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       Très tôt dans son œuvre, sous l’influence de Spengler, Jünger mobilise le terme de Figure, traduction française de l’allemand Gestalt. Mais il ne va pas de soi de préciser ce qu’il entend sous ce vocable. Il s’explique dans Type, Nom, Figure où l’on peut lire que l’art de saisir des formes, indexé sur la puissance de la nature et du temps à les faire surgir, relève d’une forme de divination et confère un pouvoir métaphysique. « L’indifférencié n’est pas seulement gros de types ; il fait lever dans le temporel des figures. Elles viennent des couches plus profondes, plus denses : celles-là mêmes où l’homme les pressent et aussi les contemple. Cette rencontre ébranle davantage que celles des types : si le type s’annonce à la conscience par l’intuition, la figure le fait pas divination » Type, Nom, Figure (1981), Traduction François Poncet, Bourgois 1996, p. 106.

 

   Le monde de Jünger est  ici suggéré. C’est le cosmos dans ses profondeurs telluriques et ses éclairs de lumière. Mouvements cycliques de l’éternel Vivant. Qu’il s’agisse de la nature ou de l’histoire, le réel est une morphogenèse dont la geste ne s’accomplit pas seulement hors de l’homme mais aussi en lui. « Le donné ne réside pas seulement dans la nature extérieure, mais aussi dans notre nature intérieure propre ; d’un côté comme de l’autre, il est une seule et même chose » Ibid. p. 22. Cependant « les nouvelles du sol natal » (p.16),  n’apparaissent pas à même le phénomène même si elles ne se découvrent qu’en lui. « Le type n’apparaît pas dans la nature, ni la figure dans l’univers. Tous deux doivent être déchiffrés dans les phénomènes comme une force dans ses effets ou un texte dans ses caractères » Ibid. p.8.9.  

   Au vitalisme, manifeste de l’auteur lorsqu’il parle de « puissance typificatrice de l’univers », fait écho l’idée que si l’autorité de l’homme est de dénommer, son aptitude créatrice tient à sa façon d’être en correspondance, de sentir, de voir afin de porter à l’expression la vérité de la terre natale dont il s’éprouve le médium.

   Il s’ensuit qu’il ne faut pas concevoir ce qu’il appelle Figure sur le mode de l’Idée platonicienne. La distinction du sensible et de l’intelligible n’a aucune pertinence dans l’expérience de Jünger. Celle-ci se déploie dans l’ordre du sensible, la vision n’étant pas chez lui intellection mais perception.  « A la puissance typificatrice de l’univers répond en l’homme une force perceptive et une vigilance : aux images qui lui sont montrées, il oppose d’abord l’étonnement, puis la parole, archétype des œuvres d’art » Ibid. p.15. « Une erreur bien naturelle […] serait de concevoir le type comme « concept » et la figure comme « idée ». Or nous n’évoluons pas sur un échafaudage d’abstractions mais dans une galerie de peintures […] » p. 36.

 

   Expérience singulière que je m’efforce de comprendre, mais dont je dois bien avouer qu’elle reste pour moi une énigme, à moins que ce que l’un sent et l’autre conçoit soit la même chose considérée sous des rapports différents. C’est ce que Jünger semble suggérer en évoquant Goethe et Schiller. « Dans le célèbre dialogue sur la métamorphose des plantes, Goethe se réclame de l’ « expérience » et ne peut celer sa consternation lorsqu’il apprend que Schiller qualifie la Plante originelle d’ « idée ». Ici s’affronte esprit objectif et subjectif, vision et pensée, être et connaissance. Vico et Descartes, Hamann et Kant. Goethe saisit l’opposition et cherche un terrain d’entente, en paroles du moins, ce qui laisse voir qu’il se sent le plus fort : « Voilà qui ne me déplaît point du tout, que j’aie des idées sans le savoir, et que je les voie de mes propres yeux ». Lorsque Goethe fait valoir qu’il a conçu la plante originelle non par la pensée, mais par la « vision », cela ne peut vouloir dire qu’une chose : par intuition ou par « révélation » comme eût dit Hamann. Goethe voit la puissance configuratrice dans l’indifférencié et sa plénitude, ou encore, en ses termes à lui, dans la « nature ». Schiller en revanche la voit dans l’esprit. Il est donc supérieur en liberté, Goethe en puissance, car le libre arbitre et ses limites sont au cœur de ce débat, le plus significatif sans doute que l’on ait consacré au sujet depuis Luther et Erasme. » Ibid. p. 80.

   Plus loin, Jünger commente en ces termes l’expérience goethéenne de la Plante originelle : «  C’est l’expérience d’un voyant qui va plus profond dans le caché, tout en restant maître de la parole là où commence d’ordinaire le silence » Ibid. p. 113.

 

   Ce thème du lien organique de la parole substantielle et du silence est récurrent chez Jünger. Car il arrive que les mots ne soient plus que de vieilles guenilles qu’il ne suffit pas de rapiécer pour faire éclore le sens. Ils ne disent plus que la poussière des bibliothèques et les derniers soubresauts d’un monde en train de mourir. « Lorsque les mots tombent malades, des crises plus profondes s’annoncent » Ibid. p.70. Pour que l’indifférencié reçoive des mots nouveaux, il faut l’épreuve de la nuit où se préparent les lueurs de l’aube. « Au grand rythme de l’univers, à ses flux et reflux, se conforment aussi le silence et le mot » (p. 72) Ainsi le sens sourd du silence où le pouvoir de dénommer doit inlassablement se régénérer afin de ne pas occulter dans le visible l’invisible dont il est saturé.

