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DU CONTRAT SOCIAL

ou

PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE

 

 

                                                                                                                         Fœderis æquas

                                                                                                   Dicamus leges.

                                                                                                     VIRG. Aeneid lib. XI, V, 321.

AVERTISSEMENT

   Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces, et abandonné depuis long temps. Des divers morceaux qu’on pouvait tirer de ce qui était fait, celui-ci est le plus considérable, et m’a paru le moins indigne d’être offert au public. Le reste n’est déjà plus.

 

LIVRE I

 

   Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées.

   J’entre en matière sans prouver l’importance de mon sujet. Ou me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la politique. Je répands que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire; je le ferais, ou je me tairais.

   Né citoyen d’un État libre, et membre du souverain, quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le devoir de m’en instruire heureux, toutes les fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons d’aimer celui de mon pays!

 

Chap. I. — Sujet de ce premier livre.

 

   L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime? Je crois pouvoir résoudre cette question.

   Si je ne considérais que la force et l’effet qui en dérive, je dirais « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien; sitôt qu’il peut secouer le joug, et qu’il le secoue, il fait encore mieux: car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou on ne l’était point à la lui ôter ». Mais l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature; il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles sont ces conventions. Avant d’en venir là, je dois établir ce que je viens d’avancer.

 

Chap. II. — Des premières sociétés.

 

   La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle, est celle de la famille encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père; le père, exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce n’est plus naturellement, c’est volontairement; et la famille elle-même ne se maintient que par convention.

   Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même; et sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à le conserver, devient par là son propre maître.

   La famille est donc, si l’on veut, le premier modèle des sociétés politiques le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants; et tous, étant nés égaux et libres, n’aliènent leur liberté que pour leur utilité, Toute la différence est que, dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend; et que, dans l’État, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples.

   Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés : il cite l’esclavage en exemple. Sa plus constante manière de raisonner est d’établir toujours le droit par le fait*1. On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non plus favorable aux tyrans.

   Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre humain appartient à une centaine d’hommes, ou si cette centaine d’hommes appartient au genre humain : et il paraît, dans tout son livre, pencher pour le premier avis : c’est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l’espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.

   Comme un pâtre est d’une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d’hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d’une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l’empereur Caligula, concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes.

   Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote*2, avant eux tous, avait dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination.

   Aristote avait raison; mais il prenait l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement*3. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.

   Je n’ai rien dit du roi Adam, ni de l’empereur Noé, père de trois grands monarques qui se partagèrent l’univers, comme firent les enfants de Saturne, qu’on a cru reconnaître en eux. J’espère qu’on me saura gré de cette modération; car, descendant directement de l’un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain? Quoi qu’il en soit, on ne peut disconvenir qu’Adam n’ait été souverain du monde, comme Robinson de son île, tant qu’il en fut le seul habitant, et ce qu’il y avait de commode dans cet empire était que le monarque, assuré sur son trône, n’avait à craindre ni rébellion, ni guerres, ni conspirateurs.

 

*1. « Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l’histoire des anciens abus; et l’on s’est entêté mal à propos quand on s’est donné la peine de les trop étudier ». (Traité des intérêts de la France avec ses voisins, par M. le marquis d’Argenson, imprimé chez Rey, à Amsterdam.) Voilà précisément ce qu’a fait Grotius.

*2. Politique, I, V.

*3. Cf. un petit traité de Plutarque, intitulé Que tes bêtes usent de la raison.

 

Chap. III. – Du  droit du plus fort.

 

   Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir.

   Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable; car, sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause : toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement; et, puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or, qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir; et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.

   Obéissez aux puissances. Si cela veut dire Cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu; je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue; mais toute maladie en vient aussi : est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois, non seulement il faut par force donner sa bourse; mais, quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner? Car, enfin, le pistolet qu’il tient est une puissance.

   Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

 

Chap. IV, – De l’esclavage.

 

   Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.

   Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient besoin d’explication; mais tenons-nous en à celui d’aliéner. Aliéner, c’est donner ou vendre. Or, un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas; il se vend tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple, pourquoi se vend-il? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux; et, selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne, à condition qu’on prendra aussi leur bien? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à conserver.

   On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères? On vit tranquille aussi dans les cachots en est-ce assez pour s’y trouver bien? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés.

   Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous; la folie ne fait pas droit.

   Quand chacun pourrait s’aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants; ils naissent hommes et libres; leur liberté leur appartient, nul n’a droit d’en disposer qu’eux. Avant qu’ils soient en âge de raison, le père peut, en leur nom, stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien-être, mais non les donner irrévocablement et sans condition; car un tel don est contraire aux fins de la nature, et passe les droits de la paternité. Il faudrait donc, pour qu’un gouvernement arbitraire fût légitime, qu’à chaque génération le peuple fût le maître de l’admettre ou de le rejeter mais alors ce gouvernement ne serait plus arbitraire.

   Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue, et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger? Et cette seule condition, sans équivalent, sans échange, n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte? Car, quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi- même est un mot qui n’a aucun sens?

   Grotius et les autres tirent de la guerre une autre origine du prétendu droit d’esclavage. Le vainqueur ayant, selon eux, le droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens de sa liberté; convention d’autant plus légitime qu’elle tourne au profit de tous deux.

   Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne résulte en aucune manière de l’état de guerre. Par cela seul, que les hommes, vivant dans leur primitive indépendance, n’ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l’état de paix ni l’état de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis. C’est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre; et l’état de guerre ne pouvant naître des simples relations personnelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou d’homme à homme ne peut exister ni dans l’état de nature, où il n’y a point de propriété constante, ni dans l’état social, où tout est sous l’autorité des lois.

Les combats particuliers, les duels, les rencontres, sont des actes qui ne constituent point un état; et à l’égard des guerres privées, autorisées par les Établissements de Louis IX, roi de France, et suspendues par la paix de Dieu, ce sont des abus du gouvernement féodal, système absurde, s’il en fut jamais, contraire aux principes du droit naturel et à toute bonne po1itie

   La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à Etat, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens* mais comme soldats; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États, et non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport.

