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La guerre: compétence discrétionnaire de la souveraineté nationale. Spinoza. Hobbes.

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   « Après avoir exposé le droit de toute souveraine Puissance envers les citoyens et les obligations correspondantes des sujets, il nous reste à envisager le droit de chacune des souveraines Puissances à l’égard des autres Puissances. Nous y parviendrons facilement à partir de nos développements antérieurs.  Puisque (d’après le § 2 de ce chapitre), le droit de toute souveraine Puissance s’identifie à son simple droit naturel, deux Etats sont, en présence l’un de l’autre, dans la situation exacte où se trouvent deux hommes à l’état de nature. Avec cette différence toutefois qu’une nation, à elle seule, est en mesure d’empêcher qu’une autre nation ne l’écrase, alors que l’homme dans l’état de nature est incapable de lutter efficacement contre son semblable (du fait qu’il succombe au sommeil chaque jour, à la maladie ou au chagrin fréquemment et, pour finir, à la vieillesse). Je ne parle même point de bien d’autres inconvénients, auxquels il est exposé et contre lesquels la nation est en mesure de se protéger »

   Spinoza, Traité de l’autorité politique, § 11, ch. III. La Pléiade, p. 940.941.

 

   « Nos assertion apparaîtront beaucoup plus claires encore, si nous considérons que deux nations sont naturellement ennemies. (D’après le § 14 du chapitre précédent) les hommes dans l’état de nature ne sont-ils pas ennemis ? Et par conséquent, tous ceux qui ne sont pas entrés dans une certaine nation ne restent-ils pas les ennemis de celle-ci ? A supposer, par suite, qu’une nation veuille faire la guerre avec une autre nation et ne recule devant aucun moyen susceptible de faire entrer cette nation sous sa dépendance, elle a parfaitement le droit de l’attaquer. Car il suffit, pour se trouver en état d’hostilités d’en avoir la volonté. En revanche, lorsqu’il s’agit de conclure la paix, elle ne saurait rien décider qu’avec l’accord volontaire de l’autre nation. Il s’ensuit que la législation de la guerre ne relève que de l’une ou l’autre nation séparément. Tandis que la législation pacifique relève non d’une seule nation, mais de deux au moins : appelées pour cette raison des alliées.

    Spinoza,  Traité de l’autorité politique, § 13, ch. III. La Pléiade, p. 941.942.

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   « La validité de l’alliance dure aussi longtemps, seulement, que le motif pour lequel elle a été conclue : crainte de subir un préjudice ou désir de bénéficier d’un avantage. Mais, dès que l’une ou l’autre des deux nations est délivrée de cette crainte ou renonce à ce désir, elle reprend son indépendance (d’après le § 10 du chapitre précédent). Le lien mutuel dont les deux nations étaient unies se brise de lui-même, en d’autres termes, toute nation a le droit strict de rompre une alliance pour peu qu’elle le veuille. Et on ne saurait lui reprocher la duplicité ni la perfidie de sa conduite, sous prétexte qu’elle a cessé de tenir sa parole dès que le motif de crainte ou d’espoir a disparu ; car toutes les parties ayant conclu l’accord se trouvent dans la même situation. La nation, capable, la première, de se soustraire à la crainte, regagne son indépendance afin d’en user comme bon lui semble. En outre, les engagements à échéance future n’étant jamais pris que dans des circonstances précises, lorsque ces circonstances changent, la relation des parties est tout entière transformée ; aussi chacune des nations conserve-elle le droit de veiller à sa prospérité personnelle. Chacune s’efforce autant que possible de se soustraire à la crainte, et, par conséquent, d’être indépendante, en vue d’empêcher qu’une autre nation ne la surpasse en puissance. L’une des nations se plaint-elle d’avoir été dupée ? Elle ne saurait s’en prendre au manque de parole de l’autre, mais à sa propre sottise. Quelle stupidité, en effet, que de s’en remettre de son salut à une autre nation, sachant que cette autre, elle-même indépendante, reconnaît pour loi suprême le salut de son propre corps politique »

    Spinoza, 1632.1677. Traité de l’autorité politique, 1677. § 14, ch. III. La Pléiade, p. 942.943.

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   « Neuvièmement, est attachée à la souveraineté le droit de décider de la guerre et de la paix avec les autres nations et Républiques, c’est-à-dire de juger des cas où cela sert le bien public, de l’importance des forces qui doivent être réunies, armées et payées à cette fin, et de lever des contributions parmi les sujets pour pourvoir aux dépenses correspondantes. Car le pouvoir qui doit défendre le peuple repose sur les armées de celui-ci ; et la force armée sur l’union des forces de ce peuple sous un seul commandement ; ce commandement, c’est le souverain institué qui le détient ; en effet le commandement de la force armée sans autre institution fait souverain celui qui le détient : en conséquence, quel que soit le général qu’on place à la tête d’une armée, le détenteur du pouvoir souverain est toujours le général en chef ».