   D’où la tension entre la figure et le type. Parce que la première commande l’émergence des seconds, elle est moins dicible, ses contours sont plus flous et mouvants. « Lorsque nous distinguons entre figure et type, nous tentons de tracer des limites au sein de la procession surabondante des formes qui ne cessent d’émerger depuis l’indifférencié. […]Quelques exemples pour bien illustrer ceci. Chacun associe au mot « lys » une certaine représentation, dès lors qu’il connaît de près ou de loin le règne végétal. Lorsqu’on dit le mot, une image, qu’elle soit type ou simple ébauche de type, va émerger chez l’interlocuteur. Il peut alors penser au glaïeul, au lys jaune ou au lys de la Madone comme au lys héraldique des rois de France, et même au lys d’un jardin étranger, dont le nom lui est inconnu, mais dont la couleur et le parfum lui sont restés en mémoire. […] L’image va plus profond que le nom. Quand nous arrivons dans un pays étranger, nous devons graver dans notre esprit un autre mot mais sans qu’il soit besoin de réapprendre ce qu’est un lys. L’exemple vaut pour bien d’autres – mais qu’en est-il lorsque, au lieu du mot « lys », on entend le mot plante ? Ce n’est plus là un type qui se présente. La plante n’est pas type, elle est figure. Un type suppose quelque chose de comparable et donc susceptible d’être distingué. Nous parlons d’un type de famille, parce qu’il existe d’autres familles. Ainsi les liliacées sont une famille de plantes parmi bien d’autres. Si le lys n’existait pas ou nous était inconnu, cela n’infirmerait pas notre représentation de la plante. Mais si nous ne connaissions pas « la plante », nous n’aurions bien sûr aucune connaissance du lys. Le lys prospère au sein d’un ordre, la plante renferme tout ordre. Le lys forme une famille, la plante un règne. […] L’exemple peut être transposé ad libitum. La mer, ou mieux l’océan, ne peut guère être appréhendée comme type ; elle nous apparaît comme un règne, au sein duquel on peut délimiter des ordres. Si nous parlons « des mers », par exemple des « Sept mers », ce sont déjà démarcations opérées sur l’océan. Si nous pouvons parler de types de mer, tel type de mers riveraines ou des mers intérieures – l’Océan, lui, est formateur de types ; il n’est pas un type, il est figure. […] Le type est au milieu : il reçoit la lumière des deux côtés – lumière du soleil, lumière de l’origine ; il est l’image modèle du phénomène éphémère et l’image garante de la figure » Ibid. p 82 à 94.

 

   Ce développement m’a paru nécessaire avant d’aborder le thème de cet article. Car la question se pose de savoir ce qu’il en est du Travailleur, du Soldat inconnu, du Rebelle et de l’Anarque ou de ce qu’il est convenu d’appeler les quatre grandes figures, décrites par Jünger. Dans son texte, la terminologie n’est pas fixe. Tantôt il parle de type, tantôt de figure. Par exemple dans Type, Nom, Figure, il parle du Travailleur à la fois comme type et comme figure et cela permet de comprendre que la figure renvoie en amont des types vers la forme des formes, vers ce qui informe la réalité historique et lui donne sens et cohérence. Les types sont tributaires de la forme qui en commande l’actualisation dans l’histoire. « Pour que le Travailleur du XX° siècle puisse être appréhendé comme type, il a fallu qu’interviennent des condensations, des cristallisations – intellectualisation, responsabilité, pouvoir discrétionnaire sur les machines et assemblages de machines, sans oublier les périls affrontés et dominés : la souveraineté en un mot. Si le vocable, ou plutôt son contenu, prenait assez de force pour donner son nom à une figure, on saisirait alors une sphère où de vastes systèmes de corrélations, des systèmes et des règnes trouvent à plonger leurs racines. Il se subordonnerait le type et le subdiviserait en types distincts, mais surtout lui donnerait un sens plus haut. De même pour l’activité en question, le travail. Sentiment nouveau de la vie, il irriguerait de son flot toute autre activité, tel le jeu et même le repos, et par là le monde des rêves et de la création selon les Muses » Ibid. p. 92.93.

 

   Mon propos n’est pas ici de présenter la figure du Travailleur et du Soldat inconnu, celui-ci étant une métamorphose du type du Guerrier à l’époque où la figure dominante n’est plus celle qui commandait le type du Chevalier. Car la guerre de 14-18 sonne le glas d’un monde structuré sur les valeurs de l’honneur et de la gloire. Désormais la guerre est totale, elle mobilise l’ensemble de la société dans une entreprise de destruction de la nature et de l’homme sans précédent. L’acteur majeur de cette folie titanesque est le matériel, un matériel ayant plus d’importance que l’homme et l’annexant comme rouage impersonnel de son empire. Tel est le propre de l’âge du Travailleur ou de la Technique, conçue à la manière de Heidegger, dans son essence métaphysique, comme arraisonnement total de l’homme et de la nature.

   Mon objectif n’est donc pas d’approfondir ce que Jünger analyse dans la Figure du Travailleur et du Soldat inconnu mais de faire lire les textes où il est question du Rebelle et de l’Anarque.

   Néanmoins on peut dire que tous ont en commun d’être une manifestation de la substance humaine aux prises avec l’aventure temporelle. En ce sens, il s’agit bien de Figures si l’on entend par là des essences métahistoriques dont l’histoire favorise l’actualisation. Et ce qu’il y a d’émouvant dans le déchiffrement que Jünger opère de la condition humaine dans le temps, c’est que chaque image correspond dans sa propre existence à des vécus. Il fut tour à tour un acteur de l’histoire expérimentant dans sa jeunesse la mutation du type du guerrier en celui du soldat inconnu, mutation révélant la prégnance de la figure du Travailleur dont il assuma le projet titanesque comme activiste de la révolution conservatrice. Il fut ensuite un critique du Titan, ce qui le conduit à exalter le type du Rebelle ou le recours aux forêts. Enfin, au-delà du Travailleur et du Rebelle, prisonniers à des titres divers de la nécessité historique (le premier y consent, le second la combat), l’Anarque fait resplendir la souveraineté de la liberté de l’homme contemplant de haut une histoire humaine qu’il a cessé d’envisager comme horizon du salut.