   Ce principe est même conforme aux maximes établies de tous les temps et à la pratique constante de tous les peuples policés. Les déclarations de guerre sont moins des avertissements aux puissances qu’à leurs sujets. L’étranger, soit roi, soit particulier, soit peuple, qui vole, tue, ou détient les sujets, sans déclarer la guerre au prince, n’est pas un ennemi, c’est un brigand. Même en pleine guerre, un prince juste s’empare bien, en pays ennemi, de tout ce qui appartient au public; mais il respecte la personne et les biens des particuliers; il respecte des droits sur lesquels sont fondés les siens. La fin de la guerre étant la destruction de l’État ennemi, on a droit d’en tuer les défenseurs tant qu’ils ont les armes à la main; mais sitôt qu’ils les posent et se rendent, cessant d’être ennemis ou instruments de l’ennemi, ils redeviennent simplement hommes, et l’on n’a plus de droit sur leur vie. Quelquefois, on peut tuer l’État sans tuer un seul de ses membres: or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin. Ces principes ne sont pas ceux de Grotius; ils ne sont pas fondés sur des autorités de poètes; mais ils dérivent de la nature des choses, et sont fondés sur la raison.

   A l’égard du droit de conquête, il n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n’a le droit de tuer l’ennemi que quand on ne peut le faire esclave; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer c’est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie, sur laquelle on n’a aucun droit. En établissant le droit de vie et de mort sur le droit d’esclavage, et le droit d’esclavage sur le droit de vie et de mort, n’est-il pas clair qu’on tombe dans le cercle vicieux?

   En supposant même ce terrible droit de tout tuer, je dis qu’un esclave fait à la guerre, ou un peuple conquis, n’est tenu à rien du tout envers son maître, qu’à lui obéir autant qu’il y est forcé. En prenant un équivalent à sa vie, le vainqueur ne lui en a point fait grâce au lieu de le tuer sans fruit, il l’a tué utilement. Loin donc qu’il ait acquis sur lui nulle autorité jointe à la force, l’état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur relation même en est l’effet; et l’usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité de paix. Ils ont fait une convention; soit mais cette convention, loin de détruire l’état de guerre, en suppose la continuité.

   Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclave et droit, sont contradictoires; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira.

* Les Romains, qui ont entendu et plus respecté le droit de la guerre qu’aucune nation du monde, portaient si loin le scrupule cet égard, qu’il n’était pas permis à un citoyen de servir comme volontaire, sans s’être engagé expressément contre l’ennemi, et nommément contre tel ennemi. Une légion où Caton le fils faisait ses premières armes sous Popilius ayant été réformée, Caton le père écrivit à Popilius que s’il voulait bien que son fils continuât de servir sous lui, il fallait lui faire prêter un nouveau serment militaire, parce que, le premier étant annulé, il ne pouvait plus porter les armes contre l’ennemi. Et le même Caton écrivit à son fils de se bien garder de se présenter au combat qu’il n’eût prêté ce nouveau serment. Je sais qu’on pourra m’opposer le siège de Clusium et d’autres faits particuliers; mais moi je cite des lois, des usages. Les Romains sont ceux qui ont le moins souvent transgressé leurs lois; et ils sont les seuls qui en aient eu d’aussi belles.

 

Chap. V – Qu’il faut toujours remonter à une première convention.

 

   Quand j’accorderais tout ce que j’ai réfuté jusqu’ici, les fauteurs du despotisme n’est seraient pas plus avancés. Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves, je n’y vois point un peuple et son chef : c’est, si l’on veut, une agrégation, mais non pas une association; il n’y a là ni bien public, ni corps politique. Cet homme, eût-il asservi la moitié du monde, n’est toujours qu’un particulier; son intérêt, séparé de celui des autres, n’est toujours qu’un intérêt privé. Si ce même homme vient à périr, son empire, après lui, reste épars et sans liaison, comme un chêne se dissout et tombe en un tas de cendres, après que Je feu l’a consumé.

   Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius, un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil; il suppose une délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple; car cet acte, étant nécessairement antérieur à l’autre, est le vrai fondement de la société,

   En effet, s’il n’y avait point de convention antérieure, où serait, à moins que l’élection ne fût unanime, l’obligation pour le petit nombre de se soumettre au choix du grand? et d’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point? La loi de la pluralité des suffrages est elle-même un établissement de convention et suppose, au moins une fois, l’unanimité.

 

 Chap. VI. — Du pacte social.

 

   Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être.

   Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.

   Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.

   Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.

   Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule : savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.

   De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être, et nul associé n’a plus rien à réclamer car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer contre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bien tôt l’être en tous; l’état de nature subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.

   Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.

   Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du toute ».

   A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, sou moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité*, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.

*Le vrai sens de ce mot s’est presque entièrement effacé chez les modernes: la plupart prennent une ville pour une cité, et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville, mais que les citoyens font la cité. Cette même erreur coûta cher autrefois aux Carthaginois. Je n’ai pas lu que le titre de cives ait jamais été donné au sujet d’aucun prince, pas même anciennement aux Macédoniens, ni, de nos jours, aux Anglais, quoique plus près de la liberté que tous les autres. Les seuls François prennent tons familièrement ce nom de citoyens parce qu’ils n’en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs dictionnaires; sans quoi ils tomberaient, en l’usurpant, dans le crime de lèse-majesté : ce nom, chez eux, exprime une vertu, et non pas un droit. Quand Bodin a voulu parler de nos Citoyens et bourgeois, il a fait une lourde bévue, en prenant les uns pour les autres. M. d’Alembert ne s’y est pas trompé, et a bien distingué, dans son article Genève, les quatre ordres d’hommes (même cinq, en y comptant les simples étrangers) qui sont dans notre ville, et dont deux seulement composent la république. Nul auteur français, que je sache, n’a compris le vrai sens du mot citoyen.

 

Chap. VII. — Du souverain.

 

   On voit, par cette formule, que l’acte d’association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé, sous un double rapport : savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l’État envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil, que nul n’est tenu aux engagements pris avec lui-même; car il y a bien de la différence entre s’obliger envers soi ou envers un tout dont on tait partie.

   II faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-même et que, par conséquent, il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport, il est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même; par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers autrui, en ce qui ne déroge point à ce contrat; car, à l’égard de l’étranger, il devient un être simple, un individu.

   Mais le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté du contrat, ne peut jamais s’obliger, même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte primitif, comme d’aliéner quelque portion de lui-même, ou de se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe, serait s’anéantir; et ce qui n’est rien ne produit rien.

   Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps, encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent. Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s‘entr’aider mutuellement; et les mêmes hommes doivent chercher à réunir,  sous ce double rapport, tous les avantages qui en dépendent.

