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Existentialisme et pensée existentielle. Benjamin Fondane.

 

    Existe-t-il une pensée philosophique habilitée à se dire existentielle ? Au moment où Kierkegaard affronte cette question avec toute la violence d’un pathos existentiel en guerre contre la gloire de Hegel, le penseur abstrait, comme il l’appelle, la question  n‘a rien d’insolite. Mais comment la réitérer en 1945 et a fortiori aujourd’hui, après des décennies de magistère existentialiste ? Heidegger, Sartre, n’ont-ils pas mis l’existence au centre de leurs préoccupations ? Et ne faut-il pas porter au crédit des analyses d’Hegel lui-même, une attention scrupuleuse au concret, à l’existence dans sa finitude essentielle, sa misère, sa négativité ?

    C’est pourtant bien en ces termes que Benjamin Fondane pose le problème, dans ce que l’on peut considérer comme son testament philosophique : Le lundi existentiel et le dimanche de l’histoire, (réédité aux Editions du Rocher en 1990),  en demandant « si le succès tardif (des penseurs existentiels de la première génération : Kierkegaard, Nietzsche, Dostoïevski, Chestov ) est réel ou seulement dû à quelque malentendu, à quelque déviation peu apparente mais profonde de la doctrine qui, chez ses promoteurs ne semblait guère promise à un bel avenir » p. 19. 

 

   Ce débat aurait sans doute fait rage au lendemain de la guerre si les chambres à gaz n’avait pas condamné Fondane au silence. Mais Chestov, Fondane disparus, la subversion philosophique  qu’ils incarnaient avec une radicalité impressionnante a déserté la scène, laissant le champ libre à une nouvelle génération, revendiquant sans état d’âme la dénomination d’existentialiste. De là à penser que l’existentialisme s’inscrit dans le courant de la pensée existentielle et que son succès « couronne les efforts » d’une première génération de philosophes existentiels moins chanceux, la tentation est grande. Or la question est de savoir s’il n’y a pas là un immense malentendu. Parce qu’enfin, «  Kierkegaard mit cent ans à se faire connaître ; Dostoïevski ne passe pas encore pour un philosophe ; Nietzsche passe pour un poète, un prophète ; et la pensée de Chestov n’a jamais été autre chose qu’une vox clamantis in deserto » (p. 18).  Comment comprendre que « le XX° siècle soit prêt à accueillir à bras ouverts la nouvelle génération existentielle » ? N’est-ce pas à la faveur d’une « déviation peu apparente mais profonde de la doctrine », demande  Fondane, au début de son dernier texte, écrit en février 1944 et remis à Jean Grenier quelques jours avant son arrestation le 7 mars 1944.

 

   Au fond il s’agit de savoir si la vague existentialiste qui va triompher avec le retour de temps moins tourmentés est la revanche ou au contraire la trahison de la véritable pensée existentielle. Et pour Fondane, il n’y a pas de doute : de l’une à l’autre la conséquence n’est pas bonne. L’ombre de Hegel se profile encore écrasante derrière les Heidegger, Sartre et consorts, même si dans le détournement qu’ils font de la pensée hégélienne, celle-ci « rend un son désespéré qu’on ne lui connaissait pas » (p. 33). Et cela signifie que rien n’a vraiment changé, que la grande tradition philosophique continue son odyssée de sacrifice de l’existant au nom d’une transcendance, « Histoire, Loi, Raison, Esprit, voire Dieu » constituant le sérieux sur l’autel duquel est immolé celui qui demande vainement la parole, à savoir cet existant singulier que chacun est irréductiblement. Toujours le même goût des abstractions, des concepts, des illusions fumeuses contre le néant desquels Fondane s’insurge pour la dernière fois dans ce texte émouvant et difficile. Emouvant, car nous savons que c’est un homme traqué qui s’exprime, pressé de mettre les choses au point avant qu’il ne soit trop tard. Difficile, car sous son apparence lisse, il y a le combat de Chestov, et sans explicitation des présupposés de la subversion opérée par ces auteurs, la compréhension ne va pas de soi. 