   C’est le Jünger dont je me sens le plus proche. Le plus philosophe à mes yeux. Dans un passage d’Eumeswil, il va droit à l’essentiel en épinglant l’erreur de ceux qui militent pour un salut historico-politique : « Pour en revenir à Eumeswil, nos îles sont peuplées de mécontents, dont la communauté ne tarde pas à se démasquer : c’est la vieille société, avec ce qu’elle a de droit et de tors. Eux conçoivent l’île comme un interrègne, une halte dans le voyage vers un monde meilleur. C’est ainsi qu’ils errent à travers les institutions, éternellement insatisfaits, toujours déçus. S’y rattache aussi leur goût des caves et des mansardes, de l’exil et des prisons, et encore du bannissement dont, par-dessus le marché, ils se font gloire. Quand enfin l’édifice s’effondre, ils sont les premiers à être écrasés par lui. Pourquoi ne savent-ils pas que le monde, dans l’éternel changement, subsiste immuable? Parce qu’ils ne trouvent pas la voie de la profondeur authentique, la leur. C’est là seulement qu’est l’essence, qu’est l’assurance. C’est ainsi qu’ils se coulent eux-mêmes. » Eumeswil.La table ronde, 1977, 1978. Traduction Henri Plard. P. 293. (C’est moi qui souligne en gras).

 

  Thème lui aussi récurrent dans l’œuvre de la maturité : le salut est dans l’individu. « Car c’est en lui que siège le vrai tribunal de ce monde ; et sa décision pèse plus lourd que celle des dictateurs et des puissants. Elle en est la condition nécessaire » Le passage de la ligne , Traduction Henri Plard, dans Essai sur l’homme et le temps, Bourgois, 1970, p 530.

« A supposer même que le néant triomphe, dans la pire de ses formes, une différence subsiste alors, aussi radicale que celle du jour et de la nuit. D’un côté, le chemin s’élève vers des royaumes, le sacrifice de la vie, ou le destin du combattant qui succombe sans lâcher ses armes ; de l’autre, il descend vers les bas-fonds des camps d’esclavage et des abattoirs où les primitifs concluent avec la technique une alliance meurtrière ; où l’on n’est plus un destin, mais rien qu’un numéro de plus. Or, avoir son destin propre, ou se laisser traiter comme un numéro tel est le dilemme que chacun, certes, doit résoudre de nos jours, mais est seul à pouvoir trancher. La personne est toujours exactement pourvue de la même souveraineté qu’en toute autre période de l’histoire ; peut-être est-elle plus forte que jamais. Car, à mesure que les puissances collectives gagnent du terrain, la personne s’isole des organismes anciens, formés par les siècles, et se trouve seule. Cet homme seul devient alors partenaire de Léviathan, peut-être même son vainqueur, son dompteur. » Le traité du rebelle ou le recours aux forêts dans Essai sur l’homme et le temps, Traduction Henri Plard, Bourgois, 1970, p 52.

 

      La question que l’homme a de manière plus ou moins dramatique à se poser est donc la suivante : Comment toujours et partout sauvegarder sa liberté et sa dignité ? Et dans les périodes de catastrophe : comment rompre son encerclement (métaphore militaire qu’affectionne Jünger) ? Peu importe, dans l’absolu, les formes que celui-ci prend historiquement. L’évocation de Socrate dans le Traité du rebelle suffit à souligner le caractère intemporel du problème.  

   « Il faut mentionner, parmi les hommes, Socrate, dont l’exemple n’a pas fécondé que le stoïcisme, mais d’innombrables esprits de tous les temps. Nous pouvons différer, quant à sa vie et sa doctrine; sa mort fut l’un des grands événements. Le monde est ainsi fait que toujours les préjugés, les passions exigent à nouveau leur tribut de sang, et il faut savoir que rien n’y mettra jamais fin. Les arguments changent, mais la bêtise maintient éternellement son tribunal. On est mené au supplice pour avoir méprisé les dieux, puis pour avoir refusé d’admettre un dogme, puis enfin pour avoir péché contre une théorie. Il n’y a pas de grand mot ni de noble pensée au nom desquels le sang n’ait déjà coulé. L’attitude socratique, c’est de connaître la nullité du jugement, et de le savoir nul en un sens trop élevé pour que puissent l’atteindre le pour et le contre des hommes. La vraie sentence est rendue depuis toujours : elle vise à l’exaltation de la victime. Si donc certains Grecs modernes demandent une révision du procès, ils ne font qu’ajouter, aux innombrables notes utiles dont sont encombrées les marges de l’histoire universelle, une note de plus, et ceci à une époque où le sang des innocents coule à flots. Ce procès est éternel, et les cuistres qui s’en firent les juges se rencontrent de nos jours à, tous les coins de rue, dans tous les parlements,

   Que l’on puisse y changer quoi que ce soit, cette idée a, de tout temps, permis de distinguer les cervelles creuses. La grandeur humaine doit être sans cesse reconquise. Elle triomphe lorsqu’elle repousse l’assaut de l’abjection dans le cœur de chaque homme. C’est là que se trouve la vraie substance de l’histoire — dans la rencontre de l’homme avec lui-même, c’est-à-dire avec sa puissance divine. Il faut le savoir, lorsqu’on veut enseigner l’histoire. Socrate appelait ce lieu de l’être intime où une voix, plus lointaine déjà que toutes paroles, le conseillait et le guidait, son daimonion. On pourrait aussi le qualifier de forêt. » Le traité du rebelle ou le recours aux forêts dans Essai sur l’homme et le temps, Bourgois, 1970, p 84.85.

 

  Cependant l’homme n’est pas toujours immergé dans le maelström, même s’il est toujours en situation d’être le gardien de son intégrité. Aussi Jünger précise-t-il que « dans le recours au forêts », il examine, la liberté de la personne dans l’ère du Travailleur et avec la figure de l’Anarque, celle de l’homme dans une cité calcinée par le nihilisme.