   Or, le souverain, n’étant formé que des particuliers qui le composent, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur; par conséquent, la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres; et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être.

   Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements, s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité.

   En effet, chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen : son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun; son existence absolue, et naturellement indépendante, peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement ne sera onéreux pour lui; et regardant la personne morale qui constitue l’Etat comme un être de raison, parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.

   Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre; car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.

 

Chap. VIII. — De l’état civil.

 

   Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

   Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer : ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a de bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale; et la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

   On pourrait, sur ce qui précède, ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Mais je n’en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de mon sujet.

 

Chap. IX. — Du domaine réel.

 

   Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie. Ce n’est pas que, par cet acte, la possession change de nature en changeant de mains, et devienne propriété dans celles du souverain; mais comme les forces de la cité sont incomparablement plus grandes que celles d’un particulier, la possession publique est ainsi, dans le fait, plus forte et plus irrévocable, sans être plus légitime, au moins pour les étrangers : car l’Etat, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social, qui, dans l’état, sert de base à tous les droits, mais il ne l’est, à l’égard des autres puissances, que par le droit de premier occupant, qu’il tient des particuliers.

   Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu’après l’établissement de celui de propriété. Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire; mais l’acte positif qui le rend propriétaire de quelque bien l’exclut de tout le reste. Sa part étant faite, il doit s’y borner, et n’a plus aucun droit à la communauté. Voilà pourquoi le droit de premier occupant, si faible dans l’état de nature, est respectable à tout homme civil. On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui n’est pas à soi.

   En général, pour autoriser sur un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes : premièrement, que ce terrain ne soit encore habité par personne; secondement, qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister; en troisième lieu, qu’on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui, à défaut de titres juridiques, doive être respecté d’autrui.

   En effet, accorder au besoin et au travail le droit de premier occupant, n’est-ce pas l’étendre aussi loin qu’il peut aller? Peut-on ne pas donner des bornes à ce droit? Suffira-t-il de mettre le pied sur un terrain commun pour s’en prétendre aussitôt le maître? Suffira-t-il d’avoir la force d’en écarter un moment les autres hommes pour leur ôter le droit d’y jamais revenir? Comment un homme ou un peuple peut-il s’emparer d’un territoire immense et en priver tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable, puisqu’elle ôte au reste des hommes le séjour et les aliments que la nature leur donne en commun? Quand Nunez Balbao prenait, sur le rivage, possession de la mer du Sud et de toute l’Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille, était-ce assez pour en déposséder tous les habitants et en exclure tous les princes du monde? Sur ce pied-là, ces cérémonies se multipliaient assez vainement; et le roi catholique n’avait tout d’un coup qu’à prendre possession de tout l’univers, sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui était auparavant possédé par les autres princes.

   On conçoit comment les terres des particuliers réunies et contiguës deviennent le territoire public, et comment le droit de souveraineté, s’étendant des sujets au terrain qu’ils occupent, devient à la fois réel et personnel; ce qui met les possesseurs dans une plus grande dépendance, et fait de leurs forces mêmes les garants de leur fidélité; avantage qui ne paraît pas avoir été bien senti des anciens monarques, qui, ne s’appelant que rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens, semblaient se regarder comme les chefs des hommes plutôt que comme les maîtres du pays. Ceux d’aujourd’hui s’appellent plus habilement rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, etc.; en tenant ainsi le terrain, ils sont bien sûrs d’en tenir les habitants.

   Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété. Alors, les possesseurs étant considérés comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés de tous les membres de l’Etat et maintenus de toutes ses forces contre l’étranger, par une cession avantageuse au public et plus encore à eux- mêmes, ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu’ils ont donné: paradoxe qui s’explique aisément par la distinction des droits que le souverain et le propriétaire ont sur le même fonds, comme on verra ci-après.

   Il peut arriver aussi que les hommes commencent à s’unir avant que de rien posséder, et que, s’emparant ensuite d’un terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun, ou qu’ils le partagent entre eux, soit également, soit selon des proportions établies par le souverain. De quelque manière que se fasse cette acquisition, le droit que chaque particulier a sur son propre fonds est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous; sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social, ni force réelle dans l’exercice de la souveraineté.

   Je terminerai ce chapitre et ce livre par une remarque qui doit servir de base à tout système social; c’est qu’au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit*.

* Sous les mauvais gouvernements, cette égalité n’est qu’apparente et illusoire; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère, et le riche dans sou usurpation. Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. »

 

 

COMMENTAIRE.

 

  C’est en 1743 à 31 ans que Rousseau commence à s’intéresser au problème politique. Il est alors secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise. Mais il ne publiera le fruit de ses réflexions que 19 ans plus tard  en 1762. L’ouvrage est mûri longuement et Rousseau avoue que l’entreprise dépasse ses forces. Il ne parvient pas à mener à terme son projet.

Le Contrat social, mis au point en deux ans (1759.1961) n’est donc qu’une partie d’un ouvrage plus ambitieux concernant Les Institutions politiques.

  D’où la conclusion qui énumère tout ce qu’il resterait à traiter : «  Après avoir posé les vrais principes du droit politique et tâché de fonder l’Etat sur sa base, il resterait à l’appuyer par ses relations externes ; ce qui comprendrait le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc. Mais tout cela forme un objet trop vaste pour ma courte vue : j’aurais dû la fixer toujours plus près de moi ». Livre IV. §9.

  Les thèmes développés dans ce texte sont abordés dans d’autres œuvres écrites antérieurement.

  • Discours sur les sciences et les arts.1750.
  • Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. 1755.
  • Article Economie politique de l’Encyclopédie. 1755.

 Le Contrat social est publié en Hollande. Son entrée est interdite en France. Le Parlement de Paris condamne L’Emile qui paraît la même année. Rousseau fuit en Suisse. Le Petit Conseil de Genève condamne L’Emile et Le Contrat social à être brûlés comme « téméraires, scandaleux, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements ».

 

LIVRE I.

 

PREAMBULE.

 

I)                   Enonciation du projet rousseauiste.

 

  1) Il précise d’emblée qu’il ne procède pas à une recherche historique mais à une réflexion sur les principes du droit politique. Son objectif n’est pas, à la manière de Montesquieu dans L’Esprit des Lois de réfléchir sur les institutions existantes mais sur les institutions telles qu’elles devraient être. Dans le manuscrit de Genève, qui est la première version du Contrat social, il écrit : « Je cherche le droit et la raison et ne dispute pas des faits ».

