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La naissance de l'histoire.

 

 

 Thèse: La conscience de l’histoire est un fait historique.
 
 

   L’homme ne s’est pas toujours su et voulu un être historique. On peut même dire que de nombreuses sociétés, celles que l’on appelle les sociétés primitives (ou les sociétés traditionnelles, ou sociétés pré-modernes) se caractérisent par des modalités d’existence niant l’histoire. D’où l’opposition que l’on peut établir entre l’homme traditionnel qui vit son histoire en l’annulant et l’homme moderne qui, en découvrant la nature foncièrement historique de son existence, a permis à l’esprit de devenir historien.

   Comme l’ont montré de nombreux chercheurs, le temps et les actions de l’homme n’ont pas pour l’homme traditionnel de « valeur intrinsèque autonome » (Mircea Eliade). Ce qui fait valeur et ce qui fait sens est ce qui s’est passé dans le temps originaire, le temps des commencements, le temps d’avant le temps, temps sacré, temps des dieux, des héros ou des ancêtres, dont le temps des hommes, temps profane ne peut être que la répétition ou l’imitation. Celui-ci n’a donc pas de valeur en soi, au contraire, il incarne un risque, celui d’éloigner de l’origine, celui de se perdre dans des innovations qui, menaçant l’ordre traditionnel, est d’emblée disqualifié comme désordre, bruit, insignifiance.
   La société traditionnelle est donc tout entière orientée vers la réactualisation du passé fondateur. Tous ses actes sont des actes de commémoration, de participation, de répétition de l’origine.
 
   « Tout rituel a un modèle divin, un archétype ; ce fait est suffisamment connu pour que nous puissions nous en tenir au rappel de quelques exemple. « Nous devons faire ce que les dieux firent au commencement » (Çatapatha Brâhamana, VII, 2, 1, 4). « Ainsi ont fait les dieux; ainsi font les hommes » (Taîttirîya Brâhmana, 1, 5, 9, 4). Cet adage indien résume toute la théorie sous-jacente aux rituels de tous les pays. Nous trouvons cette théorie aussi bien chez les peuples dits « primitifs» que dans les cultures évoluées. Les aborigènes du Sud-Est de l’Australie, par exemple, pratiquent la circoncision à l’aide d’un couteau de pierre parce que c’est ainsi que leurs ancêtres mythiques le leur ont appris ; les nègres Amazoulous font de même parce que Unkulunkulu (héros civilisateur) a décrété in illo tempore « Les hommes doivent être circoncis afin de ne pas être semblables aux enfant ». La cérémonie Hako des Indiens Pawnee, a été révélée aux prêtres par Tirawa, le Dieu suprême, au commencement des temps. Chez les Sakhalaves de Madagascar, « toutes les coutumes et cérémonies familiales, sociales, nationales, religieuses doivent être observées conformément au lilin-draza, c’est-à-dire aux coutumes établies et aux lois non écrites héritées des ancêtres… » Il est inutile de multiplier les exemples ; tous les actes religieux sont supposés avoir été fondés par les dieux, héros civilisateurs ou ancêtres mythiques. Soit dit en passant, chez les « primitifs » non seulement les rituels ont leur modèle mythique, mais n’importe quelle action humaine acquiert son efficacité dans la mesure où elle répète exactement une action accomplie au commencement des temps par un dieu, un héros ou un ancêtre » Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, coll. Idées, p. 34.35.
   « Dans une formule sommaire on pourrait dire que le monde archaïque ignore les activités « profanes » : toute action qui a un sens précis — chasse, pêche, agriculture, jeux, conflits, sexualité, etc. — participe eu quelque sorte au sacré. Comme nous le verrons mieux par la suite, ne sont « profanes » que les activités qui n’ont pas de signification mythique c’est dire qui manquent de modèles exemplaires. Ainsi on peut dire que toute activité responsable et qui poursuit un but bien défini est, pour le monde archaïque, un rituel. Mais puisque la plupart de ces activités ont subi un long processus de désacralisation et sont devenus, dans les sociétés modernes, des activités « profanes », nous avons jugé convenable de les grouper à part.
   Voici, par exemple, la danse. Toutes les danses ont été sacrées à l’origine ; en d’autres termes, elles ont eu un modèle extra-humain. Que ce modèle ait été quelquefois un animal totémique ou emblématique; que ses mouvements aient été reproduits dans le but de conjurer par la magie sa présence concrète, de le multiplier en nombre, d’obtenir pour l’homme l’incorporation à l’animal; que le modèle ait été dans d’autres cas révélé par une divinité (par exemple la pyrrhique, danse en armes, créée par Athéna; etc.) ou par un héros (cf. la danse de Thésée dans le Labyrinthe) ; que la danse soit exécutée dans le but d’acquérir de la nourriture, de rendre honneur aux morts ou d’assurer le bon ordre du Cosmos; qu’elle ait lieu lors des initiations, des cérémonies magico-religieuses, des mariages, etc., ce sont là des détails que nous pouvons nous dispenser de discuter ici. Ce qui nous intéresse est son origine extra-humaine présupposée (car toute danse a été créée in illo tempore, dans l’époque mythique, par un « ancêtre », un animal totémique, un dieu ou un héros). Les rythmes chorégraphiques ont leur modèle en dehors de la vie profane de l’homme; soit qu’ils reproduisent les mouvements de l’animal totémique ou emblématique, ou bien ceux des astres; soit qu’ils constituent des rituels par eux-mêmes (pas labyrinthiques, sauts, gestes effectués au moyen des instruments cérémoniels, etc.) une danse imite toujours un geste archétypal ou commémore un moment mythique. En un mot, c’est une répétition, et par conséquent une ré-actualisation de « ce temps-là ».
   Luttes, conflits, guerres, ont la plupart du temps une cause et une fonction rituelles. C’est une opposition stimulative entre les deux moitiés du clan, ou une lutte entre les représentants de deux divinités (par exemple, en Egypte, le combat entre deux groupes représentant Osiris et Seth), mais elle commémore toujours un épisode du drame cosmique et divin. Ou ne peut en aucun cas expliquer la guerre ou le duel par des motifs rationalistes. Hocart (Le Progrès de l’homme, 1938) a mis très justement en lumière le rôle rituel des hostilités. Chaque fois que le conflit se répète, il y a imitation d’un modèle archétypal. Dans la tradition nordique, le premier duel a eu lieu lorsque Thôrr, provoqué par le géant Hrungnir, le rencontra à la « frontière » et le vainquit en combat singulier. On retrouve ce motif dans la mythologie indo-européenne, et Georges Dumézil a raison de la considérer comme une version tardive, mais cependant authentique, du scénario très ancien d’une initiation militaire. Le jeune guerrier devait reproduire le combat de Thôrr et de Hrungnir; en effet, l’initiation militaire consiste en un acte de bravoure dont le prototype mythique est la mise à mort d’un monstre tricéphale. Les frénétiques berserkir, guerriers féroces, réalisaient précisément l’état de furie sacrée (wut, ménos, furor) du modèle primordial. » Ibid, p. 42.43.
 