    Il souligne la dimension élitiste des attitudes qu’il décrit. Elles sont le fait « de petites élites qui savent ce qu’exige le temps, mais connaissent aussi d’autres exigences » Ibid. p. 30.

   Toujours et partout la condition transcendantale, en quelque sorte, de sa sauvegarde, consiste dans la distanciation, le retrait. Mais tandis que le rebelle opère un retrait horizontal, l’anarque fait resplendir sa liberté dans un retrait vertical. L’un est encore un acteur historique, l’autre est un contemplatif solitaire. Les deux ont compris qu’aucune cause ne mérite de lui sacrifier sa liberté. Le rebelle est un combattant ennemi du pouvoir et de l’autorité, l’autre a rompu tout lien avec eux comme il sied à un être qui ne cherche plus la souveraineté hors de lui parce qu’il l’a trouvée en lui.

 

   Et qu’on ne parle pas d’escapisme coupable pour ce dernier. L’Anarque assume d’avance les risques de sa résistance. Il ne prône pas une fuite inoffensive dans l’imaginaire : « Reste à signaler une source d’erreurs – nous songeons à la confiance en l’imagination pure. Nous admettons qu’elles mènent aux victoires spirituelles. Mais notre temps exige autre chose que la fondation d’école de yoga. Tel est pourtant le but, non seulement de nombreuses sectes, mais d’un certain nihilisme chrétien, qui se rend la tâche trop facile. On ne peut se contenter de connaître à l’étage supérieur le vrai et le bon, tandis que dans les caves on écorche vifs vos frères humains. On ne le peut même pas lorsqu’on occupe en esprit une position bien défendue, voire supérieure, pour cette simple raison que des millions d’esclaves crient vengeance au ciel. Le fumet atroce des écorchements continue à empester l’air. Ce sont des faits qu’on n’élude pas avec des jongleries.

   Il ne nous est donc pas accordé d’établir notre demeure dans l’imaginaire bien qu’il donne leur moteur aux opérations belliqueuses. L’épreuve de force suit la querelle entre images et la guerre aux images. C’est pourquoi nous sommes contraints de faire appel aux poètes. Ils préparent les bouleversements et la chute des Titans. L’imagination, et le poème avec elle, sont l’un des recours aux forêts » Ibid. p. 55.56.

 

 

TEXTES : LE REBELLE.

 

       «  Nous avons nommé deux des plus grandes figures de notre âge, l’Ouvrier et le Soldat inconnu. Avec le Rebelle, nous en saisissons une troisième, qui se manifeste de plus en plus clairement.

   En l’Ouvrier, c’est le principe technique qui s’épanouit, dans l’essai de pénétrer le monde et de régner sur lui comme jamais on ne l’avait fait encore, d’atteindre des ordres de grandeur ou de petitesse que nul œil n’avait encore perçus, de disposer de forces que nul n’avait encore déchaînées. Le Soldat inconnu se tient sur la face d’ombre des opérations militaires : il est le sacrifié qui porte les fardeaux dans les grands déserts de feu et dont l’esprit de bonté et de concorde cimente l’unité, non pas seulement de chaque peuple, mais des peuples entre eux.

   Quant au Rebelle, nous appelons ainsi celui qui, isolé et privé de sa patrie par la marche de l’univers, se voit enfin livré au néant. Tel pourrait être le destin d’un grand nombre d’hommes, et même de tous — il faut donc qu’un autre caractère s’y ajoute. C’est que le Rebelle est résolu à la résistance et forme le dessein d’engager la lutte, fût-elle sans espoir. Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme.

   A le prendre ainsi, nous serons aussitôt frappés par la place que tient le recours aux forêts, et dans la pensée, et dans la réalité de nos ans. Car chacun se trouve à l’heure actuelle sous le coup de la contrainte, et ses efforts pour lui faire échec ressemblent à des expériences téméraires, dont dépend bien plus encore que le destin de ceux qui ont assumé ce risque.

 Une telle entreprise ne peut espérer de succès que si les trois grandes forces de l’art, de la philosophie et de la théologie la soutiennent et lui ouvrent une voie à travers l’inexploré. » Ibid. p.43.44.45.

 

   «    « Le navire représente l’être temporel, et la forêt, l’être supra-temporel. A notre époque de nihilisme, l’illusion d’optique se répand selon laquelle le mouvement paraît gagner du terrain au détriment de l’immobile. En réalité, tout ce que notre époque déploie de puissance technique n’est qu’une effulgescence passagère des trésors de l’être. Si l’homme parvient à y pénétrer, ne fût-ce que l’espace d’un éclair, il en rapportera l’assurance: le temporel ne perdra pas seulement son allure de menace; il lui paraîtra chargé de sens.

 Nous qualifierons ce retournement de recours aux forêts et celui qui l’exécute de Rebelle. Comme le mot d’Ouvrier, celui-ci embrasse toute une échelle de sens, puisqu’il désigne, avec les formes et les domaines les plus divers, les différents degrés d’un certain comportement. Il n’est pas mauvais que ce terme, l’un des vieux mots de l’Islande, ait déjà, comme tel, son passé, bien qu’il faille le prendre ici dans une acception plus générale. Le « recours aux forêts » y suivait la proscription ; l’homme y proclamait sa décision de s’affirmer par ses seules forces. C’était agir en homme d’honneur : ce l’est encore, quoi que prétendent les lieux communs.

   La proscription sanctionnait en général l’assassinat, tandis que de nos jours, elle atteint l’homme avec le même automatisme que la chance à la roulette. Nul ne sait s’il n’appartiendra pas dès demain à un groupe de hors-la-loi. En de tels moments, la vie perd son badigeon de culture, car les coulisses du confort tombent et se muent en indices de destruction. Le paquebot de luxe devient navire de guerre, à moins qu’on ne hisse à son bord le pavillon noir des pirates, les drapeaux rouges des bourreaux.

