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Europe, la voie romaine. Rémi Brague.

 

     

   Est-ce le non irlandais au traité de Lisbonne après le non français et hollandais au projet de constitution européenne, toujours est-il que la question européenne s’impose à moi comme un objet de réflexion toujours à recommencer. Qui sommes-nous et pourquoi avons-nous tant de peine à donner une forme politique à ce que Voltaire considérait, au 18° siècle comme « une espèce de Grande République ». «  Il y avait déjà longtemps que l’on pouvait regarder l’Europe chrétienne à la Russie près (celle-ci n’est inscrite que depuis 1716 à l’almanach royal) comme une espèce de Grande République, partagée en plusieurs Etats, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres, tous ayant le même fond de religion quoique divisés en plusieurs sectes, tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique inconnus dans l’autre partie du monde » Le siècle de Louis XIV, §II. Cité par Raymond Aron dans sa conférence prononcée au Sénat le 13 mai 1975 : L’Europe, avenir d’un mythe. (Revue : Cités 24, 2005).

 

      Certes nul Européen ne s’est jamais fait une idée de cette « Grande République » comme un Français a pu construire une idée de la France ou un Allemand une idée de l’Allemagne mais lorsque l’Union soviétique et l’Etat nazi s’engagèrent dans les monstruosités  que l’on sait, il fut évident qu’ils se mettaient hors de la tradition européenne. Pas étonnant qu’après les désastres engendrés par cette trahison de l’Europe, les Européens se souvinrent avec énergie et espérance qu’il fallait donner un avenir à ce qui les liait depuis si longtemps dans une destinée commune. Et pourtant à l’épreuve des échecs historiques, on peut légitimement se demander si l’idée d’une unité européenne est autre chose qu’un mythe.  C’est la question que pose Raymond Aron en 1975 et avec sa perspicacité habituelle, il n’hésite pas à dire que ce mythe, au sens « d’une représentation vague d’un avenir passionnément souhaité, avenir peut-être inaccessible mais source d’inspiration et de volonté » a cessé d’être vivant. Il s’est transformé et sans doute dénaturé. Il me semble que le constat que le philosophe fait en 1975 est plus que jamais pertinent en 2008. Lisons le : « À condition de s’en tenir à des abstractions, on pourrait suggérer la constance du projet. L’Europe occidentale, face à la zone dominée par l’Union soviétique et occupée par des régimes inspirés de celui de Moscou, se veut libérale, capable de résister à la pression interne et externe, grâce à la prospérité, grâce à l’efficacité supérieure des économies mixtes. À la fois barrière et modèle elle entend démontrer qu’il n’y a pas de contradiction entre le marché et la justice sociale, entre la critique permanente et la productivité, entre la liberté des nations et leur coopération. Aux Etats-Unis, elle ne s’oppose pas dans le même style ; selon la formule consacrée, elle veut affirmer son identité ou encore se différencier. Si nous passons des conventions à la vérité, je crains qu’il ne faille tenir un autre langage. Les Européens de l’Ouest n’éprouvent certes pas la moindre tentation de passer de l’autre côté de ce qu’on appelait le rideau de fer, mais, sauf par intermittences, ils ne craignent plus le soviétisme, cristallisé en une communauté apparemment conservatrice. Beaucoup d’entre eux, surtout en France et parmi les intellectuels en tous les pays, manifestent davantage leur nationalisme – ou ce qu’il en reste, à l’égard des Etats-Unis qu’à l’égard du monde soviétique. L’opinion, longtemps orgueilleuse des miracles économiques, en découvre aujourd’hui le prix. Le thème qui suscite l’intérêt ou la passion, ce n’est pas l’unité européenne, c’est la lutte contre la pollution ou un nouvel ordre économique mondial, la protection de la nature ou l’aménité dans les rapports humains. L’unité européenne, historiquement liée à ce que l’on appelle la croissance sauvage, souffre du même discrédit que cette dernière. Les enfants gâtés de l’Europe accablent de leur mépris, parfois même de leur hostilité l’oeuvre accomplie par leurs pères. C’est vers les peuples qui ne jouissent pas encore des bienfaits équivoques de l’industrialisme que se tournent leurs regards – ces peuples qui souhaitent, eux, à leur tour, les bienfaits équivoques dont il y a une dizaine d’années, les Européens tiraient naguère tant de fierté ». Au fond Aron stigmatise l’ingratitude des enfants gâtés de l’Europe, leur difficulté à identifier leurs véritables ennemis et aussi une certaine forme d’angélisme leur permettant d’oublier que les valeurs culturelles de l’Europe ont partie liée avec la prospérité économique et les conquêtes de la liberté politique qu’elles ont rendu possibles. Oui l’Europe est le lieu où la civilisation industrielle et libérale a pris son essor, oui l’histoire mondiale porte la marque de l’expansion européenne. Ce n’est pas une tare, ce serait plutôt un titre de noblesse si les Européens étaient capables d’avoir une politique digne de leur culture (pour reprendre le propos de Raymond Aron écrivant que « l’Europe a péri de n’avoir pas une politique digne de sa culture » qui lui-même reconduit la formule de Valéry) et si les non-Européens avaient le souci de ne pas disjoindre les progrès techniques et scientifiques qu’ils s’approprient des conditions spirituelles et morales sans lesquelles ceux-ci n’auraient pu s’effectuer.  