  Il s’agit de déterminer, avec les seules forces de la réflexion rationnelle les conditions de légitimité d’une organisation politique. L’histoire sera de peu de secours, si ce n’est pour offrir des contre-exemples. (CF. La citation du Marquis d’Argenson en note du §II. : « Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l’histoire des anciens abus ; et l’on s’est entêté mal à propos quand on s’est donné la peine de les trop étudier »)

  2) Il se défend de penser une législation valable seulement pour les gens d’utopie. Il souligne :

  • son souci réaliste : « en prenant les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être ».
  • son souci pragmatique : il y a « ce que l’intérêt prescrit ».Les impératifs de l’utilité ne seront pas ignorés.
  • Mais le souci réaliste et pragmatique ne doit pas sacrifier le souci moral. Il y a « ce que le droit permet » ou les exigences de la justice. La notion de droit connote dans cette expression celle de droit moral (à distinguer du droit positif. Au sens technique, le droit ne se confond pas avec la morale).

 Le Contrat social s’annonce donc comme une œuvre de moraliste mais d’un moraliste soucieux de ne pas penser un système de législation irréalisable ou impraticable. « Ceux qui voudront traiter séparément de la politique et de la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux » avertit-il dans L’Emile.

  NB : Rousseau a le tort dans la formulation de son projet d’employer une expression ambiguë : « règle d’administration ». On entend, en toute rigueur, par là les détails de l’exécution d’une loi. Ce sens n’a aucune pertinence ici. Il faut comprendre : « principe », « loi ». Le Manuscrit de Genèveest sur ce point explicite : « Il n’est point ici question de l’administration de ce corps mais de sa constitution […] Je mets la machine en état d’aller, d’autres plus sages en règleront les mouvements ».

Cette précision est capitale car Le Contrat social sépare radicalement des ordres :

  • Celui de la loi. Plan abstrait, général relevant du Pouvoir législatif qui est compétence du souverain.
  • Celui de l’exécution de la loi. Plan concret, particulier de l’application de la loi, relevant du Pouvoir exécutif qui est compétence du gouvernement. Le gouvernement est le ministre ou le serviteur du souverain, c’est-à-dire de la volonté générale.

 

II)                Justification de son projet.

 

  1) Rousseau se définit comme un penseur du politique non comme un acteur politique. (Un gouvernant, un militant, un chef de parti). L’acteur agit, il n’élabore pas théoriquement les principes de son action. Mais l’acteur a besoin du penseur pour que sa pratique soit éclairée et sensée. Il y a peut-être là une manière de distribuer les rôles des hommes dans l’histoire. Le prince ou le législateur ont besoin du penseur pour expliciter ce qu’il faut faire, le penseur a besoin de l’acteur politique pour faire passer les exigences rationnelles du plan de l’idéal au plan du réel.

  2) S’il n’est pas prince (c’est-à-dire gouvernant) Rousseau est, en tant que membre de la République de Genève, un citoyen. Rousseau n’est pas un sujet de la monarchie française. Un sujet n’a qu’à obéir, un citoyen est, comme membre du souverain, habilité à participer à l’élaboration de la loi. Ce droit confère un devoir : celui d’acquérir une compétence en matière politique.

  3) Le dernier argument rend hommage à la République de Genève. En réalité cet hommage n’est pas exempt d’ambiguïté. Tactique pour s’attirer les faveurs de Genève sans doute car la Genève à laquelle se réfère Rousseau est une Genève idéale. La Genève historique condamne L’Emile  et Le Contrat social et Rousseau ne lui ménage pas ses critiques.

 

CHAPITRE I.

 

  Il annonce ce qui va être traité dans le Livre I.

  Il s’ouvre par la célèbre formule : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ».

  L’expression articule un présupposé théorique concernant la nature de l’homme est une constatation historique.

 

1)      « L’homme est né libre ».

  La notion de naissance connote celle de nature. Par nature, l’homme est libre, affirme Rousseau, entendons, nul homme n’est né pour être soumis au joug d’un autre. La liberté est ici définie comme indépendance. Certes il y a bien une dépendance de l’homme à l’égard de la nature par le biais du besoin mais il n’y a aucune humiliation dans ce fait. En revanche, il est humiliant pour une volonté d’être soumise à une autre volonté et cette dépendance n’a aucun fondement naturel.

  Il y a là un parti-pris métaphysique et moral conduisant à poser le problème politique en termes précis : Comment lier les hommes dans des rapports politiques en éradiquant ce qu’il y a d’humiliant pour un homme d’avoir à se soumettre à la volonté d’un autre? (Anticipons la réponse : en soumettant toutes les volontés, aussi bien celles qui commandent que celles qui obéissent à l’autorité des lois, expression de la volonté générale).

 

2)      « Partout il est dans les fers.

  L’observation de la réalité historique montre que la servitude des hommes est universelle. Partout, en ce 18° siècle, les hommes vivent dans des systèmes politiques n’ayant pas inscrit la liberté dans l’organisation politique et juridique. Or là où il y a des dominants et des dominés, le dominant n’est pas plus libre que le dominé.

  Thème aussi vieux que la réflexion philosophique. De Socrate montrant à Calliclès qu’il est esclave du demos à Hegel dans  la dialectique du maître et de l’esclave en passant par Rousseau, il faut dire « Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux ».

  Dans L’Emile il précise : « La domination même est servile quand elle tient à l’opinion car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît […] Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement, mais toi qui es-tu ? Le sujet de tes ministres et tes ministres à leur tour qui sont-ils ? Les sujets de leurs commis, de leurs maîtresses, les valets de leurs valets ».

  Ce constat fonde un problème : Comment cela s’est-il produit ?

  Comment des hommes nés pour la liberté sont-ils devenus universellement esclaves ?

  Cette question engage une recherche d’ordre historique. Ce n’est  pas  celle de Rousseau dans LeContrat Social,  mais il l’a affrontée dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

  Ici il veut élucider la question suivante : qu’est-ce qui peut rendre légitime le passage de l’état de nature à l’état civil ?

  Car la stabilité de l’état civil (Pensons que la monarchie française a duré huit siècles), l’efficacité (même relative) des ordres juridiques montrent que les rapports sociaux ne sont pas de simples rapports de force.

  « L’ordre social est un droit sacré, qui sert de base à tous les autres » dit Rousseau.