   Du temps de nos ancêtres, le proscrit était accoutumé à penser par lui-même, à mener une vie dure, et à n’en faire qu’à sa tête. Plus tard, il a pu se sentir assez fort pour assumer l’excommunication, avec le reste de son destin, et pour se créer, de son propre chef, guerrier, médecin et juge, mais aussi prêtre. Il n’en est plus ainsi. Les êtres sont si bien enclavés dans la collectivité et ses structures qu’ils se trouvent presque incapables de se défendre. C’est à peine s’ils se rendent compte de la forme toute particulière qu’ont prise en notre siècle de lumières les préjugés. D’ailleurs, la vie vient des prises de courant, des conserves et des tuyauteries ; d’où les mises au pas, répétitions, transmissions de forces. La santé, elle non plus, n’est guère brillante. Voici que brusquement s’abat la proscription, et souvent, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein : tu es blanc, ou rouge, ou noir, Russe, Juif, Américain, Coréen, Jésuite, Franc-maçon mais en tout cas plus vil  qu’un chien. On a même pu voir les victimes s’associer au chœur qui les condamnait.

   Sans doute vaut-il donc la peine de décrire à l’objet de telles menaces la situation dans laquelle il se trouve, et qu’il méconnaît le plus souvent. II se peut qu’il en puisse induire le style de son action. Nous avons vu, par l’exemple du scrutin, avec quelle astuce les pièges sont camouflés. Resteraient tout d’abord quelques malentendus à éclaircir ; ils pourraient facilement s’attacher à notre terme, et en restreindre l’acception à des fins plus limitées.

   Le recours aux forêts ne doit pas être interprété comme une forme d’anarchie qui s’opposerait au monde mécanique, bien que cette tentation soit forte, surtout lorsque cette décision vise en même temps à rétablir l’intimité de l’homme avec le mythe. Assurément, l’avènement du mythe se produira : il se prépare déjà. Car le mythe est toujours présent et remonte à la surface, l’heure venue, comme un trésor. Mais il ne surgira, principe hétérogène, que du mouvement parfait, parvenu à sa plus haute puissance. Or, le mécanisme est seul mouvement, en ce sens, cri de l’enfantement. On ne revient pas en arrière pour reconquérir le mythe ; on le rencontre à nouveau, quand le temps tremble jusqu’en ses bases, sous l’empire de l’extrême danger. Il ne faut pas dire non plus ou le cep ou le navire, mais : et le cep et le navire. Le nombre de ceux qui songent à abandonner le navire croît, et l’on trouve parmi eux aussi des têtes claires et des esprits fermes. Mais au fond, ce serait là débarquer en pleine mer. Surviennent alors la faim, le cannibalisme et les requins, bref, toutes les horreurs que l’on rapporte sur le radeau de la Méduse. Il est donc prudent, quoi qu’il arrive, de demeurer à bord et sur le pont, fût-ce au risque de sauter avec les autres.

 Cette objection ne vise pas le poète, qui manifeste l’immense supériorité du royaume des Muses sur celui de la technique, tant dans l’oeuvre que dans l’existence. Il aide l’homme à se retrouver : le poète est Rebelle. » Ibid. p. 61.62.63.64.

 

   « Le Rebelle est l’individu concret, agissant dans le cas concret. Il n’a pas besoin de théories, de lois forgées par les juristes du parti, pour savoir où se trouve le droit. Il descend jusqu’aux sources de la moralité, que n’ont pas encore divisées les canaux des institutions. Tout y devient simple, s’il survit en lui quelque pureté. Nous avons vu que la grande surprise des forêts est la rencontre avec soi-même, le noyau inaltérable du moi, l’essence dont se nourrit le phénomène temporel et individuel. Cette rencontre, qui peut tout faire pour la guérison et le triomphe sur la crainte, tient aussi, en morale, le rang le plus haut. Car elle mène jusqu’à cette strate qui fonde toute vie sociale et contient depuis les origines toute communauté. Elle conduit vers cet homme en qui réside, en deçà de l’individuel, notre richesse première, et dont rayonnent les individuations. Cette zone a plus à nous offrir que la communion : là se trouve l’identité : ce dont le symbole de l’éternité donne le pressentiment. Le moi se reconnaît en l’autre: il se conforme à la vieille formule: «Tu es celui- là! » L’autre peut être la bien-aimée, ou encore le frère, le dolent, le dépourvu. Lui prêtant secours, le moi se fortifie par là même dans l’impérissable. Acte en lequel se confirme la structure morale du monde.

   Ce sont faits d’expérience. On ne saurait compter, de nos jours, ceux qui ont dépassé les centres de l’enchaînement nihiliste, les lieux mortels du maelström. Ils savent qu’ailleurs le mécanisme dévoile de plus en plus clairement ses menaces ; l’homme se trouve au centre d’une grande machine, agencée de manière à le détruire. Ils ont aussi dû constater que tout rationalisme mène au mécanisme et tout mécanisme à la torture, comme à sa conséquence logique : ce qu’on ne voyait pas encore au XIXe siècle.

   Il ne faut rien de moins qu’un miracle pour sauver l’homme de tels tourbillons. Et ce miracle s’est produit d’innombrables fois, du simple fait que l’homme apparaissait parmi les chiffres morts et offrait son aide. Cela s’est vu jusque dans les prisons et là même plus qu’ailleurs. En toute occurrence, envers chacun, l’homme seul peut ainsi devenir le prochain — ce qui révèle son être inné, sa naissance princière. La noblesse tire son origine de la protection qu’elle accordait — d’avoir tenu en respect les monstres et les mauvais génies : cette marque de distinction resplendit toujours en la personne du gardien qui glisse secrètement au prisonnier un morceau de pain. De telles actions ne peuvent se perdre : et c’est d’elles que vit le monde. Elles sont les sacrifices sur lesquels il est fondé » Ibid. p. 125.126.127.