 

   Alors de quoi s’agit-il vraiment ? De savoir s’il suffit de prendre l’existence comme un objet de connaissance pour se proclamer un penseur existentiel.

  

   Car, souligne Fondane, « Un grand fossé sépare […] des philosophies qui traitent de, qui portent sur l’existence, des philosophies qui traitent de et portent sur – la connaissance du point de vue précisément de l’existence inconditionnée, historique et par là non valable pour tous. Il importe de toute urgence de tirer cela au clair si l’on tient à dégager, avant qu’elle ne s’évanouisse (si elle ne l’est pas déjà), la signification autant originelle qu’originale de la philosophie existentielle proprement dite et du rôle qu’elle a tenu, ou qu’elle a manqué de tenir, dans le drame de la Connaissance. Il faudrait se décider sur la marche à suivre : voulons-nous réellement savoir ce que la Connaissance pense de l’existant ou bien, pour une fois, ce que l’existant pense de la Connaissance ? Est-ce l’existence, comme toujours, ou est-ce la connaissance, enfin, qu’il s’agit de rendre problématique ? » p.22.23.

 

      On ne saurait mieux formuler le renversement fondamental de perspective initié par ce qui mérite, aux yeux de Fondane, de s’appeler une philosophie existentielle. « Voulons-nous réellement savoir ce que la Connaissance pense de l’existant ou bien, pour une fois, ce que l’existant pense de la Connaissance ? » dit-il.

   « Pour une fois » : Manière de souligner que rien ne nous est moins familier qu’une telle démarche et qu’entre le point de vue de l’existant et le point de vue de la Connaissance, opposés ici sans compromis possible, il est urgent de prendre conscience que la philosophie a toujours incarné le second.

   C’est que, dans son procès même, autrement dit par sa réflexivité, ses conceptualisations, son souci de cohérence, de rationalisation, elle a toujours été conduite à se déployer dans des catégories qui ne sont pas celles dans lesquelles on vit. Bref, le sujet et l’objet de la Connaissance n’ont jamais été l’existant dans son immédiateté vécue, même quand un Heidegger ou un Sartre font de l’existence leur objet de réflexion. Il est le grand absent de l’effort de connaissance car tous, implicitement, désertent le plan d’immanence de l’existant (indiqué par le e minuscule d’existant), pour le faire surgir en contrepoint d’un autre site, celui de la transcendance de l’être (indiqué par  le C majuscule de Connaissance), quel que soit le nom qu’ils donnent à la fantasmagorie qui est le corrélat des requêtes de la raison. L’Etre, dans sa plénitude, est toujours ailleurs. Il s’appelait avec Platon, le monde intelligible et en regard de son immutabilité, le monde sensible, la réalité de la souffrance et de la joie n’avait pas plus de réalité qu’une ombre. Il s’appelle effectuation de l’Esprit chez Hegel, Raison dialectique, Histoire, Peuple, Culture chez d’autres. Qu’importe la dénomination de nos diverses illusions ontologiques ! Pour l’existant en quête d’ « une connaissance véritable qui ne se détournerait de rien de ce qui est » (p. 53), ces mots ne recouvrent que néant,  le comble étant que c’est  au nom de ce néant d’Etre qu’on a proclamé la nullité ontologique de ce qui est vraiment.

   Une véritable pensée existentielle commence donc avec la critique radicale de la pensée spéculative, avec la subversion de la pensée rationnelle dans laquelle il convient de dénoncer un procès de déréalisation de l’être dans l’immédiateté vivante de sa plénitude et le ressort du malheur de la conscience.

   « La co-existence en l’homme de ces deux pensées dont l’une, immanquablement, effectue l’affirmation existentielle et dont l’autre, non moins immanquablement, nie l’existence et lui substitue un monde de structures idéales qui, pour rester absolues, doivent être soustraites à toute atteinte d’une existence caractérisée par son changement perpétuel, par son flux héraclitéen – la co-existence de ces deux pensées, dis-je, antagoniques, irréductibles, également constitutives de l’être humain, c’est là la source de notre dissension intime, de notre déchirement profond, du malheur de notre conscience » La conscience malheureuse, Denoël et Steele, 1936, p. 24.