   Puisque seul fait sens le passé mythique, il est donc inutile de rapporter ce qui se passe dans le temps profane. Les événements susceptibles de s’y produire sont d’emblée des catégories mythiques (lutte contre le monstre, frères ennemis etc.), les personnages historiques des archétypes (des héros).
   Il s’ensuit que la mémoire collective est une entreprise d’annulation de l’effectivité historique. Elle n’est pas la mémoire du temps des hommes mais du modèle anhistorique qui le légitime et le fonde. Comme telle, elle est solidaire d’un rapport spécifique de l’homme à son existence, rapport marqué par l’hétéronomie. C’est l’invisible qui règle le visible, le sacré qui règle le profane, l’anhistorique qui régit l’historique. Le règne de l’homme archaïque se place sous le signe de la dépossession ainsi que l’analyse Marcel Gauchet. « A l’origine est la dépossession radicale, l’altérité intégrale du fondement, de la source du sens et du foyer de la loi » Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, p. 12. Tel est, à ses yeux, le fait religieux à l’état pur. « L’essence du religieux est toute dans cette opération, à savoir dans l’établissement d’un rapport de dépossession entre l’univers des vivants-visibles et son fondement », « La religion, c’est l’énigme de notre entrée à reculons dans l’histoire » Ibid, p. 11.
 
   La question est donc de savoir comment les hommes ont pu accéder à la conscience de leur historicité, ou dit autrement comment ils ont pu entrer dans l’histoire ? Question qui en enveloppe d’autres car pour se connaître et se vouloir historiques, les hommes ont dû se réapproprier un pouvoir qui avait été originairement conféré aux dieux, aux héros ou aux ancêtres, à savoir le pouvoir d’instituer leur monde. Ce pouvoir est le pouvoir politique. Lorsque ce ne sont plus les dieux qui donnent la loi mais les hommes qui la font, ceux-ci découvrent à la fois la dimension politique et la dimension historique de leur existence.
   Voilà pourquoi, ce n’est pas un hasard si l’histoire comme récit des actions humaines passées naît en Grèce. Elle naît dans le pays qui invente la démocratie parce qu’avec l’avènement de la cité, l’homme prend conscience d’être un sujet agissant dans le monde au sein d’une communauté dont il dépend. Et c’est cette découverte de sa liberté dans une structure concrète qui expliquerait la décision culturelle de faire de l’histoire.
 
   De fait le père de l’histoire est bien un Grec. C’est Hérodote ( 484.425 av.JC.) Il introduit son œuvre par ces paroles : «  Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli… ».
 
   Avec Hérodote apparaissent les caractéristiques de l’esprit historien, même s’il faut d’emblée souligner que c’est seulement au 19° siècle qu’il s’affirmera dans son autonomie.
   Hérodote prend en considération le temps des hommes. Ce passé qu’il veut arracher à l’oubli n’est pas un passé mythique où s’est joué un drame religieux ou métaphysique. C’est le passé réel, celui dans lequel se sont affrontés les Mèdes et les Grecs et qui n’est pas d’une autre nature que le temps présent ou à venir. Qualitativement il y a homogénéité entre les différents moments du temps. Il est le cadre des actions humaines mais le temps exclut la répétition. Chaque époque est unique. L’esprit historien est donc sensible à l’altérité de chaque moment du temps ainsi qu’à leur unité dans la mesure où il les lie selon un ordre de causalité propre à promouvoir l’intelligibilité d’un mouvement.
   Sans doute l’autonomisation du devenir profane (la laïcisation ou sécularisation du temps), l’affirmation de son irréversibilité ne sont-elles pas radicales dans l’œuvre d’Hérodote, de Thucydide (460.395 av. JC.), de Xénophon, reste que les Grecs inventent l’histoire comme ils ont inventé la philosophie et la démocratie.
 
   Au-delà de la constatation la question est alors : comment la cité a-t-elle pu apparaître ? Si l’on considère que la cité marque ce moment où le temps devient histoire et où émerge l’institution étatique, la question devient : comment comprendre le passage d’une société traditionnelle, société sans histoire, société sans Etat à la société historique ou société à Etat ? Cette question posée par Pierre Clastres, Marcel Gauchet et d’autres mobilise la recherche contemporaine.