     Or le bât blesse des deux côtés. Du côté des Européens, on peut se demander ce qui subsiste de « la culture européenne » dans ce qu’ils sont devenus.  Du côté des non-Européens, on observe que ce sont nos acquis techniques et militaires essentiellement qui les intéressent. Ceux-ci se planétarisent à une vitesse vertigineuse beaucoup plus que les vertus qui leur sont liées en Europe. Tous les auteurs pointent ce fait avec mélancolie. « La première chose que le reste du monde désire de la culture européenne, ce sont les techniques militaires, la dernière, les libertés civiles, les institutions démocratiques, les critères intellectuels » écrit Kolakowski. Où sont les Barbares ? 1980.    

  « L’écrasante majorité de la population de la planète ne vit pas l’ « égalisation des conditions», mais la misère et la tyrannie. Et, contrairement à ce que croyaient aussi bien les libéraux que les marxistes, elle n’est nullement en train de se préparer pour accueillir le modèle occidental de la république capitaliste libérale. Tout ce qu’elle cherche dans le modèle occidental, ce sont des armes et des objets de consommation – ni le habeas corpus, ni la séparation des pouvoirs. C’est éclatant pour les pays musulmans – un milliard d’habitants – pour l’Inde – presque un autre milliard-, en Afrique, en Chine encore un autre milliard – dans la plupart des pays du Sud- Est asiatique et d’Amérique latine. La situation mondiale extrêmement grave, rend ridicules aussi bien l’idée d’une «fin de l’histoire» que d’un triomphe universel du «modèle démocratique» à l’occidentale. Et ce «modèle» se vide de sa substance même dans ses pays d’origine ». Castoriadis. La montée de l’insignifiance.1993.       

  Si nous doutons de la vitalité de la culture européenne en Europe et si nous déplorons la faiblesse de son rayonnement dans le monde, c’est donc que nous nous en faisons une certaine idée. D’où le problème que je voudrais à nouveau approfondir :  Que peut-on entendre par culture européenne ?  Le livre de Jacques Dewitte, que j’ai présenté précédemment, lui a conféré la dimension d’une exception. On se souvient que celle-ci consiste dans un certain type de rapport à soi, marqué par le sens critique, le doute, la négation de tout trait identitaire figé et l’ouverture à l’universel. L’Europe est cet espace où l’on n’a pas hésité à voyager dans l’étrangeté (Hegel a dit cela dans la Phénoménologie de l’esprit dans des pages inoubliables), à devenir en quelque sorte étranger à soi-même en se regardant avec les yeux de l’autre, surtout si celui-ci est le vaincu, le dominé, l’ennemi.    C’est ce que souligne aussi Rémi Brague dans son beau livre : Europe, la voie romaine. Gallimard.1992. Je me souviens de l’admiration que j’ai éprouvée pour ce texte lorsqu’il est sorti. En le relisant quinze ans après, l’admiration est encore plus grande. Le propos est limpide, l’érudition jamais affichée mais bien présente dans la finesse des analyses et la sûreté du jugement. Ce polyglotte, professeur de philosophie médiévale et arabe à la Sorbonne, familier de la Grèce et de Rome, explicite avec une grande profondeur la nature de l’exception européenne.

   C’est sa thèse que je me propose de présenter ici afin de susciter le désir de lire ou de relire ce brillant auteur.

