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Jünger. La guerre est loi de la nature.

 

   S’il faut élire un disciple talentueux d’Héraclite, le nom de Jünger vient immédiatement à l’esprit. Le jeune homme au cœur aventureux, le poète visionnaire, le combattant des troupes d’assaut en 14/18 ne fait pas mystère de l’admiration qu’il voue à l’antique penseur. Aussi, n’est-il pas étonnant que dans sa réflexion sur La guerre comme expérience intérieure,  il revendique explicitement sa filiation en faisant sienne, dès l’introduction, la célèbre formule héraclitéenne : Polemos est le père de toutes choses. « C’est la guerre qui a fait des hommes et des temps ce qu’ils sont. […] Voilà ce que nous ne pouvons nier, quand bien même plus d’un le voudrait : le combat, père de toutes choses, est aussi le nôtre ; c’est lui qui nous a martelés, ciselés et trempés pour faire de nous ce que nous sommes » (La guerre comme expérience intérieure,  1922. Trad. F. Poncet, Bourgois, 1997, p. 32)

   Dans le chapitre « pacifisme » d’où est extrait le texte ci-dessous, l’auteur dégage les implications de cette intuition. Et d’abord cette idée que la guerre ne procède pas de la seule volonté des hommes. Elle a une nécessité qui est celle des lois de la nature. Comment expliquer, si ce n’était pas le cas, son universalité et sa récurrence dans l’histoire des hommes ? N’est-ce pas par la guerre que les tribus ont affirmé leur identité, que les Etats se sont construits ? Impossible de ne pas reconnaître que le combat est substantiellement lié à l’aventure humaine dans le temps  et dans l’espace. Les nations, les empires, les civilisations n’auraient jamais pu s’édifier si la substance spirituelle qui en est l’âme n’avait pas été soutenue par une énergie moins éthérée que celle de l’esprit. L’existant, qu’il s’agisse de l’être physique ou de l’être moral doit lutter contre tout ce qui lui fait obstacle pour se poser et persévérer dans l’être et quand il s’agit de ces grands corps que sont les peuples ou les Etats, la lutte s’appelle la guerre. On peut déplorer qu’il en soit ainsi, on ne peut le nier.

    La grandeur de Jünger est de faire preuve dans sa vie et dans son œuvre de  cette sagesse qui a toujours consisté à assumer la nécessité, non à la nier. Certes l’âge donne à cette sagesse tragique des accents différents. Le oui nietzschéen à la dure loi du réel n’est jamais renié mais l’enthousiasme de l’adolescent cède la place à la mélancolie du patriarche. Reste que, qui a compris la leçon d’Héraclite  ne peut justifier le pacifisme.

    L’erreur de cette position n’est pas de préférer la paix à la guerre. Car « Tout le monde est contre la guerre : quel est l’être doué de raison qui ne serait pas contre la guerre ». (Propos de Jünger dans une conversation privée avec Julien Hervier (cité dans Ernst Jünger. Dans les tempêtes du siècle, Fayard, 2013, p.148).  « Tout le monde veut la paix », mais s’empresse de constater Jünger : « dès que surgit un problème politique, le bellicisme renaît aussitôt » (Entretiens avec Julien Hervier, Gallimard, 1986, p. 150)

   Quelle que soit la source où il s’alimente, l’erreur du pacifisme est donc d’être intenable. Il est incompatible avec l’ordre des choses. Expression de la lâcheté de ceux qui ont peur de mourir ou manifestation de la volonté morale la plus sublime, il condamne celui qui le choisit à la mort ou à la servitude.

   Héraclite toujours : « La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns, elle les fait esclaves, les autres, libres. 129 ; B 53 »

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TEXTE.

 

   « La guerre est la plus forte rencontre des peuples. Alors que commerce et circulation, compétitions et congrès ne font se joindre que les pointes avancées, la guerre engage l’équipe au complet, avec un objectif seul et unique : l’ennemi. Quels que soient les problèmes et les idées qui agitent le monde, toujours leur sort se décida par la confrontation dans le sang. Certes toute liberté, toute grandeur et toute culture sont issues du silence de l’idée, mais seules les guerres ont pu les maintenir, les propager ou les perdre. La guerre seule a fait des grandes religions l’apanage de la terre entière, a fait surgir au jour, depuis leurs racines obscures, les races les plus capables, a fait d’innombrables esclaves des hommes libres. La guerre n’est pas instituée par l’homme, pas plus que l’instinct sexuel ; elle est loi de la nature, c’est pourquoi nous ne pourrons jamais nous soustraire à son empire. Nous ne saurions la nier, sous peine d’être engloutis par elle.

   Notre époque montre une forte tendance au pacifisme. Ce courant émane de deux sources, l’idéalisme et la peur du sang. L’un refuse la guerre par amour des hommes, et l’autre parce qu’il a peur.

   Le premier est de la trempe des martyrs. C’est un soldat de l’idée ; il est courageux : on ne peut lui refuser l’estime. Pour lui, l’humanité vaut plus que la nation. Il croit que les peuples, dans leur furie, ne font que frapper l’humanité de plaies sanglantes. Et que, lorsque les armes ferraillent, on cesse d’œuvrer à la tour que nous voulons pousser jusqu’au ciel. Alors il s’arc-boute entre les vagues sanglantes et se fait fracasser par elles.

   Pour l’autre, sa personne est le bien le plus sacré ; par conséquent il fuit le combat, ou le redoute. C’est le pacifiste qui fréquente les matchs de boxe. Il s’entend à revêtir sa faiblesse de mille manteaux chatoyants – celui du martyr de préférence –, et  bon nombre d’entre eux ne sont que trop séduisants. Si l’esprit d’un peuple entier pousse dans ce sens, c’est le tocsin d’une ruine prochaine. Une civilisation peut être aussi supérieure qu’elle veut – si le nerf viril se détend, ce n’est plus qu’un colosse aux pieds d’argile. Plus imposant l’édifice, plus effroyable sera la chute.

   Une question vient à l’esprit : « Il se peut que le bon Dieu soit du côté des gros bataillons, mais les gros bataillons sont-ils du côté de la civilisation la plus haute ? » C’est justement pourquoi la civilisation la plus haute a pour devoir sacré de posséder les plus gros bataillons. Les temps peuvent advenir où les rapides sabots des coursiers barbares claqueront sur les décombres amoncelés de nos villes. Le fort seul a son monde bien en poigne, au faible il glisse entre les doigts dans le chaos. »

    Jünger. La guerre comme expérience intérieure. Trad. François Poncet. Bourgois, 1997, p. 75.76.

Cf. https://www.philolog.fr/ernst-junger-la-guerre-comme-experience-interieure/ [1]

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