France» pour que soit promulguée la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat en 1905.

   On peut donc suivre Jean-Paul Clot lorsqu’il écrit dans un remarquable article  sur la genèse de la loi de 1905. « Un quart de siècle de scolarisation généralisée et une « alphabétisation sans retour » ont rendu possible une véritable mutation culturelle qui se traduit certainement par la naissance, à l’aube du XXe siècle, d’un Français moyen nouveau, plus éloigné par la mentalité de ses parents et de ses grands-parents que de ses condisciples des autres régions ou des religions différentes. En 1901, 96% des enfants de 10 ans sont alphabétisés et il ne subsiste que 10% d’adultes âgés ne sachant pas  lire. Manifestement les lois Ferry sont parvenues à leur but et l’enseignement public forme près de 80% des élèves » Dans  Faut-il réviser la loi de 1905 ? Puf, 2005,  p. 26-27

 

                 V)  La Séparation des Eglises et de l’Etat. 1905.

 

        A) Les événements ayant conduit à la fin du Concordat.

 

 L’affaire Dreyfus a été déterminante dans le processus ayant précipité une évolution dont l’analyse précédente a montré qu’elle s’inscrit dans la longue durée. Elle a déchaîné les passions françaises, divisé les esprits, les familles et radicalisé les camps opposés. Elle prit de l’ampleur en 1898 lorsque Zola publia son « J’accuse », dressant d’un côté les dreyfusards, intellectuels soutenus par les révolutionnaires antimilitaristes, de l’autre les antidreyfusards, militaires, prêtres congréganistes, intellectuels ou artistes soutenus par les royalistes et les nationalistes. Les uns formèrent la Ligue des droits de l’homme sous l’impulsion d’un sénateur de la Gironde : Ludovic Trarieux pour défendre l’innocence du capitaine Dreyfus et mener le combat pour « la Justice et la Vérité ». En 1903, il fut remplacé par le jaurassien Francis de Pressensé qui sera un des maîtres d’oeuvre de la loi de Séparation. Les autres formèrent La Ligue de la Patrie française pour défendre « la Patrie et l’Honneur de l’Armée ».

   La violence de ces derniers culmina le jour où Paul Déroulède, profitant des funérailles de Félix Faure (février 1899), tenta un coup d’Etat. Celui-ci fut déjoué, mais le régime se sentit menacé et les républicains firent bloc dans une politique de « défense républicaine » contre le cléricalisme et le nationalisme sous la présidence de Waldeck-Rousseau (juin 1899).  Les chefs nationalistes furent traduits devant la Haute Cour de justice, les manifestations dans l’armée sévèrement réprimées, la Congrégation des Assomptionnistes dissoute car ses journaux, La Croix et Le Pèlerin s’étaient distingués par un antisémitisme et un antirépublicanisme virulents.

   De la défense républicaine Waldeck-Rousseau passa à l’action républicaine. Il s’attaqua au problème posé par les congrégations. Certaines avaient joué un rôle actif dans l’agitation nationaliste, elles étaient accusées d’élever la moitié de la jeunesse française dans l’hostilité aux principes républicains et  leur richesse alimentait de multiples rumeurs, aussi décida-t-il de leur donner un statut légal. « Ne tolérer ni les moines ligueurs, ni les moines d’affaires mais laisser tous les autres en repos en se bornant à les surveiller », telle était sa devise. Ce fut l‘objet de la loi sur les Associations en 1901. Celle-ci introduisit la liberté des associations laïques non professionnelles permettant aux partis politiques, aux associations culturelles de se constituer. Depuis 1884, seules les associations professionnelles avaient cette liberté. Mais la loi inclut un régime dérogatoire pour les congrégations. Celles-ci devaient solliciter une autorisation donnée par une loi, accepter le contrôle de l’Etat et pouvaient être dissoutes par décret. Nul ne pouvait enseigner s’il était membre d’une congrégation non autorisée. Sûrs de ne pas obtenir l’autorisation, les jésuites repartirent en exil.

   Les catholiques dénoncèrent une politique de persécution, ce qui n’empêcha pas le Bloc des gauches de gagner les élections de 1902. Emile Combes devint président du Conseil.