   Hobbes, 1588.1679. Léviathan, 1651. § XVIII, 2ème partie, Trad. François Tricaud. Sirey, p. 186.

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Quelques remarques.

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   L’expression « un droit de la guerre » plonge toujours dans un abîme de perplexité, tant il semble que  le recours à la force  pour régler les différends humains consacre par principe la défaite du droit.

   Voilà pourquoi on est spontanément tenté de dénoncer l’imposture d’ « un droit de la guerre ». A la manière de Voltaire, par exemple, qui écrit : « Le droit de la paix, je le connais assez, c’est de tenir sa parole, et de laisser tous les hommes jouir des droits de la nature ; mais, pour le droit de la guerre, je ne sais ce que c’est. Le code du meurtre me semble une étrange imagination. J’espère que bientôt on nous donnera la jurisprudence des voleurs de grand chemin » L’A,B,C, ou Dialogues entre A, B, C, XIème Entretien, §IV, Londres, chez Freemann, 1768).

   A défaut de parler d’imposture, on reconnaîtra au moins avec Kant que « le droit dans la guerre est précisément dans le droit des gens celui qui présente la plus grande difficulté, si l’on veut seulement s’en faire un concept et penser une loi dans cet état sans lois, sans se contredire » Doctrine du droit, 1796, 2ème partie, § 57. Trad. A. Philonenko, Vrin, p. 230.

   On ne s’étonne donc pas que l’on ait fini par déclarer la guerre hors la loi. Ainsi des signataires du pacte Briand-Kellog, en 1928 qui : « condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ».

   Ou bien de l’article 2, §4 de la Charte des Nations Unies (1945) stipulant que : «  Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. »

  Les Etats n’en ont pas pour autant cessé de mobiliser la force pour défendre leurs intérêts et le droit, même si le nouveau régime du droit international modifie en profondeur, le droit des gens tel qu’il s’est élaboré en Europe au cours du XIXème siècle et au début du XXème.

    Cf. La Déclaration de Paris de 1856 – la Convention de Genève de 1864 – la Déclaration de St Pétersbourg de 1868 – les Conférences de la Haye de 1899 et de 1907 –  les Conventions de Genève de 1929 et de 1949.

   Ce nouveau régime semble renouer avec l’inspiration moralisatrice qui caractérisait la tradition théologique de la guerre juste (théorisée par St Thomas à la suite de St Augustin).

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     Car s’il y a des guerres justes, c’est qu’il y en a d’injustes. Or quelle est l’instance habilitée à en décider ? Il va de soi que ce jugement suppose pour être possible d’occuper une position de surplomb par rapport aux situations conflictuelles dans lesquelles les Etats peuvent être amenés à se faire la guerre. Elle seule empêcherait d’être juge et partie et  serait en mesure d’incarner  un point de vue dont la légitimité se fonderait dans sa transcendance par rapport aux intérêts partisans et son universalité.

   Cette prétention était hier celle de l’Eglise dans un système théologico-politique (la République chrétienne) soumettant les Etats à une tutelle religieuse, garante du fondement divin du droit.

    Elle est aujourd’hui celle des institutions internationales qui, au nom des grands idéaux tels que l’humanité, la paix, le progrès, la civilisation ou  la justice, déclarent certains Etats voyous et théorisent le concept de guerre discriminatoire. Carl Schmitt montre qu’il y a là une véritable subversion du droit public européen.  Et il suffit de lire les textes de Spinoza et de Hobbes pour en prendre la mesure.

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   J’ai choisi de présenter ces textes comme témoins d’une époque où la souveraineté nationale et ses attributs fondamentaux étaient pleinement assumés. La guerre apparaissait comme le moyen naturel du politique de régler les différends entre Etats dans la mesure où ceux-ci coexistaient dans un état de nature comparable à celui des individus antérieurement à la pacification intérieure opérée par le passage à l’état civil. Mais celui-ci ne pouvait pas, à son étage, résoudre le problème de la pacification extérieure.

   Spinoza et Hobbes vont donc jusqu’au bout  de l’idée selon laquelle  il n’y a pas de juge suprême autorisé à  trancher les différends entre les souverainetés étatiques ou à discriminer entre la justice des prétentions des unes et l’injustice de celles des autres. Le souci de veiller à sa conservation, de sauvegarder l’intérêt public est la compétence des Etats concernés et d’eux seuls. Ce qu’indique l’idée même de souveraineté que Carré de Malberg (1861.1935) définit ainsi : « Caractère suprême du pouvoir suprême en ce que ce pouvoir n’en admet aucun autre au-dessus de lui, ni en concurrence avec lui. Quand on dit que l’Etat est souverain, il faut entendre par là que, dans la sphère où son autorité est appelée à s’exercer, il détient une puissance qui ne relève d’aucun autre pouvoir et qui ne peut être égalé par aucun autre pouvoir ». Contribution à une théorie générale de l’Etat, T 1, Sirey.

