La bonne volonté ou volonté morale consiste à avoir comme principe d'action la seule obéissance au commandement énoncé par la raison, non un intérêt sensible ou une inclination naturelle. Elle est la volonté d'agir par pur respect pour la loi de la raison et seule la pureté de cette intention la qualifie comme bonne volonté. "De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde , et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une bonne volonté" Fondements de la métaphysique des moeurs. 1785
Il s'ensuit qu'on ne peut pas savoir de l'extérieur si une action est morale ou non. C'est dans le secret d'une intériorité que se joue la moralité ou l'immoralité d'un acte. Il n'y a que le sujet lui-même, (et encore on peut en douter si l'on considère combien nous sommes enclins à nous aveugler sur nous-mêmes, par mauvaise foi ou amour propre ou simplement parce que nous n'avons pas un absolu rapport de transparence à nous-mêmes) qui puisse savoir ce qui est au principe de son action. Cf. https://www.philolog.fr/lopacite-du-sujet-moral-kant/
L'analyse kantienne de la moralité établit que :
1) Première proposition.
L'action morale n'est pas simplement l'action conforme au devoir, c'est l'action accomplie par devoir. Ex : Une personne peut être bienveillante par sympathie pour le genre humain. Extérieurement son action est conforme à la loi morale qui nous commande la bienveillance à l'égard d'autrui. Mais dans ce cas de figure, la volonté de la personne n'est pas déterminée par la loi morale, elle est déterminée par une inclination sensible (la sympathie). Ce qui la fait agir n'est pas un principe pratique (le pratique chez Kant est ce qui est possible par liberté), c'est un mobile pathologique (le pathologique est ce qui relève de la sensibilité, du passif). L'action n'est donc pas morale, quand bien même elle en a l'apparence extérieure. La bienveillance ne serait morale que si la personne faisait du bien par respect pour la loi morale. Autre exemple donné par Kant : Le marchand servant loyalement ses clients agit conformément au devoir mais s'il n'a en vue que sa réputation ou son intérêt bien compris, sa loyauté n'a pas de valeur morale. Il est pathologiquement déterminé, il ne se détermine pas pratiquement (moralement). Il n'est pas libre car il ne s'est pas rendu indépendant de ses inclinations naturelles pour régir sa conduite par la loi de la raison. Il n'est pas autonome rationnellement, il est hétéronome et son intention n'a aucune pureté morale.
Cette analyse atteste le rigorisme kantien. Dès lors qu'une inclination sensible, par exemple l'aspiration au bonheur, intervient dans la détermination de la volonté, celle-ci est moralement corrompue. Elle n'a pas de valeur morale, elle n'est pas bonne volonté.
2) Deuxième proposition.
L'action tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle ou des effets qu'elle produit, mais du principe du vouloir. En effet, le but peut être bon, sans qu'il faille faire preuve de bonne volonté pour l'atteindre. (Cf. La bienveillance par sympathie. La loyauté par intérêt). Par ailleurs, les buts, les contenus de l'action dépendent de la faculté de désirer et des situations dans lesquelles se trouve l'agent. Ce n'est pas la matière de l'action qui permet de juger sa valeur morale, c'est le principe du vouloir. Ce qui importe, c'est la règle en vertu de laquelle l'action est accomplie. La loi morale n'est pas définissable par un contenu, elle l'est par sa seule forme. Or la forme d'une loi énoncée par la raison, qu'il s'agisse des lois formulées par la raison théorique (les lois de la nature) ou de celles qui le sont par la raison pratique est l'universalité. Il s'ensuit qu'il n'est pas difficile d'agir moralement, il suffit de se demander en toutes les occurrences de la vie si l'on peut universaliser la maxime de son action. Ex : Puis-je faire une fausse promesse ? Puis-je mentir ? Non répond Kant, car je ne peux pas universaliser le principe du mensonge ou de la fausse promesse. Il y a là une contradiction logique détruisant l'idée de promesse ou celle de mensonge.
Cette analyse fonde le formalisme kantien et conduit le moraliste à donner cette autre formulation de l'impératif catégorique ou impératif moral : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ». Agis d'après un principe subjectif (une maxime) qui puisse être érigé en loi objective.
3) Troisième proposition.
Elle est une conséquence des deux propositions précédentes : « Le devoir est la nécessité d'accomplir une action par respect pour la loi ».