   Le « petit père Combes », comme on l’appelle, est resté dans l’imaginaire collectif comme un « bouffeur de curés ». Pourtant cet ancien élève du séminaire de Castres n’était pas un antireligieux. D’abord professeur de philosophie dans un collège religieux, il avait perdu la foi et était devenu médecin et franc-maçon. Mais toute sa vie il garda des convictions spirituelles profondes faisant dire à Joseph Caillaux, avec une certaine partialité, qu’il était persuadé « de la nécessité d’un enseignement religieux pour les masses et voulant simplement que les leçons en fussent distribuées par des prêtres séculiers, libéraux, détachés de la Curie romaine, disciples ou émules du vicaire savoyard » (cité par Max Gallo dans son Jaurès, Laffont, Bouquins, 2011, p. 812).

   Emile Combes était convaincu que la modération était contre-productive. Il expliqua à son prédécesseur que « les cléricaux ne sauraient aucun gré des ménagements qu’on aurait pour eux. La modération gouvernementale leur apparaîtrait comme un signe de faiblesse » Ibid., p. 805.

   Aussi engagea-t-il une politique anticléricale résolue. La loi 1901 fut appliquée avec rigueur. Il refusa la plupart des demandes d’autorisation, fit fermer un grand nombre d’écoles et la loi du 7 juillet 1904 interdit tout enseignement aux membres des congrégations même autorisées. Cent vingt établissements congréganistes furent fermés dès le 27 juin 1902. En octobre 1903 dix mille auront été clos même si la moitié d’entre eux vont rouvrir avec une façade laïque.

   La fermeture des établissements religieux non autorisés provoqua des manifestations parfois violentes. Les paysans de l’Ouest élevèrent des barricades, ceux des Alpes voulurent s’opposer à l’expulsion des moines de la Grande Chartreuse. L’armée dut intervenir, ce qui entraîna la démission de nombreux officiers. Mais la République tint bon. Jaurès soutint de toutes ses forces Emile Combes  pour faire plier « le parti noir ». Le 11 juin 1903, les députés décidèrent de mettre en place une commission parlementaire chargée d’examiner diverses propositions de la loi de Séparation.

 Les relations avec le pape s’envenimèrent du fait de l’intransigeance de celui-ci dans l’affaire des évêques. En violation  des règles concordataires, le pape Pie X, beaucoup moins conciliant que son prédécesseur Léon XIII, refusa l’investiture à quatre évêques nommés par l’Etat français. Puis la visite du Président de la République à l’invitation du roi d’Italie suscita la colère du pape qui se considérait comme prisonnier au Vatican de l’Etat italien. Enfin, le 17 mai 1904, Jaurès publia dans L’Humanité la note adressée par le Saint-Siège aux pays étrangers dans laquelle le Vatican laissait entendre qu’il ne maintenait ses relations avec Paris qu’en attendant la chute prochaine du gouvernement français. Cette note avait été remise secrètement à Jaurès par le prince Albert de Monaco, un anticlérical résolu. Cette bombe journalistique suscita l’indignation dans tous les milieux tant la tradition gallicane de la France avait de solides assises. Une majorité de députés approuva le rappel de l’ambassadeur de France auprès du Vatican.

   Mais la rupture des relations diplomatiques fut consommée au début juillet avec la convocation à comparaître devant le tribunal du Saint-Office de deux prélats français. Emile Combes prit leur défense au nom du droit des personnes et du Concordat. Après que Rome eut réaffirmé que « même après le Concordat, le Pontife romain conserve une autorité pleine et entière sur les évêques en France », le gouvernement français fit savoir, le 30 juillet 1904, qu’il avait « décidé de mettre fin aux relations officielles qui, par la volonté du Saint-Siège, se trouvent sans objet ». Le Concordat avait vécu. La voie était libre pour élaborer la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat.

 

 B)  La loi de Séparation: l'émancipation conjointe des Eglises et de l'Etat.

 

      Elle fut âprement discutée tant il fallait de sagesse pour imposer la juste voie entre ses détracteurs de droite et de gauche. Aristide Briand, le rapporteur de la loi prit soin de déclarer que le nouveau régime des cultes « ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux ». Dès que la question avait été posée à la Chambre, Jaurès avait déclaré solennellement en se tournant vers les catholiques : « Liberté à vous tous, croyants, d’esprit à esprit, d’intelligence à intelligence, de conscience à conscience, de propager votre croyance et votre foi ».