 

  Lui aussi est frappé par la curiosité que les Européens manifestent à l’égard de ce qui est autre dans le temps et dans l’espace et par leur propension à entretenir un rapport critique avec eux-mêmes.     Cequi est l’exception dans les autres cultures semble être la règle dans les milieux cultivés européens.  Certes la critique de soi-même a pu exister chez les peuples conquis mais en Europe elle a été le propre de peuples vainqueurs. « À l’accoutumée, une culture réfléchit sur elle-même quand elle est contrainte à s’interroger par une situation d’infériorité. On en a des exemples partout où les Européens sont intervenus dans des civilisations extérieures et, sans les modifier par un apport massif de population, les ont contraintes à s’ouvrir. On peut songer aux réformes de l’Empire ottoman après la défaite de sa flotte à Lépante (1571), ou après l’échec du siège de Vienne (1683). Ou encore à celles qui, au Japon, devaient déboucher sur le Meiji après l’ouverture forcée des ports bombardés par le commodore Ferry (1854).

    L’Europe, en revanche, présente ce cas peut-être unique d’une réflexion sur soi amenée par un rapport à des peuples qu’elle venait justement de vaincre, dont elle venait justement de conquérir les terres. Elle débouche sur une tentative prolongée pour se voir à travers les yeux de l’autre. Les Lettres persanes de Montesquieu ou les Cartas marruecas de Cadalso sont ainsi un phénomène exclusivement européen. Le genre littéraire que ces oeuvres représentent, et auquel on pourrait annexer tout le mythe du « bon sauvage », est en fait la transposition quelque peu abâtardie de réflexions bien plus profondes dont l’occasion première fut sans nul doute la découverte de l’Amérique. On connaît les réflexions de Montaigne sur les Indiens dans le célèbre essai Des cannibales. Et les extrapolations des littérateurs se fondent sur l’immense trésor d’observations de première main amassé par les missionnaires. Qu’on songe à l’immense succès des Lettres édifiantes et curieuses. La défaite extérieure des « autres » se retournait, aux yeux des penseurs, en une victoire: l’Europe tentait de se voir à travers les yeux de l’étranger, et donc comme n’allant pas de soi, comme ne constituant pas nécessairement la seule possible, encore moins la meilleure possible, des solutions du problème humain. On peut se demander pourquoi l’Europe, et elle seule, s’est engagée dans cette aventure réflexive qui doublait l’épopée coloniale: c’est qu’elle avait déjà en soi-même, dans son rapport constitutif avec les sources classiques, tout ce qu’il lui fallait pour se sentir inférieure » (p.178 dans la collection Folio/Essais).      