 

 

TEXTE. L’ANARQUE.

 

   « « […]  anarchique, chacun l’est c’est justement ce qu’il a de normal. Toutefois, dès son premier jour, son père et sa mère, l’Etat et la société lui tracent des limites. Ce sont là des rognements, des mises en perce de l’énergie innée auxquels nul n’échappe. Il faut bien s’y résigner. Pourtant, le principe d’anarchie reste au fond, mystère dont le plus souvent son détenteur même n’a pas la moindre idée. Il peut jaillir de lui sous forme de lave, peut le détruire ou le libérer.

  Il s’agit ici de marquer les différences : l’amour est anarchique, le mariage non. Le guerrier est anarchique, le soldat non. L’homicide est anarchique, mais non l’assassinat. Le Christ est anarchique, saint Paul ne l’est pas. Comme cependant l’anarchie, c’est la normale, elle existe aussi en saint Paul et explose parfois violemment en lui. Ce ne sont pas là des antithèses, mais des degrés. L’histoire mondiale est mue par l’anarchie. En un mot : l’homme libre est anarchique,  l’anarchiste ne l’est pas. » Eumeswil. La table ronde,1977, 1978. Traduction Henri Plard.p 42.

 

  « L’anarchiste vit dans la dépendance — d’abord de sa volonté confuse, et secondement du pouvoir. Il s’attache au puissant comme son ombre; le souverain, en sa présence, est toujours sur ses gardes. Comme Charles Quint se trouvait avec sa suite au sommet d’une tour, un capitaine se mit à rire, et, assailli de questions, il reconnut avoir soudain songé que s’il enlaçait l’empereur et sautait avec lui dans l’abîme, son nom serait inscrit d’une encre ineffaçable au livre de l’histoire.

 L’anarchiste est le partenaire du monarque qu’il rêve de détruire. En frappant la personne, il affermit l’ordre de la succession. Le suffixe « isme » a une acception restrictive : il accentue le vouloir, aux dépens de la substance. […]

 La contrepartie positive de l’anarchiste, c’est l’anarque. Celui-ci n’est pas le partenaire du monarque, mais son antipode, l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi soit dangereux. Il n’est pas l’adversaire du monarque, mais son pendant.

 Le monarque veut régner sur une foule de gens, et même sur tous; l’anarque sur lui-même, et lui seul. Ce qui lui procure une attitude objective, voire sceptique envers le pouvoir, dont il laisse défiler devant lui les figures — intangible, assurément, mais non sans émotion intime, non sans passion historique. Anarque, tout historien de naissance l’est plus ou moins ; s’il a de la grandeur, il accède impartialement, de ce fond de son être, à la dignité d’arbitre. » p 44.

 

   « Bien qu’anarque, je ne suis pas, pour autant, ennemi de l’autorité. Au contraire : j’ai besoin d’elle, sans d’ailleurs croire en elle. Le principe digne de créance auquel j’aspire n’apparaît jamais : ce qui aiguise mon esprit critique. Etant historien, je sais ce qui peut se réaliser.  Pourquoi des esprits qui nient toute valeur persistent-ils, en ce qui les concerne, à élever des prétentions ? Ils vivotent du fait qu’autrefois, des dieux, des pères, des poètes ont vécu. L’essence des mots s’est délayée en titres vains.  Il existe chez les animaux, des parasites qui se nourrissent en secret d’une chenille. A la fin, au lieu du papillon, c’est seulement une guêpe qui se glisse hors de l’enveloppe. Ainsi en use-t-il à l’égard de l’héritage, et en particulier du langage : faux-monnayeurs qu’ils sont » p. 69.

 

     « Il faut se tenir à l’écart des changements de couches dirigeantes, au sein de la guerre civile, avec ses contraintes de plus en plus rigoureuses » p 105.

 

 «  Le trait propre qui fait de moi un anarque, c’est que je vis dans un monde que, « en dernière analyse », je ne prends pas au sérieux. Ce qui renforce ma liberté. Je sers en volontaire. » p 118.

    «  Je songe à la forêt comme au monde de l’indivis où tout arbre est encore un arbre de la Liberté.

    Pour l’anarque, les choses ne changent guère lorsqu’il se dépouille d’un uniforme qu’il considérait en partie comme une souquenille de fou, en partie comme un vêtement de camouflage. Il dissimule sa liberté intérieure, qu’il objectivera à l’occasion de tels passages. C’est ce qui le distingue de l’anarchiste qui, objectivement dépourvu de toute liberté, est pris d’une crise de folie furieuse, jusqu’au moment où on lui passe une camisole de force plus solide ». p 122.

      « Ce qui d’ailleurs me frappe, chez nos professeurs, c’est qu’ils pérorent d’abondance contre l’Etat et l’ordre, pour briller devant leurs étudiants, tout en attendant du même Etat qu’il leur verse ponctuellement leur traitement, leur pension, leurs allocations familiales et qu’à cet égard du moins ils sont encore dans l’ordre. La main gauche sert le poing, la main droite tend vers l’aumône – c’est ainsi qu’on fait son chemin dans le monde » p 131.

       «  Le libéral est mécontent de tout régime ; l’anarque  en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il le ferait d’une colonnade. C’est la bonne recette pour quiconque s’intéresse plus à l’essence du monde qu’à ses apparences – le philosophe, l’artiste, le croyant. » p 132.

    « Je ne fais, aucun cas des convictions, et beaucoup de cas de la libre disposition de soi. C’est ainsi que je suis disponible, dans la mesure où l’on me provoque, que ce soit à l’amour ou à la guerre. Je ne respecte pas les convictions, mais l’homme. Je regarde et je garde »p 138.