 

   Ainsi s’éclairent plusieurs points forts de cette pensée exigeante :

 

   – D’abord l’appel à la subversion des habitudes de la pensée ne doit pas être interprété comme « un abandon de la connaissance, un sacrifizio del intelleto » (p. 53). La critique du discours ne peut s’effectuer qu’à l’intérieur du discours, la critique de la philosophie est encore de la philosophie, mais le thème de la déconstruction, du dépassement de la métaphysique traditionnelle ne flirte jamais avec le nihilisme. Je dois aux lumineuses analyses d’Olivier Salazar-Ferrer dans son Fondane et la révolution existentielle, de m’avoir permis de comprendre le versant positif de la pensée existentielle. Son enjeu est la réappropriation de l’existant par lui-même, l’attestation existentielle, l’insurrection de sa plénitude et de son ouverture sur une transcendance qui est positive bien qu’elle ne puisse être entrevue que dans le langage de ce qu’elle n’est pas. Le commentateur propose l’expression « d’anarchisme métaphysique » pour nommer la démarche de Fondane et il précise : « Comme l’anarchisme politique, l’anarchisme métaphysique présuppose des valeurs informulées (affirmation de l’existant, plénitude vitale, liberté absolue, justice existentielle, abolition de la temporalité, de la finitude, de la nécessité) qui constitue une éthique négative parallèle à l’onto-théologie négative, toutes deux résultant de la subversion du rationalisme » p. 86.

   – Ensuite, la dénonciation du point de vue de la Connaissance sur l’existant ne revient pas à prétendre que la philosophie traditionnelle ne s’est pas intéressée à l’existence. En un sens toute philosophie a, par principe, une dimension existentielle, mais cela ne l’immunise pas contre sa condamnation par la véritable philosophie existentielle :

 

 

 

 

Alors que peut-on appeler une philosophie existentielle ?

 

 

 

 

 

 

A méditer : 

 

   « L’impertinente inquiétude, la sainte hypocondrie seraient-elles non des « états d’âme » comme la paix, la satisfaction de l’esprit, mais un instrument de recherche, les prolégomènes de la méthode ? Maintenir l’inquiétude dans l’existant – ce serait là le rôle du philosophe ? Mais n’est-ce pas trop accorder à une philosophie qui n’a rien à nous enseigner, qui n’est pas un savoir, qui nous laisse les mains vides […] Appartient-il encore à cette philosophie de mesurer à ses seuls pouvoirs l’étendue du réel ? et de déclarer infranchissables les bornes qu’elle ne saurait franchir? A partir de là — mais de là seulement — débute la philosophie inconditionnée, historique, non valable pour tous — qui, par le fait même d’être, institue la critique de la théorie de la connaissance telle que formulée par la philosophie positive et lui assigne ses limites. Est-ce beaucoup que de demander au philosophe de reconnaître (il n’est point besoin qu’il approuve) l’existence, au sein de la philosophie, de ces problèmes et l’avènement, à ses frontières où commence le no man’s land, d’un nouveau type de philosophe, différemment équipé au point de vue « technique », puisque réservé à un autre type d’exploration? Est-ce beaucoup que de demander au philosophe, au moment où il se heurte à l’inintelligible, au «malheur» de ne pas leur tourner le dos, de ne pas les déclarer du « bavardage » et surtout de ne pas «interpréter » les problèmes qu’il rencontre à la seule fin d’obtenir au plus vite la « satisfaction d’esprit » qui a failli lui échapper ? La recherche, plusieurs fois millénaire, de cette « satisfaction » n’est-elle pas encore une preuve suffisante du mal incurable que le philosophe traîne avec lui, et qu’il n’ose pas envisager? Pourtant, c’est à ces moments exceptionnels, et qui ne dépendent pas toujours de nous, qu’il dépend de nous, peut-être, d’ouvrir les yeux et de tendre toute notre volonté pour faire que notre monade ne soit pas fermée et finie, mais ouverte et infinie. Ce n’est qu’à ces moments exceptionnels qui ne dépendent pas toujours de nous, qu’il dépend de nous cependant, pour une bonne part, de faire face au Pouvoir magique qui nous oblige au séjour du Néant — ce Néant qui, malgré notre évidence intime (Sentimus, experimus), s’entête à démontrer qu’il n’y a ni portes ni fenêtres dans notre petite monade. C’est là que l’existant connaît que sa liberté est refus — refus à tout ce qui tend à l’enfermer pour toujours dans sa propre immanence et ne lui offre que de fausses issues, de fausses transcendances — de soi sur soi, de sa connaissance sur son existence, de la raison universelle sur sa connaissance, d’un Dieu parallèle à son immanence qui, à son tour, ne peut sortir de soi. Etc.