  De fait, soutient Rémi Brague, l’Europe a ceci de spécifique qu’elle n’a pas trouvé en elle ses gisements de sens et de valeur. Elle les a élus hors d’elle dans ce qui lui était étranger mais constituait à ses yeux une valeur à la hauteur de laquelle il lui fallait se porter. L’Antiquité gréco-latine d’une part, le Moyen-Orient biblique d’autre part sont les deux matrices de la culture européenne, matrices qu’elle n’a pas « digérées » comme a pu le faire le monde arabe en supprimant la distance entre le même et l’autre, mais en « les incluant » en elle comme une source qu’elle n’en finit pas de revisiter pour en déployer une richesse toujours actuelle et toujours à sauver de la mort de ce qui est renvoyé à un passé définitivement révolu. L’auteur s’étend sur ce qui sépare le monde européen du monde arabe quant au rapport aux sources. Les Arabes traduisent les Grecs et les Latins pour autant qu’ils trouvent en eux ce qui les confirme dans leur propre identité ; ils les assimilent et les suppriment dans leur dimension d’altérité. La certitude d’une supériorité de la langue arabe sur les autres langues rend inutile le souci  de conserver les textes originaux une fois qu’ils sont traduits. Il s’ensuit qu’il est impossible de revenir au texte originaire en terre d’Islam, possibilité qui est au contraire au fondement des diverses renaissances ayant scandé l’histoire culturelle occidentale. On ne soulignera jamais assez le paradoxe ayant consisté, en terre européenne, à fonder pendant des siècles l’enseignement sur l’étude de langues, non seulement mortes mais aussi étrangères, le grec surtout et aussi le latin.    En ce sens il faut comprendre que l’identité européenne est « une identité excentrique ». Son centre est à l’extérieur d’elle-même. Elle ne l’a pas reçu en héritage, elle a dû se l’approprier par un effort constant de telle sorte qu’on ne naît pas Européen, on le devient par arrachement à une barbarie dont on se sent menacé et tension vers un idéal civilisationnel par rapport auquel on se sent en défaut. « La culture européenne est de la sorte marquée par le sentiment mélancolique d’une aliénation ou d’une infériorité par rapport à une source qui suscite une nostalgie. On peut trouver des traces de ce sentiment à diverses époques. Ainsi au Moyen Âge, dans l’image récurrente selon laquelle une époque postérieure se perçoit comme une génération de nains qui ont besoin de se jucher sur les épaules des géants qui l’ont précédée. L’image se trouve sans doute pour la première fois au début du XIIe siècle chez Bernard de Chartres (mort vers 1125), pour lequel le géant est Aristote. Elle se rencontre ensuite chez les chrétiens de l’époque mais aussi chez les juifs, pour lesquels elle permet d’illustrer le principe juridique selon lequel la halakhah se règle sur la décision des plus récents. Elle aboutit, au terme d’une histoire mouvementée, jusqu’à Newton. Mais la comparaison des Anciens avec des géants et des Modernes avec des nains est aussi implicitement chez Swift, qui présente les premiers dans sa description de Brobdingnag et les seconds dans celle de Lilliput. Par ailleurs, il est remarquable de noter que la même image permet de rendre compte de deux rapports au passé, profane, mais aussi religieux: des vitraux de la cathédrale de Chartres représentent les quatre évangélistes perchés sur les épaules des prophètes de l’Ancienne Alliance.     Le même sentiment est présent à l’orée des temps modernes, par exemple chez Montaigne, qui écrit:   « Les productions de ces riches et grandes âmes du temps passé sont bien loin au-delà de l’extrême étendue de mon imagination et souhait. Leurs écrits ne me satisfont pas seulement et me remplissent; mais ils m’étonnent et transissent d’admiration. Je juge leur beauté; je la vois, sinon jusqu’au bout, au moins si avant qu’il m’est impossible d’y aspirer » (Essais, II, 17). (p. 129.130.131).  

