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Hymne inconséquent à la jeunesse et à la beauté. Oscar Wilde.

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« Allons nous asseoir à l’ombre, dit Lord Henry. Parker a apporté les boissons, et si vous restez plus longtemps dans cette lumière éblouissante, vous allez être tout abîmé, et Basil ne fera plus jamais votre portrait. Il ne faut surtout pas laisser votre teint se hâler. Ce serait peu seyant.

— Quelle importance ? » s’exclama Dorian Gray en riant, cependant qu’il s’asseyait sur le siège instable à l’extrémité du jardin.

— Ce devrait-être pour vous de la plus haute importance, Mr Gray.

— Pourquoi donc ?

— Parce que vous possédez la jeunesse la plus merveilleuse qui soit, et que la jeunesse est la seule chose qui mérite qu’on la possède.

— Ce n’est pas ce que j’éprouve, Lord Henry.

— Non, vous ne l’éprouvez pas pour l’instant. Un jour, quand vous serez vieux, flétri et laid, quand les pensées auront marqué votre front de leurs rides et que la passion aura marqué vos lèvres de ses feux hideux, vous l’éprouverez, vous l’éprouverez atrocement. Pour le moment, où que vous alliez, vous charmez le monde entier. En sera-t-il toujours ainsi ?… Vous avez un visage d’une admirable beauté, M. Gray. Ne froncez pas le sourcil C’est la vérité. Et la Beauté est une forme de génie – supérieure en fait au génie, car elle ne requiert aucune explication. Elle est l’une des grandes réalités de notre monde, comme l’éclat du soleil, le printemps ou la réflexion dans les eaux sombres de cette conque d’argent que nous appelons la lune. Impossible de la mettre en doute. Elle est, de droit divin, souveraine. Elle change en princes ceux qui la possèdent. Vous souriez? Ah ? quand vous l’aurez perdue, vous ne sourirez plus …  On dit parfois que la Beauté n’est que superficielle. Cela se peut. Mais du moins n’est-elle  pas aussi superficielle que la Pensée. Pour moi, la Beauté est la merveille des merveilles. Seuls les esprits superficiels refusent de juger sur les apparences. Le véritable mystère du monde, c’est le visible, et non pas l’invisible …  Oui, M. Gray, les dieux vous ont été propices. Mais ce que donnent les dieux, ils ont tôt fait de le reprendre. Vous ne disposez que de quelques années pour vivre réellement, parfaitement et pleinement. Quand votre jeunesse s’en ira, votre beauté s’en ira avec elle, et vous découvrirez alors qu’il n’y a plus de triomphes en réserve pour vous, ou vous devrez vous contenter de ces triomphes médiocres que le souvenir de votre passé rendra plus amers à votre cœur que des défaites. Chaque mois qui touche à sa fin vous rapproche de quelque chose d’effrayant. Le temps est jaloux de vous, et guerroie contre vos lis et vos roses. Votre teint se plombera, vos joues se creuseront, vos yeux s’éteindront. Vous souffrirez atrocement… Ah ! réalisez votre jeunesse pendant que vous la détenez. Ne dilapidez pas l’or de vos jours à écouter les raseurs, à essayer d’améliorer les ratés indécrottables, ou à abandonner votre vie aux gens ignorants, communs ou vulgaires. Ce sont là les objectifs malsains, les faux idéaux de notre époque. Vivez! Vivez la vie merveilleuse qui est en vous! Ne laissez rien perdre. Recherchez inlassablement de nouvelles sensations. N’ayez peur de rien … Un nouvel hédonisme, voilà ce qu’il faut à notre siècle. Vous pourriez en être le symbole visible. Avec la personnalité qui est la vôtre, il n’est rien que vous ne puissiez faire. Le monde vous appartient, le temps d’une saison … Dès l’instant où j’ai fait votre connaissance, j’ai vu que vous étiez totalement inconscient de ce que vous êtes réellement, de ce que vous pourriez réellement être. Il y avait en vous tant de choses qui me charmaient que j’ai senti qu’il me fallait vous parler un peu de vous. Je me suis dit qu’il serait tragique que vous fussiez gâché. Car il est si bref, le temps que durera votre jeunesse, si bref en vérité. Les simples fleurs des collines se fanent, mais elles refleurissent. Le cytise sera aussi jaune en juin prochain qu’il l’est à présent. Dans un mois l’on verra des étoiles pourpres sur la clématite, et, année après année, la verte nuit de ses feuilles abritera ses étoiles pourpres. Mais nous ne récupérons jamais notre jeunesse. La pulsation de joie qui bat en nous quand nous avons vingt ans s’engourdit. Nos membres nous font défaut, nos sens se décomposent. Nous dégénérons, et devenons des pantins hideux, hantés par le souvenir des passions qui nous ont trop effrayés, et des tentations exquises auxquelles nous n’avons pas eu le courage de céder. Jeunesse! jeunesse! Il n’y a absolument rien en ce monde que la jeunesse! »

      Oscar Wilde.  Le portrait de Dorian Gray, Trad. Jean Gattégno. Gallimard, folio classique, p. 81.82.83

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REMARQUES.

    S’il y a un discours qu’il ne faut pas tenir à un jeune homme ou à une jeune fille, c’est bien celui-ci. Surtout s’il est un favori des dieux. Il risque de lui faire croire que la gloire du visible est un être alors qu’elle n’est qu’un signe. Signe de quelque chose qui s’épiphanise en lui mais qu’il n’épuise pas comme si sa fascination consistait moins à enchaîner l’âme à sa séduction qu’à la délivrer de ses mirages. Platon a dit cela merveilleusement. La belle forme émeut, donne des ailes à l’âme, suscite la réminiscence et la rend féconde pour créer la perfection dont elle est le temple.