    « L' anarque n’en est pas tenté (par la mine), pour la simple raison qu’il s’oriente, non selon les idées, mais selon les faits. Il se bat seul, en homme libre, peu enclin à se sacrifier pour qu’une incapacité en remplace une autre, et qu’une domination nouvelle triomphe de l’ancienne A cet égard, l’homme quelconque est même plus proche de lui, le boulanger qui se soucie avant tout de cuire du bon pain, le paysan qui mène sa charrue tandis que les armées passent à travers son champ.

 L’anarque est rebelle, les partisans sont hommes du collectif. J’ai étudié, en ma double qualité d’historien et de contemporain, leurs querelles. Air irrespirable, idées confuses, énergie meurtrière qui, pour finir, remet en selle des monarques et des généraux à la retraite qui, pour tout remerciement, les liquident. II y en a plus d’un que je ne pus m’empêcher d’aimer, parce qu’il aimait la liberté, bien que sa cause ne méritât pas son sacrifice ; ce qui m’affligeait.

   Si j’aime la liberté « par-dessus tout », chaque engagement devient image, symbole. Ce qui touche à la différence entre le rebelle et le combattant pour la liberté : elle est de nature, non qualitative, mais essentielle. L’anarque est plus proche de l’être. Le partisan se meut à l’intérieur des fronts sociaux et nationaux, l’anarque se tient au-dehors. Il est vrai qu’il ne saurait se soustraire aux divisions entre partis, puisqu’il vit en société. » p 145.

       « Le recours aux forêts confirme l’autonomie de l’anarque, qui, au fond, est toujours ou partout un rebelle, que ce soit dans les fourrés ou dans la métropole, dans la société ou hors d’elle. De même qu’entre le rebelle et le partisan, il faut faire la distinction entre l’anarque et le criminel : distinction fondée sur leur rapport à la loi. Le partisan veut la modifier, le criminel l’enfreindre ; l’anarque ne veut ni l’un ni l’autre. Ii n’est ni pour, ni contre la loi. Même s’il refuse de la reconnaître, il cherche pourtant à la connaître, comme on fait des lois naturelles, et à modeler sur elle sa conduite.

   Quand il fait chaud, on retire son chapeau ; quand il pleut, on ouvre son parapluie; quand la terre se met à trembler, on sort de sa maison. Le droit et la coutume deviennent objet d’une science nouvelle. L’anarque s’efforce de les juger sous l’angle de l’ethnographie, de l’histoire et, j’y reviendrai sans doute, de la morale. L’Etat sera, en général, content de lui; il ne se fera guère remarquer. De ce point de vue, il existe bien une certaine ressemblance avec le criminel, le maître espion, par exemple, dont les talents prennent pour couverture une occupation banale.

   Je suppose que dans certaines grandeurs, dont je préfère taire le nom, l’élément anarchique était très fortement représenté. Car, s’il faut que des modifications fondamentales du droit, de la coutume, de la société aboutissent, cela suppose qu’on s’éloigne fortement des principes reçus. Et cet effet de levier, pour autant qu’il se fasse sentir, doit être mis au compte de l’anarque. » p 154.155.

    « L’anarque se distingue aussi de l’anarchiste en ce qu’il possède un sens aigu des règles. A cet égard, et pour autant qu’il les observe, il se sent dispensé de réfléchir.

   Ce qui correspond au comportement de tous les jours : quiconque prend le train roule sur des viaducs et à travers des tunnels que des ingénieurs ont conçus à son usage, et auxquels ont travaillé cent mille mains. Ce qui ne lui trouble pas l’esprit; il s’enfonce dans son journal en toute quiétude, déjeune ou pense à ses affaires.

   Ainsi l’anarque, à ceci près que ces relations restent toujours présentes à sa conscience et qu’il ne perd jamais des yeux son thème favori, la liberté, malgré tout ce qui peut passer au-dehors, par monts et par vaux, à toute vitesse. Il peut descendre à chaque moment, non seulement de voiture, mais de toute exigence qu’élèvent à son égard l’Etat, la société, l’Eglise, et même quitter l’existence. En faire don à l’être, non seulement pour des raisons impérieuses, mais selon son bon plaisir, que ce soit par caprice ou par ennui, c’est son droit.

   Pourquoi tant de gens recherchent-ils la carrière de petit fonctionnaire? Assurément, c’est qu’ils ont du bonheur une image raisonnable. On connaît la règle et ses tabous. On reste assis dans son fauteuil, les autres passent devant avec leurs demandes. Le temps s’écoule d’un cours nonchalant. C’est être déjà à demi au Thibet. Plus la sécurité. Aucun Etat ne saurait se passer de lui, si tumultueuses que soient les vagues. Il est vrai qu’il faut s’écraser. » p163.

       «Les  idées, même les bonnes, sont le plus souvent un malheur pour le monde entier, quand elles entrent dans de telles têtes.  On a assisté déjà aux plus absurdes des carnavals.  L’illusion égalitaire des démagogues est encore plus dangereuse que la brutalité des traîneurs de sabre... pour l’anarque, constatation théorique, puisqu’il les évite les uns comme les autres. Qu’on vous opprime : on peut se redresser, à condition de n’y avoir pas perdu la vie. La victime de l’égalisation est ruinée, physiquement et moralement. Quand on est autre que les autres, on n’est pas leur égal; c’est l’une des raisons pour lesquelles on s’en prend si souvent aux juifs.

   L’égalisation se fait vers le bas, comme quand on se rase, ou qu’on taille les haies, ou qu’on enterre une batterie. L’Esprit du monde semble parfois se changer en un monstrueux Procuste... voilà qu’un cuistre a lu Rousseau et qu’il commence à mettre l’égalité en pratique : il coupe les têtes ou, comme disait Mimi Le Bon, il « fait rouler les abricots ». Les guillotinades de Cambrai servaient de prélude au dîner. Des Pygmées ont raccourci les jambes de nègres de haute stature, pour les ramener à la leur; des nègres blancs nivellent les langues de culture.