  La culture européenne ne peut donc pas se définir par un contenu. Elle est un contenant, avant tout une forme se définissant moins par les éléments qu’elle inclut et dont, pour certains, d’autres civilisations ont pu aussi se réclamer (Les deux éléments hellénique et abrahamique se retrouvent à Byzance et dans l’Islam) que par la manière dont elle s’y rapporte. Manière typique de la romanité selon notre essayiste.   Car qu’est-ce que Rome ? Non seulement une civilisation de conquérants, de bâtisseurs et de juristes mais aussi et surtout « une culture qui a apporté ce qui ne venait pas d’elle, la culture grecque » (p.54). A tort ou à raison les Romains du II° siècle éprouvent un sentiment d’infériorité à l’endroit des Grecs qu’ils ont  pourtant vaincus. Et ils ont le mérite de convertir une victoire en défaite ainsi que le signifie le vers d’Horace, cité page 53 : «  La Grèce captive captiva son farouche vainqueur et introduisit les arts dans le rustre Latium » Epîtres, II, I, 156.  Voir dans la romanité l’essence de la culture européenne revient donc à souligner la singularité d’une identité qui ne se revendique pas autochtone, pure de toute contamination de l’étranger mais qui passe par l’autre pour s’approprier ce qu’elle doit être. Rémi Brague mobilise l’image de l‘aqueduc pour figurer la romanité et par extension l’européanité. « Est « romain », en ce sens, quiconque se sait et se sent pris entre quelque chose comme un « hellénisme » et quelque chose comme une « barbarie ». Être « romain », c’est avoir en amont de soi un classicisme à imiter, et en aval de soi une barbarie à soumettre. Non pas comme si l’on était un intermédiaire neutre, un simple truchement lui-même étranger à ce qu’il fait communiquer, mais en sachant que l’on est soi-même la scène sur laquelle tout se déroule, en se sachant soi-même tendu entre un classicisme à assimiler et une barbarie intérieure.   Être «romain », c’est se percevoir comme grec par rapport à ce qui est barbare, mais tout aussi bien comme barbare par rapport à ce qui est grec. C’est savoir que ce que l’on transmet, on ne le tient pas de soi-même, et qu’on ne le possède qu’à peine, de façon fragile et provisoire.    La culture romaine est ainsi essentiellement passage: une voie, ou peut-être un aqueduc – autre signe tangible de la présence romaine. Cette dernière image a d’ailleurs sur celle de la route l’avantage d’exprimer directement la nécessité d’une dénivellation. Alors qu’une route doit être la plus plate possible, un aqueduc est impensable sans une pente. De même, la culture romaine est tendue entre un amont et un aval ». (p. 55.56)   Ce qui est vrai du rapport à la Grèce l’est aussi du rapport à la source juive. Le christianisme comme la philosophie ou les art romains se sent débiteur d’un illustre aîné. Dans les deux cas on a conscience d’une « secondarité culturelle » et si c’est là l’essence de toute culture véritable qui n’est jamais de l’ordre du donné mais toujours de celui de la conquête, reste qu’il y a là une spécificité de la culture européenne. « Cette attitude «romaine » permet de formuler ce qui me semble constituer une particularité de la civilisation européenne. Je veux parler d’un certain rapport à la secondarité culturelle. J’entends par ce dernier terme, en premier lieu, cette évidence banale que toute culture est seconde. Il en est ainsi au niveau de chacun de ceux qui en portent l’empreinte : même si elle est acquise dans la petite enfance, ce qui la fait paraître «toute naturelle », la culture est acquise, et jamais innée. Par ailleurs, au niveau collectif, toute culture est l’héritière de celle ou celles qui l’a ou l’ont précédée(s). En ce sens, toute culture est terre d’immigration. Mais il y a plus : la secondarité culturelle me semble avoir, dans le cas de l’Europe et d’elle seule, une dimension supplémentaire. L’Europe a en effet cette particularité d’être, pour ainsi dire, immigrée à elle-même. Je veux dire par là que le caractère secondaire de la culture est non seulement présenté comme un fait, mais explicitement su et délibérément voulu.  On vient de caractériser l’histoire de la civilisation européenne, depuis la naissance de l’Europe, comme une série quasiment ininterrompue de renaissances. Or, ce qui est remarquable, nous l’avons vu, c’est que l’effort de retour vers l’amont vise autre chose que les regains culturels et les revivals religieux que traversent toutes les civilisations. Cet effort ne tend pas vers la période primitive; il n’est pas un retour vers ce qui est propre à la culture et qui aurait existé dans toute sa pureté aux origines fondatrices. Au contraire, il tend vers une source située en dehors de la culture européenne – en l’occurrence, dans l’Antiquité gréco-latine.   Rappelons ici un fait social massif: pendant des siècles, les élites européennes ont été sélectionnées sur leur capacité à assimiler les langues anciennes. On rapproche parfois ce système de la Chine ancienne, et l’argot estudiantin français parle des grands patrons universitaires comme de  «mandarins». L’analogie est tentante : là-bas aussi, les mandarins étaient recrutés par un système de concours littéraires. Mais on oublie la différence, qui est l’essentiel : les lettrés chinois étaient experts en lettres chinoises; en Europe, au contraire, on étudiait les classiques de deux civilisations autres, et d’une altérité parfois douloureusement ressentie ». (p. 158).

      « Identité excentrique » ; « romanité » ; « secondarité culturelle » ; « le contenu de l’Europe c’est justement d’être un contenant, d’être ouverte sur l’universel » ; autant de formules s’efforçant d’approcher la singularité de l’Europe à qui l’on fait l’honneur, au fond, d’incarner une tâche qui est celle de tout homme en tant que la culture est une tâche infinie. L’Europe est ainsi présentée comme un pont entre  la barbarie et  la civilisation et l’européanisation comme l’affaire de tous, aussi bien celle des Européens dont le tort serait de croire qu’ils possèdent ce qu’ils ont à conquérir que celle des non-Européens dont le tort serait de croire qu’on peut échapper à l’européanité dans la mesure où il n’y a pas d’authentique culture sans arrachement à son particularisme et ouverture à l’universel.    