  Il s’ensuit que la souveraineté est, par définition, un pouvoir discrétionnaire. L’Etat moderne s’institue sur ce présupposé. Son émergence en Europe, (entre le 14ème et le 16ème siècle), est liée à l’effondrement de la République chrétienne, consécutif de la Réforme et de l’apparition de nouvelles républiques indépendantes. Les traités de Westphalie (1648) en prennent acte et définissent les concepts directeurs des nouvelles  relations internationales : l’équilibre des puissances, l’inviolabilité de la souveraineté nationale et le principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui.

   On peut dire que Hobbes et Spinoza sont les penseurs politiques de cette nouvelle organisation politique. L’un fonde la souveraineté étatique sur un contrat, l’autre non, seulement sur l’efficace de la crainte, car à la différence de Hobbes, Spinoza ne pense pas que la raison ait un pouvoir sur les passions (Ethique, IV, scolie II de la prop. XXXVII).

   Mais les deux établissent que dans le pur état de nature, il n’y a pas de justice ou d’injustice. Ce sont les Etats qui, par la loi, définissent l’un et l’autre.

   Cf.  «  Cette guerre de chacun contre chacun (=dans l’état de nature) a une autre conséquence ; à savoir, que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d’illégitime, de justice et d’injustice, n’ont pas ici leur place. Là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l’esprit. Si elles l’étaient, elles pourraient appartenir à un homme qui serait seul au monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives à l’homme en société, et non à l’homme solitaire » Hobbes, Léviathan, I, § XIII. Sirey, p. 126.

    Cf. « De même que la faute et la soumission, la justice et l’injustice, entendues en toute rigueur, ne sauraient se concevoir que dans un Etat. Car, dans la nature, il n’existe rien qu’on puisse affirmer appartenir en droit à un être plutôt qu’à un autre. Tandis que, dans un Etat, c’est une législation générale qui attribue une propriété à tel ou tel homme. On y appelle donc juste la personne animée de la volonté constante de donner à chacun ce qui lui revient, injuste, au contraire, celle qui essaie de s’emparer du bien d’autrui » Spinoza, Traité politique, Ch. 2, § 23.

   Il s’ensuit que toute guerre est juste dès lors que le souverain la juge nécessaire. Hobbes et Spinoza affirment la liberté de tout souverain de déclencher la guerre comme il l’entend. Le droit de guerre et de paix compte parmi les attributs essentiels de la souveraineté.

   Même Kant, le théoricien de la raison pratique énonçant « en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune  guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’Etats »  (conclusion de la Doctrine du droit) admet, dans une situation internationale pré-juridique, cette compétence discrétionnaire des Etats de recourir à la guerre : « Dans l’état de nature des Etats le droit de faire la guerre (de déclencher les hostilités) est le moyen permis à un Etat pour poursuivre par sa force propre son droit contre un autre Etat, je veux dire lorsqu’il se croit lésé par celui-ci, puisqu’un procès (comme étant le seul moyen de mettre un terme aux différends dans l’état juridique) ne peut avoir lieu en cet état » Doctrine du droit, II §56.

   Même Rousseau, ce contempteur des horreurs de la guerre parle dans les Principes du droit de la guerre » de  guerre légitime. Il  s’efforce même d’énoncer quelques principes normatifs de la conduite de la guerre qu’il déduit de sa finalité, à savoir, pour un corps politique, de la suppression de ce qui incarne pour lui un danger vital.

   Pour tous les philosophes cités, le droit de persévérer dans son être étant un droit naturel, il est légitime pour les individus et pour les Etats de recourir à la force s’il est impossible d’y parvenir par des moyens pacifiques. De ce point de vue, en situation de conflits tous les belligérants sont à égalité. Ils sont certes des ennemis mais des ennemis justes. L’ennemi n’est pas criminalisé ou décrété hors la loi. On distingue clairement l’ennemi public (hostis) de l’inimicus. La relation avec l’ennemi est d’ordre formel. Elle n’est pas incompatible avec le respect mutuel des belligérants et n’implique pas nécessairement la haine comme c’est le cas de l’inimitié.   Il s’agit simplement de régler un conflit qui, en l’absence d’autres moyens disponibles, mobilise les forces et ce règlement engage nécessairement une guerre limitée  du fait même de cette mutuelle reconnaissance. C’est dire que l’idée d’une guerre punitive ou exterminatrice, que la pratique des suites pénales ou la désignation d’un coupable dans l’enclenchement des hostilités sont exclues de ce régime de l’ordre interétatique.

   Il est ainsi significatif, qu’à la recherche d’une loi dans cet état sans lois qu’est l’état de guerre, Kant la trouve dans une sorte de convention tacite, « quelque chose d’analogue à un contrat, je veux dire l’acceptation de la déclaration de l’autre partie, de telle sorte que les deux parties veuillent chercher leur droit de cette manière » Doctrine du droit, II, §56.

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