  Il signifie par là que, quel qu’il soit (et l’histoire montre que des ordres sociaux moralement condamnables sont ou ont été efficaces) un ordre social ne peut durer que parce qu’il revêt aux yeux de ceux qui le subissent une dimension morale. C’est la légitimité morale du droit qui fait sa force car nul n’obéirait volontairement s’il voyait dans la loi une oppression.

  Les rapports sociaux ne sont donc pas des rapports physiques régis par les lois naturelles, ce sont des rapports moraux voire religieux ; ce que Rousseau souligne en recourant à la notion de « sacré ». Il pointe ici la fonction des justifications religieuses et morales dans la constitution et le maintien des ordres politiques.

  D’où les nouvelles questions :

 

  1) Quelles sont les diverses justifications ayant conféré la dimension du droit à des systèmes manifestement contraires au droit ?

  Rousseau élucide cette question dans la première partie du Livre I.  Il s’agit de dénoncer les diverses mystifications dont le droit et le politique ont été ou sont encore l’objet afin de préparer les esprits à une véritable construction rationnelle de l’ordre juridique et politique. C’est la partie proprement critique du Livre I.

  Selon les théories admises on a pu fonder le droit :

  • sur la nature. C’est le cas de la théorie patriarcale du droit que Rousseau examine dans le chapitre II. Celle-ci prétend penser l’Etat sur le modèle de la famille, le rapport familial étant conçu comme un rapport naturel.

C’est aussi le cas de la thèse selon laquelle la force fait droit comme on le prétend dans l’expression : « un droit du plus fort ». Rousseau l’examine dans le chapitre III.

  • Sur la convention. Dans le chapitre IV, il examine les théories conventionnalistes qui sont tout aussi mystificatrices que les théories naturalistes. Ainsi dénonce-t-il le faux contrat de servitude théorisé par Hobbes et par tous ceux qui ont élaboré un supposé « droit de la guerre ».

 

  2) A quelles conditions un ordre social est-il légitime ?

  A partir du chapitre V commence la partie constructive de la réflexion rousseauiste. Ce chapitre explicite une idée très difficile : Que faut-il entendre par l’idée de contrat social ? La question est encore pour lui l’occasion d’exercer son esprit critique car les juristes du Moyen-âge ou de la Renaissance ont eu le tort de le penser comme un contrat de gouvernement. Or un tel contrat en présuppose un autre, celui par lequel avant de décider d’être gouverné de telle ou telle manière, un peuple s’institue comme tel. Tel est le vrai contrat social ou pacte d’association donnant naissance au corps politique.

  Le chapitre VI  analyse le processus moral de constitution du corps politique : ce qui le rend nécessaire ; les clauses conditionnant sa légitimité. Il s’achève sur des considérations de vocabulaire.

  Le chapitre VII approfondit la notion de souveraineté annonçant le Livre II, presque entièrement consacré à l’élaboration théorique de l’idée de souveraineté.

  Le chapitre VIII propose une réflexion sur l’état civil dans son opposition à l’état de nature. La réflexion est anthropologique. Rousseau médite le terme de liberté et prononce les célèbres formules : C’est l’état civil qui « d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ».

  « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ».

  Le chapitre IX examine la question de la propriété (concept juridique, réalité de droit) opposable à la possession (réalité de fait).

 

 

La critique des théories mystificatrices du droit.

 

 

I)                   Les théories naturalistes.

 

  

1)      La thèse patriarcale ou paternaliste. Chapitre II.

 

  Ses théoriciens : Robert Filmer (1680). Ses émules : Bossuet (1709). Ramsay.

  Elle prétend fonder en nature le rapport politique de commandement à obéissance, en considérant que la communauté politique est analogue à la communauté familiale et que celle-ci est une société naturelle.

  Rousseau discute cette thèse en montrant que :

 

a)      La famille n’est pas une société naturelle, elle est déjà une société politique.

 

  La thèse patriarcale s’autorise en effet d’Aristote pour soutenir que la famille est la première et la plus naturelle des formes d’association humaine. Aristote la définissait comme « une forme de communauté constituée par la nature pour les besoins de chaque jour » Politique. I, 2 (1252b, 12).

  Rousseau reconnaît qu’il y a bien quelque chose de naturel dans la soumission des enfants au père puisque l’enfant a besoin de l’adulte pour que sa survie et son éducation soient assurées. Mais l’enfance est un état provisoire, l’enfant recouvrant son indépendance avec sa maturité. Si donc l’obéissance au père-patriarche se maintient, ce n’est plus en vertu d’une nécessité naturelle, c’est en vertu de conventions.

  Il s’ensuit qu’on ne peut pas prétendre fonder en nature le rapport politique en l’assimilant au rapport familial car l’autorité paternelle n’est pas une autorité naturelle, c’est déjà une autorité politique.

(En témoignent les différents types de famille selon les différentes sociétés).

 

b)      La famille n’est pas une société politique.

 

  Rousseau suit ici la leçon d’Aristote. La famille, dit-il, diffère de la cité par la nature des liens qu’elle institue et par sa finalité.

  La famille est une communauté de gens inégaux (adultes # enfants, mari # femme) unis dans la poursuite d’un intérêt domestique. Sa finalité est utilitaire et économique.

  Une cité est une communauté de gens égaux unis dans un but éthique.

  Pour les Grecs l’humanité de l’homme se réalise dans et par la cité. L’homme est par nature un animal politique, il est un être de logos et sa vocation est d’entretenir avec ses semblables des rapports d’amitié et de justice. Ce qui, de fait, exclut de cette excellence les femmes, les enfants et les esclaves, le statut des uns et les autres étant celui d’inférieurs par rapport au mari, au père ou au maître.

  Pour établir que la famille n’est pas une cité, Rousseau procède comme à son habitude, à un raisonnement par l’absurde.

  Accordons que la famille soit bien le modèle de l’Etat.

  Cela signifie que le chef est dans la cité ce que la père est dans la famille ; le peuple, ce que sont les enfants.

  Remarquons que cette représentation est très enracinée dans l’imaginaire collectif. Ex : la notion de patrie dérivant de pater : le père. La formule omniprésente sur les monuments aux morts : « la patrie à ses enfants reconnaissante ». Staline : « petit père des peuples ».