Avec la notion de respect, Kant introduit un mobile sensible dans la détermination de la volonté. Mais ce mobile ne corrompt pas la pureté de l'intention morale, car le respect n'est pas un sentiment comme un autre. Il est l'effet dans la sensibilité d'une représentation de la raison. En termes kantiens, « le respect n'est pas un sentiment reçu par influence, c'est un sentiment spontanément produit par un concept de la raison ». C'est un sentiment pratique non un sentiment pathologique. Cf. Cours
L'action accomplie par respect pour la loi morale est donc bien l'action dans laquelle la détermination de la volonté procède de la seule causalité de la raison.
L'articulation de la vertu et du bonheur dans notre idée du souverain bien.
Définition : Le souverain bien est le bien suprême, le bien au dessus duquel il n'y en a pas de supérieur.
Dans les morales antiques ou morales téléologiques (telos : la fin, le but), le souverain bien est indistinctement vertu et bonheur.
Dans la morale kantienne ou morale déontologique (= morale du devoir) la vertu et le bonheur sont distingués et hiérarchisés. Le bonheur est sans doute notre fin naturelle mais notre dignité est d'être un être de raison or la finalité d'un être raisonnable est une finalité morale. La moralité est le bien suprême. Notre vocation, affirme Kant, est moins d'être heureux que de nous rendre dignes de l'être.
Pourtant qu'il y ait hétérogénéité voire antinomie parfois entre la recherche du bonheur et la moralité ne signifie pas que l'exigence morale condamne le bonheur. Nous pensons bien sous le nom de souverain bien l'union de la vertu et du bonheur. Et nous considérons communément que le bonheur devrait être la récompense de la moralité (ou vertu). Voilà pourquoi nous nous indignons lorsque nous observons que tout réussit à un scélérat alors que l'homme de bien, Job par exemple, souffre tous les maux de la terre. Il nous semble qu'il y a là un scandale car notre idée du bien complet est bien celle de l'union de la vertu et du bonheur, l'une (la vertu) devant être la condition de l'autre (le bonheur).
Or il s'en faut de beaucoup que les choses soient en fait, ce que nous pensons qu'elles devraient être en droit :
L'expérience montre que la jouissance de la vie ne semble pas liée à la qualité morale de la conduite. De nombreuses personnes ne s'encombrent guère de scrupules moraux et cela ne semble pas altérer leur capacité de jouissance. Ex : Les hommes de la trempe de Calliclès.
L'expérience montre aussi la nette tendance des hommes à sacrifier l'exigence morale à la satisfaction de leurs désirs c'est-à-dire au bonheur. Ex : De nombreuses personnes construisent leur bonheur sur la ruine de la vie des autres. Le mari qui abandonne sa femme vieillissante pour une jeunesse sait bien que sa conduite n'est pas moralement bonne, cela ne l'empêche pas de choisir son bonheur. Kant fait d'ailleurs remarquer qu'on ne peut reprocher à personne de choisir le bonheur mais il faut avoir l'honnêteté de reconnaître que ce n'est pas toujours respectable moralement.
Ce scandale moral fonde, selon Kant, l'espérance religieuse d'un au-delà où seront réconciliés la vertu et le bonheur. Cf. Le thème du Jugement dernier où les bons seront récompensés et les méchants punis.
TEXTES:
« Il faut donc développer le concept d’une volonté souverainement estimable en elle-même, d’une volonté bonne indépendamment de toute intention ultérieure, tel qu’il est inhérent déjà à l’intelligence naturelle saine, objet non pas tant d’un enseignement que d’une simple explication indispensable, ce concept qui tient toujours la plus haute place dans l’appréciation de la valeur complète de nos actions et qui constitue la condition de tout le reste; pour cela nous allons examiner le concept du DEVOIR, qui contient celui d’une bonne volonté, avec certaines restrictions, il est vrai, et certaines entraves subjectives, - mais qui, bien loin de le dissimuler et de le rendre méconnaissable, le font plutôt ressortir par contraste et le rendent d’autant plus éclatant.