   La loi de séparation voulait mettre un terme à la récurrente question religieuse qui empoisonnait la République et détournait les socialistes de s’occuper des questions sociales. Car celles-ci devenaient urgentes. Briand, Jaurès n’en faisaient pas mystère. Le 15 août 1904, Jaurès écrivait dans La dépêche de Toulouse : « Il est temps que ce grand mais obsédant problème des rapports de l’Eglise et de l’Etat soit enfin résolu pour que la démocratie puisse se donner tout entière à l’œuvre immense de réforme sociale et de solidarité humaine que le prolétariat exige » (Cité par Max Gallo, Jaurès, 841).

 Contre les projets d’une extrême gauche qui, par la voix de Maurice Allard rêvaient de « briser le bloc romain », de faire des églises « un autre usage que religieux », « le peuple y tiendra des assises et on y installera des fêtes civiques » ; contre la haine religieuse d’un Edouard Vaillant, vieux blanquiste affirmant que « Tant que l’Eglise n’aura pas entièrement disparu, tant que la laïcisation de la société ne sera pas faite, notre tâche ne sera pas achevée », Buisson, Jaurès, Briand, Pressensé firent triompher la voie modérée, libérale, celle de la liberté de l’Etat chez lui, et de l’Eglise chez elle. C’était là le programme de Victor Hugo tel qu’il l’avait énoncé en 1850 à la Chambre des députés lors de son discours contre la loi Falloux : « Je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l’Etat, par le clergé, l’enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, L’Eglise chez elle et l’Etat chez lui »  La laïcité, Textes rassemblés par  Henri Pena-RuizCorpus, GF Flammarion, 2003, p. 71.

   Adoptée le 3 juillet 1905 par 341 voix contre 233 à la Chambre des députés et le 6 décembre par le Sénat, la loi fut ratifiée le 9 décembre par le Président de la République.

   Il suffit de lire les premiers articles pour n’avoir aucun doute sur son  esprit libéral et sur  la volonté de ses concepteurs de permettre à l’Eglise catholique de l’accepter sans crainte,  en comprenant qu’elle « pourra demain comme hier vivre et se développer » (Briand à la Chambre des députés le 6 avril 1905).

   Mais rien n’y fit. Ni la proclamation de la liberté de conscience dont la liberté religieuse, et la liberté de culte qui lui est liée, font partie. Ni le fait que plus de 30000 édifices publics religieux appartenant aux communes furent mis gratuitement à la disposition des cultes. Ni l’organisation de services d’aumônerie financés par l’Etat dans les espaces où la distinction de la sphère privée et de la sphère public ne peut pas être établie, tels que les internats des lycées et des collèges, les prisons, les hôpitaux. Ni la précision de l’article 4, si difficile à accepter par une partie de la gauche, selon laquelle les lieux de culte seront mis à disposition des associations  libres de se conformer «  aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Les Eglises recouvraient ainsi une pleine et entière liberté dans leur domaine d’exercice qui, pour n’être plus reconnu de droit public, l’était comme droit privé.

   Acceptée par les protestants, les juifs, la loi ne le fut pas par les catholiques. Le pape Pie X déclara dans l’encyclique Gravissimo officcii qu’il s’agissait d’une « loi non de séparation mais d’oppression ».

   Il faudra attendre 1923 pour que Pie XI accepte que le culte catholique soit régi par des associations cultuelles (les diocèses) conformes à la loi. Ce qui n’empêcha pas l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France de déclarer en 1925 que : « Les lois de laïcité sont injustes d’abord parce qu’elles sont contraires aux droits formels de Dieu. – Elles procèdent de l’athéisme et y conduisent dans l’ordre individuel, familial, social, politique, national, international. […] Elles tendent à substituer au vrai Dieu des idoles (la liberté, la solidarité, l’humanité, la science, etc.) ; à déchristianiser toutes les vies et toutes les institutions  »

   L’Eglise catholique n’accepta d’admettre que les valeurs du christianisme et celles de la République ne sont pas antinomiques qu’à partir de 1962 avec Vatican II (Jean XXIII et Paul VI).