  Le développement de la thèse fait rapidement apparaître son absurdité. Car :

  • Un chef n’est pas le père de ses sujets.
  • Ses sujets ne sont pas ses enfants pour la bonne raison que ce sont des adultes et non des enfants.
  • Une famille est un groupe restreint d’individus, une cité peut être constituée de millions de personnes.
  • Les liens familiaux sont des liens affectifs. Ce n’est pas le cas des liens sociaux même s’il est souhaitable qu’ils impliquent une certaine forme « d’amitié », sans laquelle la concorde est menacée.
  • Le père assume l’autorité par amour pour ses enfants. Selon l’ordre naturel non corrompu par le péché, explique St Augustin, dans la famille « ceux qui commandent sont au service de ceux à qui ils paraissent commander. Ce n’est pas un effet de la passion de dominer qui leur fait commander, mais le désir de se dévouer, non l’orgueil d’être le maître, mais le souci d’être la providence de tous » La Cité de Dieu. XIX, 14.  Ce n’est pas le cas dans la cité, car Dieu n’ayant créé les hommes que pour dominer sur des inférieurs (les êtres irraisonnables), les relations de pouvoir entre les hommes sont un effet de la chute et portent la marque des diverses concupiscences humaines : ambition, appétit de domination.

 

  Il s’ensuit que l’administration d’une société politique est d’une autre nature que l’administration d’une famille.

  La thèse patriarcale ou paternaliste du droit est une mystification.

 

  NB : Ce qui vaut pour cette thèse peut être élargi à celle qui invoque le rapport homme/animal. On entend parfois que le peuple est comparable à du bétail et qu’un troupeau a besoin d’un berger. La métaphore pastorale n’est pas toujours méprisante. Chez Platon, elle sert à pointer les apories du politique. Dans le christianisme à distinguer le Royaume des Cieux et le Royaume de la Terre. C’est l’opposition du Christ et de César.

  Rousseau n’en souligne ici que les présupposés scandaleux car que l’on fasse de l’homme un enfant ou un animal, on fait injure à la nature humaine et à l’égalité de droit des personnes. Rousseau ne prend pas la peine de discuter sérieusement la thèse pastorale. Il se contente de l’invalider avec des sarcasmes.

  Il fait aussi allusion, dans ce chapitre, à la thèse justifiant l’esclavage, thèse qu’il discute dans le chapitre IV.

 

2)      La force peut-elle faire droit ? Chapitre III.

 

 

« La raison du plus fort est toujours la meilleure » dit le fabuliste. Si « meilleure » signifie efficace, ce jugement est sans appel. S’ensuit-il que ce soit légitime ?  C’est ce que voudrait faire accroire l’idée « d’un droit du plus fort » dans une prétention n’abusant personne ; tout le monde sait bien que force ne fait pas droit et pourtant, remarque Rousseau : ce droit « est pris ironiquement en apparence et réellement établi en principe ».

Tout l’intérêt de la réflexion rousseauiste consiste :

  • D’une part à prendre acte du fait. Si en droit l’antinomie du droit et de la force est évidente, en fait les choses sont moins tranchées. Il y a, en réalité, une promiscuité du droit et de la force car ce sont toujours les forces sociales les plus fortes qui sont habilitées à faire le droit.  Cela est sans exception, même dans la démocratie où le principe de la légitimité est celui de la majorité.
  • D’autre part à montrer que la force ne fait pas droit dans sa nudité de force. Dans sa réalité substantielle, la force est absolument hétérogène au droit, l’une et l’autre relevant de registres spécifiques que le sens commun différencie immédiatement. D’où le problème : Comment la force peut-elle faire droit puisqu’en soi elle est étrangère au droit ? Qu’il y faille un subterfuge, on s’en doute, mais quel est-il ? Rousseau l’analyse dans ses redoutables équivoques et l’on s’aperçoit :

1)      Que le secret de la force de la force n’est paradoxalement pas la force, c’est  l’apparence du droit.

2)      Que le force, ayant besoin du droit pour masquer sa faiblesse, il y a là le principe de la corruption du droit.

3)      Que ce mécanisme de brouillage des ordres constitue le problème politique par excellence. Comment comprendre, se demandait La Boétie, que les hommes consentent volontairement à leur servitude ? Comment déjouer la puissance des illusions conduisant les hommes à conférer l’autorité du droit à ce qui lui est souvent étranger et à consacrer ainsi l’hégémonie de la force ?

 

I)                   L’antinomie de la force et du droit.

 

 

   «  Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ».

   « Le plus fort » veut être « le maître », autrement dit un rapport naturel, physique aspire à être reconnu comme un rapport politique, moral. La question est de savoir si l’on peut ainsi passer de la physique à la politique, cette question se posant à deux niveaux : celui du fait et celui du droit.

   La première interrogation exige d’observer ce qui est, de décrire le donné empirique. Un tyran, un despote se maintient-il au pouvoir par la seule efficacité de la force ? La seconde appelle une réflexion purement théorique. Quel est le principe du droit ? Y a-t-il un sens à invoquer un droit du plus fort ?

   Dans les deux cas Rousseau invite à comprendre que force ne fait pas droit. Ni en droit, ce qui va de soi, ni en fait un rapport de force ne peut s’imposer comme un rapport de droit. L’antinomie des deux ordres est telle que « le plus fort » ne peut pas être « le maître ». Cette impossibilité logiquement démontrable est empiriquement constatable.

 

A)    Au niveau du fait.

 

   Le plus fort n’impose sa domination au plus faible qu’aussi longtemps qu’il est le plus fort. Le jeu des forces obéit à une loi naturelle. Ainsi la force ne peut s’exercer que dans l’actualité de sa puissance. Nul relâchement ne lui est permis car celui qui la subit reprendrait le dessus. Le rapport de force est donc menacé de renversement permanent ; il n’a pas la stabilité du rapport politique, ni son efficacité puisque l’expérience montre  que celui-ci se maintient et se perpétue sans avoir besoin de recourir sans cesse au déploiement de la force.

   Réduite à sa réalité substantielle, la force, pure détermination physique, n’a pas les attributs lui permettant de s’exercer durablement. Elle est politiquement faible. Ce qui, physiquement, est d’une évidence incontournable. La masse d’un peuple soumis incarne une force immensément plus grande que celle du dominant. Il s’ensuit que le pouvoir du maître, fût-il le tyran le plus sanguinaire, est d’une autre nature que le pouvoir brut de la force.

   Il y a là matière à étonnement infini. Comment se peut-il faire, s’étonne La Boétie : « Que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer, qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire ». Discours de la Servitude volontaire.1546.1548.