Je laisse ici de côté toutes les actions qui sont au premier abord reconnues contraires au devoir, bien qu’à tel ou tel point de vue elles puissent être utiles; car pour ces actions jamais précisément la question ne se pose de savoir s’il est possible qu’elles aient eu lieu par devoir, puisqu’elles vont même contre le devoir. Je laisse également de côté les actions qui sont réellement conformes au devoir, pour lesquelles les hommes n’ont aucune inclination immédiate, qu’ils n’en accomplissent pas moins cependant, parce qu’une autre inclination les y pousse. Car, dans ce cas, il est facile de distinguer si l’action conforme au devoir a eu lieu par devoir ou par vue intéressée. Il est bien plus malaisé de marquer cette distinction dès que l’action est conforme au devoir, et que par surcroît encore le sujet a pour elle une inclination immédiate. Par exemple il est sans doute conforme au devoir que le débitant n’aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu’un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n’importe qui. On est donc loyalement servi; mais ce n’est pas à beaucoup près suffisant pour qu’on en retire cette conviction que le marchand s’est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité; son intérêt l’exigeait, et l’on ne peut pas supposer ici qu’il dût avoir encore par surcroît pour ses clients une inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque sorte, de prix plus avantageux à l’un qu’à l’autre. Voilà donc une action qui était accomplie non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée.
Au contraire, conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a encore une inclination immédiate, Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète que la plupart des hommes y apportent n’en est pas moins dépourvue de toute valeur intrinsèque et que leur maxime n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire la mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale.
Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui, en tant qu’il est leur œuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable, qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais non respect; car il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins à cette insensibilité mortelle, et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir alors seulement son action a une véritable valeur morale. Je dis plus : si la nature avait mis au cœur de tel ou tel peu de sympathie, si tel homme (honnête du reste) était froid par tempérament et indifférent aux souffrances d’autrui, peut-être parce qu’ayant lui-même en partage contre les siennes propres un don spécial d’endurance et d’énergie patiente, il suppose aussi chez les autres ou exige d’eux les mêmes qualités; si la nature n’avait pas formé particulièrement cet homme (qui vraiment ne serait pas son plus mauvais ouvrage) pour en faire un philanthrope, ne trouverait-il donc pas encore en lui de quoi se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut avoir un tempérament naturellement bienveillant? A coup sûr! Et c’est ici précisément qu’apparaît la valeur du caractère, valeur morale et incomparablement la plus haute, qui vient de ce qu’il fait le bien, non par inclination, mais par devoir […]
Voici la seconde proposition une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée; elle ne dépend donc pas de la réalité de l’objet de l’action, mais uniquement du principe du vouloir d’après lequel l’action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer. Que les buts que nous pouvons avoir dans nos actions, que les effets qui en résultent, considérés comme fins et mobiles de la volonté, ne puissent communiquer à ces actions aucune valeur absolue, aucune valeur morale, cela est évident par ce qui précède. Où donc peut résider cette valeur, si elle ne doit pas se trouver dans la volonté considérée dans le rapport qu’elle a avec les effets attendus de ces actions? Elle ne peut être nulle part ailleurs que dans le principe de la volonté, abstraction faite des fins qui peuvent être réalisées par une telle action; en effet, la volonté placée juste au milieu entre son principe a priori, qui est formel, et son mobile a posteriori, qui est matériel, est comme à la bifurcation de deux routes; et puisqu’il faut pourtant qu’elle soit déterminée par quelque chose, elle devra être déterminée par le principe formel du vouloir en général, du moment qu’une action a lieu par devoir; car alors tout principe matériel lui est enlevé.
Quant à la troisième proposition, conséquence des deux précédentes, je l’exprimerais ainsi : le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. Pour l’objet conçu comme effet de l’action que je me propose, je peux bien sans doute avoir de l’inclination, mais jamais du respect, précisément parce que c’est simplement un effet, et non l’activité d’une volonté. De même je ne peux avoir de respect pour une inclination en général, qu’elle soit mienne ou d’un autre; je peux tout au plus l’approuver dans le premier cas, dans le second cas aller parfois jusqu’à l’aimer, c’est-à-dire la considérer comme favorable à mon intérêt propre. Il n’y a que ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme effet, ce qui ne sert pas à mon inclination, mais qui la domine, ce qui du moins empêche entièrement qu’on en tienne compte dans la décision, par suite la simple loi pour elle-même, qui puisse être un objet de respect et par conséquent être un commandement Or, si une action accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence de l’inclination et avec elle tout objet de la volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement la loi, et subjectivement un pur respect pour cette loi pratique, par suite la maxime d’obéir à cette loi, même au préjudice de toutes mes inclinations ».
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, première section, traduction Victor Delbos, Delagrave, p. 94 à 101.
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