   PB:  Si l’on voit bien la barbarie qui guette les cultures jalouses de leurs exclusivismes, revendiquant haut et fort un particularisme élevé indûment à l’universel, il convient en dernière analyse de s’interroger sur la barbarie qui menace l’Europe.  Ce pourrait être un repli sur soi et la tentation de réduire l’identité européenne à une identité reçue, définissable par un certain mode de vie tellement attractif pour les damnés de la terre qu’ils n’hésitent pas à braver la mort pour atteindre cet Eldorado. C’est hélas, comme on l’a déjà dit, de plus en plus ce à quoi se ramène l’espace européen pour ceux qui ont la chance d’y être nés et pour ceux qui voudraient bien y pénétrer. Les objets de consommation, la technique, la richesse économique, la liberté anomique. Voilà ce qui semble faire l’intérêt de l’Europe et l’on ne voit pas qu’en perdant son âme, l’Europe cesse d’être ce qui la singularise et lui confère son caractère d’exception.     

   M’écartant du propos de Rémi Brague, il me semble qu’on peut voir la barbarie dont on devrait se sauver essentiellement dans la propension de certains Européens à réduire l’identité européenne à une identité culturelle parmi d’autres, à méconnaître le rapport à l’universel qui la constitue et pire, à nourrir une haine à l’endroit de ce qu’ils devraient honorer avec un juste sentiment de reconnaissance. La présentation du livre de Jacques Dewitte a déjà été l’occasion de dénoncer les contradictions du relativisme culturel, si branché par les temps qui courent. La barbarie, c’est cette complaisance aveugle à l’égard de ceux qui sont innocentés de leur barbarie présente sous prétexte qu’ils furent un jour les victimes de l’impérialisme occidental ; c’est le mépris de la culture européenne par des intellectuels qui lui doivent le meilleur de ce qu’ils sont, c’est par un non répété au projet de construction politique européenne, une certaine manière de faire triompher le nihilisme, la désinformation, la mauvaise foi. Rémi Brague appelle « marcionisme » le grand danger que la culture européenne est parvenue à tenir en respect sans toutefois échapper à sa contamination.  Selon Marcion, auteur de II° siècle de notre ère la parole évangélique annulerait la validité de l’Ancien Testament. On peut y voir l’emblème de la tendance à se croire dispensé de faire le détour par l’autre et donc de s’ouvrir à l’universel pour accomplir sa propre humanité. Mais le marcionisme c’est aussi la tentation gnostique de voir dans le monde l’œuvre d’un Dieu mauvais et de faire de Jésus le messager d’un Dieu dont la bonté s’atteste par son extériorité au monde.

   Le non répété à la construction européenne me semble relever, en ce sens, du marcionisme. Car s’il est vrai que ce qui se construit sur la terre n’a pas la perfection du ciel, ce n’est pas une raison pour renoncer à poursuivre l’oeuvre des Pères fondateurs au motif qu’on peut toujours penser de meilleures institutions. Les détracteurs de la construction européenne ignorent d’ailleurs si peu le caractère aporétique de leur position qu’ils commencent toujours par se proclamer Européens. Mais ils opposent ce que l’Europe a savamment  essayé de concilier dans ce que son histoire a de meilleur. 

   Souvenons-nous du propos de Raymond Aron cité au début de cet article:  » À la fois barrière et modèle (l’Europe) entend démontrer qu’il n’y a pas de contradiction entre le marché et la justice sociale, entre la critique permanente et la productivité, entre la liberté des nations et leur coopération ».  

    Oui, l’Europe a porté les idéaux libéraux et elle doit continuer à faire rayonner dans un monde qui se rééquilibre au détriment de la suprématie de l’Occident les vertus de l’esprit européen car ces vertus sont universalisables. La barbarie c’est encore de qualifier ce projet de néo-colonialisme et de nourrir le procès de l’Europe au moment où l’européanisation du monde, au sens précisé par Rémi Brague, est plus que jamais nécessaire. Mais il semble bien que les Européens préfèrent leur sport favori: le dénigrement; l’autoflagellation, le consentement à leur déclin.   

   Les lectures que je propose cet été voudraient modestement restaurer une mémoire perdue, la mémoire de l’exception européenne. En 1919 Valéry se demandait si l’Europe allait devenir « ce qu’elle est en réalité: un petit cap du continent asiatique ou bien si elle restera ce à quoi elle est liée et qui est « l’idée de culture, d’intelligence, d’oeuves magistrales » La Crise de l’Esprit. La question me paraît plus que jamais d’actualité.

 

 A méditer:   » Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’oeuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, – tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle – avec l’idée d’Europe.

  Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes de premier ordre, des constructeurs et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique: le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

  Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout » La Crise de l’Esprit.1919.