Partager :

Pin It! Share on LinkedIn

4 Réponses à “Laïcité: une conquête historique difficile.”

  1. david weber dit :

    « L’institution d’une école laïque gratuite et obligatoire », écrivez vous. Non, c’est l’instruction qui est obligatoire. Dans une école publique, cette instruction est gratuite et laïque. Dans une école privée, elle n’est pas gratuite et n’est pas forcément laïque.

  2. Simone MANON dit :

    Bonjour
    En toute rigueur la formule est en effet impropre mais il s’agit dans ce passage de la question du budget et c’est bien la construction d’écoles et le recrutement de maîtres pour l’école laïque, gratuite qui a demandé des investissements considérables. J’ai supprimé le « obligatoire » dont vous avez raison de noter que le mot concerne l’instruction, celle-ci pouvant être assurée par une école privée payante. Merci de me permettre d’améliorer mon texte.
    Bien à vous.

  3. Vincent C dit :

    Je vous remercie pour cette synthèse remarquable.

  4. Timothé dit :

    Bonjour Madame Manon, je tenais à vous faire partager ce court passage sur ce qu’on pourrait considérer comme étant une forme de  » proto-laïcité  » :

    Historiquement, la réflexion chrétienne sur la question de la liberté religieuse naît sous la plume des apologistes, comme une réponse à la politique impériale. Tertullien, dans son Apologétique, une œuvre de jeunesse où transparaît encore nettement sa formation juridique, est le premier à fonder sa démonstration sur le droit et sur la mentalité romaine. Voici les arguments qu’il adresse aux païens  : Prenez garde, en effet, que ce ne soit déjà un crime d’irréligion que d’ôter aux hommes la liberté de la religion [libertatem religionis] et de leur interdire le choix de la divinité, c’est-à-dire de ne pas permettre d’honorer qui je veux pour me forcer d’honorer qui je ne veux pas honorer. Il n’est personne qui veuille des hommages forcés, pas même un homme. Aussi bien, on accorde aux Égyptiens la liberté de s’adonner à leur supersitio si inepte, de mettre des oiseaux et des bêtes au rang des dieux et de condamner à mort quiconque a tué un pareil dieu. […] Nous sommes les seuls à qui l’on refuse une religion à nous

    . Les Romains étant tenus pour les plus religieux des hommes, ils doivent donc donner un statut de religio, de religion légale, au culte chrétien qui constitue la religio par excellence, la doctrine vraie. Toutefois, Tertullien n’est pas lui-même dépourvu d’ambiguïté. Dans ses écrits destinés à ne pas sortir de la communauté chrétienne, le polémiste africain affirme clairement que le paganisme constitue le culte des démons, un mal contre lequel le chrétien doit lutter, notamment en convertissant ceux qui y adhèrent.

    Vers la fin de sa vie, dans une lettre au proconsul d’Afrique, Tertullien tentait toutefois de proposer une solution aux contradictions de sa propre pensée, sous la forme d’une élégante synthèse  : Vous pensez que tous les autres sont des dieux, mais nous savons que ce sont des démons. Néanmoins, il est ordonné à la fois par la loi humaine et la loi naturelle que chaque homme puisse adorer ce qu’il aura voulu, et que la religio d’un homme ne doive nuire ni bénéficier à un autre. Ce n’est pas le fait de la religio que d’obliger à la religio, laquelle doit être choisie volontairement et non par force

    . La position était complexe. Du point de vue théologique, les chrétiens n’avaient pas vocation à reconnaître le droit à l’existence du paganisme, dans la mesure où ils ne sauraient cautionner le mensonge. Pourtant, du point de vue terrestre, ils reconnaissaient le droit humain, c’est-à-dire en l’occurrence le droit romain, lequel définit le système des religiones licitae

    Et, mieux, ils demandaient à en profiter. En cherchant à réduire une contradiction, Tertullien venait de conceptualiser une aporie, dont la pensée chrétienne peinerait longtemps à trouver la solution et dont les apologistes du IIIe   siècle ne feraient que démultiplier les échos

    Dumézil, Bruno. Les racines chrétiennes de l’Europe : Conversion et liberté dans les royaumes barbares Ve – VIIIe siècle (Nouvelles Etudes Historiques)

Laisser un commentaire