   Dans le même esprit, Bertrand de Jouvenel pointe le mystère de l’obéissance civile. D’où vient «  qu’on ait si peu réfléchi sur la miraculeuse obéissance des ensembles humains, milliers ou millions d’hommes qui se plient aux règles et aux ordres de quelques uns ? Il suffit d’un ordre et le flot tumultueux des voitures qui, dans tout un vaste pays coulait sur la gauche, se déporte et coule sur la droite. Il suffit d’un ordre et un peuple entier quitte les champs, les ateliers, les bureaux pour affluer dans les casernes. Une pareille subordination, a dit Necker, doit frapper d’étonnement les hommes capables de réflexion. C’est une action singulière, une idée presque mystérieuse que l’obéissance du très grand nombre au très petit nombre ».

   Pour Rousseau, le Pouvoir évoque : « Archimède assit tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flots un grand vaisseau ». Du Pouvoir. B de Jouvenel.

 

   Alors puisque la force est paradoxalement faible, comment le plus fort peut-il fonctionner comme maître ?

   En nomment le subterfuge (Il faut transformer la force en droit et l’obéissance en devoir) Rousseau révèle que la force de la force ne procède pas d’une donnée physique mais d’un processus moral. Son efficacité se joue dans l’imaginaire. La force cesse d’être faiblesse et peut imposer durablement son empire dès lors qu’elle est masquée dans sa nudité de force et parée du prestige du droit. Cette opération s’effectue au niveau des représentations mentales ; la scène où sévit la ruse est celle du symbolique.

   C’est que l’homme vit dans un univers de significations et de valeurs et c’est toujours à des significations qu’il réagit. Par exemple si la force brute lui apparaît dans sa signification de fait, il est enclin à l’insubordination, il ne se soumet que momentanément et par nécessité, non par obligation. Pour obtenir de lui une obéissance durable, le Pouvoir doit donc revêtir à ses yeux une validité morale, il doit lui apparaître comme un pouvoir moral, un droit auquel il obéit par consentement intérieur. Ce que connote l’idée de devoir.

   Ainsi se comprend le rôle des propagandes, la toute puissance de la parole dans l’arène politique. C’est le discours qui confère le prestige de la validité morale sans laquelle la force la plus forte est ridiculement faible. La transformation de la force en droit n’est donc pas l’impossible changement de sa nature (une force est un pouvoir physique et un pouvoir physique est d’une autre nature qu’un pouvoir moral) mais le mécanisme de tromperie par lequel l’imaginaire donne consistance morale à ce qui est en soi étranger à la morale.

   « La force ne tient que par l’imagination » disait en ce sens Pascal. L’alliée le plus sûr du tyran est « cette puissance trompeuse » comme l’appelait Pascal, prompte à subvertir la raison et à faire prendre, l’image, l’apparence des choses pour les choses elles-mêmes. La force de la force, c’est la puissance des illusions, la propension des hommes à reconnaître comme légitimes des pouvoirs ne leur paraissant tels que parce qu’ils flattent leurs intérêts et leurs passions.

   Ex : Le pouvoir communiste n’était pas un pouvoir légitime en droit puisque les libertés fondamentales étaient supprimées et pourtant il est erroné de croire qu’il s’est maintenu durablement par la seule terreur. Sans le consentement d’une grande partie de la population, il aurait été renversé. Il a duré aussi longtemps qu’il revêtait une légitimité dans l’imaginaire de ceux qui le subissaient.

   Ex : Idem pour le Troisième Reich, pour la dictature chilienne  ou irakienne etc.

   Nul tyran ne gouverne durablement par la seule force. La force des régimes les plus sordides n’est pas la force, c’est l’adhésion de ceux qui s’abusent sur leur nature.

   Il s’ensuit que le véritable problème politique est au fond le grand problème philosophique : celui de la puissance des illusions, des apparences, des faux-semblants, des opinions mise en scène par Platon  dans l’allégorie de la caverne.

   Apprendre à penser, à distinguer les ordres, à s’affranchir des apparences, c’est commencer peut-être à frayer la voie du droit. Car le droit est un être de raison qu’il faut d’abord discerner avant d’avoir la capacité de le faire exister.

 

B)    Au niveau du droit.

 

   L’antinomie du droit et de la force est théoriquement facile à établir.

   Rousseau recourt à un raisonnement par l’absurde pour montrer l’absurdité de l’expression « un droit du plus fort ».

   PB : Pourquoi n’est-ce là qu’un prétendu droit ?

1)      Parce que la force n’a pas besoin du droit pour s’imposer. Si elle n’en a pas le pouvoir, c’est qu’elle manque de force.

2)      L’obéissance à la force est incontournable. « Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ». Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement qu’il est. Dire que l’obéissance est nécessaire n’est pas tout à fait exact car l’homme n’est pas une chose soumise au déterminisme naturel. S’il assume le risque de mourir, il peut refuser d’obéir à la force mais lorsqu’il s’incline, ce n’est jamais librement. En parlant de nécessité, Rousseau veut souligner qu’avec la force, on est dans l’ordre de la nature, du déterminisme. L’effet suit la cause. Le brigandage est le modèle du rapport de force. Ce n’est pas librement, volontairement que la victime donne sa bourse, c’est par nécessité. Nécessité doit ici être entendue au sens faible de « indispensable » relativement à la tendance fondamentale de la nature qui est de persévérer dans son être. Tant qu’un homme n’a à choisir qu’entre la soumission ou la mort, il n’y a aucun sens à parler de liberté. La force contraint et même si on peut refuser de se soumettre à son ordre, elle est exclusive de la liberté. Sitôt qu’on peut désobéir on ne s’en prive pas. Voilà pourquoi le rapport de force n’est pas un rapport stable. Il s’ensuit que si c’est la force qui habilite le droit, toute force supplantant la première remplace le droit antérieur. « Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? » Le droit est en effet exigible toujours et partout. L’ordre du droit n’a pas la versatilité des situations contingentes où sévit la force. Il a une nécessité rationnelle, un caractère universel et éternel qui l’affranchit des péripéties des rapports de force.

3)      Le droit n’ajoute donc rien à la force. L’un et l’autre relèvent de principes différents :

  • La force est une réalité physique, le droit une réalité morale.
  • La force s’exhibe dans l’extériorité, le droit se découvre dans l’intériorité de la conscience.
  • La force contraint, le droit oblige. La contrainte supprime la liberté de celui sur qui elle s’exerce, l’obligation l’implique. Seul un être libre peut se sentir « obligé » c’est-à-dire tenu intérieurement d’obéir. L’obéissance au droit s’effectue donc par consentement intérieur, la soumission à la force par contrainte physique ou psychologique. « S’il faut obéir par force on n’a plus besoin d’obéir par devoir ».