   Mais l’Existant — c’est beaucoup dire, peut- être! C’est là une catégorie presque aussi générale que l’Existence ; et ce concept aussi, il le faudra sacrifier, L’ « exception » n’est pas n‘importe quel existant, bien que n’importe quel existant soit susceptible, d’un moment à l’autre, de devenir l’«exception ». Une philosophie non valable pour tous, cela veut dire seulement, peut-être — non valable pour tout homme pendant que plongé dans les conditions ordinaires de la vie où, pour chaque question, il y a une réponse toute prête. Mais la peste, le tremblement de terre peuvent surgir soudain, avec leurs problèmes, dans l’homme le moins préparé, dans la vie la plus banale. Tout un chacun peut devenir une « exception », bien que jusque-là il ne fût même pas parvenu à comprendre ce que cela voulait dire; bien que jusque-là il n’eût eu aucune envie de le devenir. Kierkegaard eût préféré sans doute épouser Régine Olsen et ne pas devenir une « exception » ; Nietzsche eût préféré ne pas attendre sa folie pour envoyer à Mme Wagner son télégramme « Ariane, je t’aime » ; Ivan Ilitch eût préféré être écrasé par une voiture que d’affronter les « révélations de la mort » Dostoïevski eût préféré vivre dans un monde sans « souterrain » ; Pascal eût préféré une chaise à un abîme. Et, en général, nous tous, préférerions n’importe quelle servitude, voire les hussards de la « guerre nécessaire », à la terrible expérience de perdre pied et notre confiance en la raison. Il est plus aisé de renoncer à tout ce que nous avons de plus cher au monde, que de demander, comme job, un arbitre entre nous et Dieu. Mais l’expérience qui fera de nous une « exception » et nous livrera aux problèmes existentiels ne dépend pas de nous. Que nous le voulions ou non, il faudra traverser ses affres, il nous faudra tenter de nous en délivrer — et écouter la promesse. Quelle promesse?

   « Tu es réservé pour un grand Lundi! —— Bien parlé, mais le Dimanche ne finira jamais ! »

    C’est ainsi que parle Kafka, qui ne peut s’empêcher cependant d’attendre passionnément le « grand Lundi » ! Car elle est là, la voix qui crie jusque dans nos oreilles : « Tu es réservé… ! » Si l’existant n’a ni portes ni fenêtres, d’où donc vient-elle cette voix ? Et si elle ne vient que de lui-même, pourquoi, même alors, serait-elle moins légitime que la voix qui dit : « Jamais ! » ? Pourquoi cette passion seule serait-elle – inutile ? Pourquoi elle seule doit-elle désespérément lutter pour faire valoir ses droits ? La lutte n’est pas finie ; finira-t-elle jamais ? C’est pourtant l’idée, l’obsession, la voix étrange du « grand Lundi » qui rend le Dimanche de l’Histoire si sombre, si anxieux, si long, si impatient de proclamer son « sérieux » et de faire donner ses hussards contre tous ceux qui flairent qu’il n’est – et  ne saurait être – que  néant.

   Car il ne serait pas néant s’il ne portait, jusque dans ses structures les plus intimes, la négation de soi par soi et ne savait de source sûre que sa cruelle emprise sur l’existant n’est qu’une Zauberkraft – un pouvoir magique – d’autant plus malaisé à rompre – qu’il repose proprement sur – rien. » Ibid., p. 62.64.65.66.67.68.