   En ce sens il est juste de dire que « Le véritable mystère du monde, c’est le visible, et non pas l’invisible ». Comment comprendre que ce qui apparaît puisse avoir le statut d’une apparition, que l’apparence glorieuse rende visible l’invisible et réconcilie dans le plaisir esthétique le ciel et la terre, l’esprit et la matière, l’âme et le corps ? Voilà l’étrangeté, suffisante pour disqualifier le mépris que les esprits superficiels nourrissent à l’endroit des apparences et des sens.  Mais la même raison qui invite à réhabiliter l’apparence impose de ne pas l’aduler. Sa souveraineté n’est pas de clouer l’âme à son prestige et aux pouvoirs qu’elle confère sur les autres mais d’éveiller le désir d’accomplir la perfection vers laquelle elle fait signe. Ce que la beauté de Dorian Gray est pour le peintre Basil Hallward, il faudrait que quelqu’un ou quelque chose le fût pour lui. Ainsi sa vie pourrait-elle s’efforcer d’être une imitation de l’art le plus accompli.

   Mais il ne va pas de soi de faire de son existence un chef d’œuvre. Il y faut une force d’âme exigeant d’abord d’être éduquée, or l’éducation est un art et ce n’est manifestement pas celui dans lequel excelle Lord Henry.

   D’où son éloge corrupteur de la jeunesse et de la beauté. Le hasard l’a mis en présence d’un être inconsistant et immature et il compte bien se donner le seul plaisir qu’un jouisseur désabusé et cynique peut encore éprouver, celui de faire de la vie d’un autre, créature de rêve de surcroît, le produit de son influence et l’objet d’un spectacle, propre à assouvir sa curiosité d’entomologiste des passions humaines. Quand on n’a pas d’autre horizon que le délice des sensations, il faut en découvrir d’extravagantes  et quoi de plus excitant qu’être témoin et architecte de la chute de l’ange ?

  A l’heure où de nombreux jeunes vont être confiés à des éducateurs, il importe d’éviter de faire un éloge inconsidéré de la jeunesse. Sa beauté est celle d’une promesse, non d’une victoire. Il ne s’agit donc pas de l’exhorter à « vivre la vie merveilleuse » qui est en elle.  Cette vie est en puissance du pire comme du meilleur et n’est une merveille que pour ceux qui la sentent menacée. Or rien n’est plus contraire au vécu d’une vitalité inconsciente d’elle-même que cette expérience. Le sens tragique fait bien trop défaut à l’aube de l’existence pour éprouver l’urgence du vivre et encore moins l’exigence du vivre bien.

   Aussi peut-on se demander quel sens peut bien avoir pour elle l’invitation à inventer un nouvel hédonisme ? Que peut bien savoir une jeunesse inexpérimentée des différentes formes d’hédonisme ? Ne faut-il pas avoir fait l’expérience de l’impasse de la quête aveugle de sensations toujours nouvelles pour aspirer à une vie qui « trouvât dans la spiritualisation des sens son plus haut accomplissement » (p. 241). Par le truchement d’une âme malléable, Lord Henry, veut ouvrir une voie qu’il a échoué à emprunter pour son propre compte. Il se moque bien de savoir qu’il condamne cette jeune vie à ses propres échecs et même à des abjections que sa distance de spectateur ne lui permet même pas d’imaginer. Dans son inconséquence, il prophétise un nouvel hédonisme qui « recréerait la vie » (p. 242) la sauvant autant de « l’ascétisme qui étouffe les sens » que « du vulgaire dévergondage qui les émousse ». Il prête donc à son élève les leçons d’une expérience qui est la sienne, et l’essentiel pour lui n’est pas le souci de l’accomplissement de son cobaye, mais une nouvelle expérimentation propre à lui fournir de délicieuses  émotions. « C’était un ravissement de l’observer, remarque-t-il. Avec son beau visage, et sa belle âme, il suscitait l’émerveillement. Comment tout cela finirait-il, comment tout cela était-il destiné à finir, voilà qui n’avait pas d’importance. Il ressemblait à ces silhouettes gracieuses aperçues dans une fête ou sur une scène, dont les joies nous paraissent très lointaines, mais dont les souffrances excitent notre sens de la beauté, et dont les blessures sont comme des roses rouges » (p. 134).

   Vanité de l’esthète vieillissant habile à corrompre plutôt qu’à éduquer. Pas étonnant qu’il n’ait pas d’autre  modèle qu’un anti-héros tel que Des Esseintes à proposer à son admirateur. Il ignore ce qu’il en est de la santé de l’âme en jeu dans une morale hédoniste conséquente. On sent qu’il en a une certaine intelligence lorsqu’il répond à Basil Hallward lui offrant une tasse de thé : «  J’adore les plaisirs simples. Ils constituent le dernier refuge des êtres complexes ».

   Mais ce n’est pas ce que pouvait enseigner un narcissique dépravé par le goût de la transgression (Cf. « cet orgueilleux individualisme qui entre pour moitié dans la fascination du péché », p. 256), un aristocrate oisif prêt à toutes les expériences pour tromper un ennui abyssal (Cf. « ce terrible taedium vitae, lot commun de tous ceux à qui la vie ne refuse rien », p. 262;  «La seule chose horrible au monde, Dorian, c’est l’ennui. C’est le seul péché pour lequel il n’y a pas de miséricorde», p. 348), et surtout un moraliste opposant le plaisir au bonheur (Cf. « Je n’ai jamais recherché le bonheur. Qui désire le bonheur? J’ai recherché le plaisir», p. 339).

NB:  Pour tous les élèves des classes préparatoires HEC qui ont à méditer cette année sur le thème du plaisir, je conseille de lire ou relire le roman d’Oscar Wilde. C’est un bon angle d’attaque d’une problématique passionnante.