    L’anarque, ne reconnaissant aucun gouvernement, mais refusant aussi de se bercer, comme l’anarchiste, de songeries paradisiaques, possède, pour cette seule raison, un poste d’observateur neutre. L’historien qui est en lui voit les hommes et les forces pénétrer dans l’arène comme les verrait un arbitre. Le temps ronge tout pouvoir, et plus vite même ceux qui sont bons. » p 199.

    « Ce n’est nullement par hasard que la politique a pris son caractère de plan de bonheur universel au moment même où les dieux commençaient à décliner. A quoi on n’aurait rien à redire, car les dieux, eux non plus, n’étaient pas précisément bon marché. Mais au moins, on voyait encore des temples, au lieu de cette architecture de termites. La félicité se rapproche, elle n’est plus située dans l’au-delà, mais, bien qu’elle ne soit pas pour demain, en quelque instant de la vie terrestre dans le temps.

   L’anarque pense de manière plus primitive; il ne se laisse rien prendre de son bonheur. « Rends-toi toi-même heureux », c’est son principe fondamental, et sa réplique au « Connais- toi toi-même » du temple d’Apollon, à Delphes. Les deux maximes se complètent; il nous faut connaître, et notre bonheur, et notre mesure. » p 203.

     « Nous frôlons ici une autre des dissemblances entre lui et l’anarchiste, la relation à l’autorité, au pouvoir législateur. L’anarchiste en est l’ennemi mortel, tandis que l’anarque n’en reconnaît pas la légitimité. Il ne cherche, ni à s’en emparer, ni à la renverser, ni à la modifier — ses coups de boutoir passent à côté de lui. C’est seulement des tourbillons provoqués par elle qu’il lui faut s’accommoder.

    L’anarque n’est pas non plus un individualiste. Il ne veut s’exhiber, ni sous les oripeaux du « grand homme », ni sous ceux de l’esprit libre. Sa mesure lui suffit; la liberté n’est pas son but; elle est sa propriété. Il n’intervient ni en ennemi, ni en réformateur; dans les chaumières comme dans les palais, on pourra s’entendre avec lui. La vie est trop courte et trop belle pour qu’on la sacrifie à des idées, bien qu’on ne puisse toujours éviter d’en être contaminé. Mais salut aux martyrs!

    Il est déjà plus difficile de le distinguer du solipsiste, qui considère le monde comme le produit de ses songeries. Attitude largement défendable, bien que maltraitée par les philosophes : le rêve l’atteste déjà. Le monde, maison ceinte d’échafaudages, est notre représentation, le monde, jardin rempli de fleurs, notre rêve.

   Il est vrai que le solipsiste, comme tous les anarchistes, et il est le plus extrémiste de tous, se prend à son propre piège, s’arrogeant une autonomie dont les responsabilités sont pour lui un fardeau trop pesant. S’il a, à lui tout seul, inventé la société, le voilà seul coupable de son imperfection, et s’il se brise sur elle, il périt mythiquement de son impuissance de poète, et logiquement d’une faute de raisonnement. » p 295.

 

 

 

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6 Réponses à “La Figure du Rebelle et de l’Anarque. Ernst Jünger.”

  1. Virginie Lou dit :

    Grand merci, madame,
    Je découvre votre site, inattendu plaisir comme une église romane au coin du bois. Et je découvre Jünger, dont je n’avais que quelques souvenirs pénibles de traduction (et de traductions pénibles tout autant). Je cours à la librairie!

  2. Simone MANON dit :

    Votre message me réjouit par sa petite touche poétique.
    Bonne lecture de ce grand auteur.Ne faîtes surtout pas l’impasse sur « la guerre comme expérience intérieure ».
    Bien à vous.

  3. J’ai lu Eumeswill pas le livre sur le rebelle, difficile à trouver.
    Par conséquent, je connaissais les beaux extraits de ce livre référence qu’est Eumeswill, tellement référence pour moi que la figure de l’anarque a sonné comme une révélation, une belle fusion de ce que j’aime niveau éthique personnelle… même si mon anarque est davantage un « anarchiste individualiste de la philosophie qui sut se résigner pour certaines choses » plutôt qu’un individu à l’éthique aristocratique dont Ernst Jünger ne se détache pas. On ne lui en veut pas. Tout art est autobiographie. Et la philosophie d’un quelconque philosophe n’est-elle pas avant tout autobiographique ?
    Les extraits du livre sur le rebelle sont magnifiques. J’y suis revenu pour le comparer à l’homme révolté de Camus et à ma propre vision du rebelle, que je dois développer dans mon livre.
    Merci en tout cas pour ce choix, pour relayer l’oeuvre de Ernst Jünger. Au passage, moi le fan de Corto Maltese… je me suis plusieurs fois demandé si c’est Corto qui s’est convaincu de l’anarque de Jünger ou bien le contraire. L’histoire ne nous le dira jamais. Ou bien peut-être elle ne révèlerait qu’une coïncidence. J’aime mêler l’art de l’absurde italien à la philosophie « individualiste » allemande… Je dois m’y retrouver pleinement. Merci encore !

  4. […] Pour une analyse et des extraits de l’oeuvre en question par un auteur qui défend au contraire la position de Jünger, c’est ici. […]

  5. Pierre dit :

    Bonjour,

    Je me demandais s’il était possible d’affirmer que Junger pense ses Figures, et plus généralement son interprétation du monde, à partir de l’analyse de la guerre. Autrement dit, est-ce que la guerre peut-etre considérée comme un moment de vérité ?

    Merci

  6. Simone MANON dit :

    Bonjour
    L’expérience de la guerre a été centrale dans la vie et la pensée de Jünger. Elle est pour lui une loi de la nature.
    https://www.philolog.fr/junger-la-guerre-est-loi-de-la-nature/
    https://www.philolog.fr/ernst-junger-la-guerre-comme-experience-interieure/
    Bien à vous

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