 

 II)                 Discussion de la formule de St Paul.

  

 Dans cette discussion du droit du plus fort, Rousseau épingle ceux qui s’autorisent d’un principe religieux pour justifier l’obéissance aux autorités. Il fait allusion au texte de St Paul, dans l’Epître aux Romains XIII : «  Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi ».

   Notons le ton sarcastique de Rousseau : « Toute puissance vient de Dieu mais toute maladie aussi ». Il fut jugé en son temps indécent. Nous le recevons aujourd’hui avec sympathie, cependant la critique de Rousseau donne dans la facilité.

- S’il s’agit de dénoncer les risques d’abus auxquels expose le principe de la souveraineté de droit divin, abus qui sont la loi aux 17°, 18° siècle, alors le ton du philosophe est justifié. Au nom de la volonté divine, on peut en effet imposer les mesures les plus arbitraires et Rousseau a raison d’être sarcastique. Comment connaître la volonté divine ? L’analogie avec la maladie établit qu’elle nous devient intelligible par ses effets seulement. Ce n’est qu’après avoir appelé le médecin qu’on saura si les desseins divins étaient de souffrir tel mal ou d’en guérir. Entendons : on n’est pas plus tenu de subir les humiliations d’un pouvoir despotique qu’on ne l’est de subir une maladie curable. Le médecin s’appelle dans ce cas la résistance ou la révolte.

Car  il est bien vrai qu’à partir du 17° siècle, les souverains s’autorisent de la volonté divine pour justifier leur arbitraire. Louis XIV par exemple écrit au Dauphin : « Celui qui a donné des rois au monde a voulu qu’ils fussent honorés comme ses représentants en se réservant à lui seul de juger de leurs actions. Celui qui est né sujet doit obéir sans murmurer : telle est sa volonté ».

Cependant, comme le rappelle Bertrand de Jouvenel, de tels propos procèdent d’une subversion de la théorie médiévale du Pouvoir de droit divin.

   Théorie médiévale car dans son Epître, St Paul n’a pas la prétention d’élaborer une théologie politique. Il veut simplement inviter les chrétiens de Rome à l’obéissance civile afin de limiter les persécutions. Le propos est circonstanciel.

   En revanche les théologiens médiévaux s’emparent de la formule de Paul pour construire une théorie du Pouvoir selon laquelle la source de l’autorité politique n’est pas en l’homme mais en Dieu. Mais contrairement à une opinion tenace, on répète la formule de Paul : « Toute autorité vient de Dieu » beaucoup moins pour inviter les sujets à l’obéissance envers le pouvoir que pour inviter le pouvoir à l’obéissance envers Dieu. En sacrant les Princes, l’Eglise n’en fait pas des Dieux sur la terre mais des serviteurs de Dieu n’ayant de légitimité qu’autant qu’ils respectent la Loi du Père, loi de justice et d’amour, seule loi propre à arracher le pouvoir à la violence pour lui conférer la dimension spirituelle et morale d’une autorité.

   Ainsi Yves de Chartres écrit à Henri 1° d’Angleterre au XI° siècle : «  Prince, ne l’oubliez pas, vous êtes le serviteur des serviteurs de Dieu et non leur maître, vous êtes le protecteur et non le propriétaire de votre peuple ».

   L’archevêque du roi de France lui dit en le sacrant au XIII° siècle : « Par la couronne vous devenez participant à notre ministère ; de même que nous sommes pour le spirituel le pasteur des âmes, de même vous êtes pour le temporel vrai serviteur de Dieu ».

   Le principe de la souveraineté divine est donc un principe de limitation du pouvoir car si le péché le rend nécessaire, aucun homme n’est fondé en nature à gouverner d’autres hommes. « Dieu a voulu que l’être raisonnable fait à son image ne dominât que sur des êtres irraisonnables, non pas l’homme sur l’homme, mais l’homme sur la bête. Voilà pourquoi les premiers justes étaient établis comme pasteurs de troupeaux plutôt que comme rois des hommes » St Augustin. La Cité de Dieu, XIX, 15.

   En soumettant César à la loi du Christ, l’Eglise veut affranchir l’exercice du pouvoir de la violence inhérente à la cité du péché pour promouvoir sa rénovation dans la grâce.

   Au fond elle veut civiliser les pouvoirs temporels à la manière dont St Ambroise (333.397) Evêque de Milan  impose pénitence à l’empereur Théodose après le massacre de Thessalonique (390).

   Se fondant sur deux textes énigmatiques des Evangiles, elle élabore la distinction des deux glaives et des deux royaumes.

   Texte de Matthieu (16,49). Après le geste de Pierre tranchant avec son glaive l’oreille droite de Malchus, réparée miraculeusement par Jésus, le Sauveur dit à son disciple armé grâce auquel se bâtira son Eglise : « Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui prendront le glaive périront avec le glaive ».

   Texte de Luc (22,38). Juste avant l’apparition de l’Ange venant l’aider dans son agonie, Jésus se voit présenter des armes par ses disciples : « Ils dirent : Seigneur voici deux glaives. Et il leur dit : cela suffit »

   Ainsi se trouvent distingués le glaive spirituel et le glaive temporel et formulée l’idée que le second tire sa légitimité du premier. Seule la loi de justice et de sainteté peut sauver le pouvoir de l’arbitraire et de la brutalité et lui conférer une légitimité.

En terme laïc : le pouvoir matériel est en soi une force et la force à l’état pur, lorsqu’elle s’exerce sur des hommes, est une violence. Seule la force mise au service du droit peut être justifiée rationnellement.

   NB : L’articulation des deux pouvoirs a toujours été conflictuelle. En témoignent les deux grandes crises du modèle césaro-papiste : Canossa en 1077 et Anagni en 1303.

 

Conclusion.

 

  L’expression « un droit du plus fort » est absurde. La force ne fait pas droit excepté à la faveur d’une supercherie.

   En conséquence, on ne peut se sentir obligé d’obéir qu’aux pouvoirs légitimes.

A méditer ce texte de Pascal sur le même thème.

«   Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

    La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice parce que la force a contredit la justice et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort on a fait que ce qui est fort fût juste »

                                                           Pascal. Pensées. B 298.

 

  

II)                Les théories conventionnalistes.

 

 

A)    Le faux contrat de servitude. Chapitre IV.

 

  Certains théoriciens du droit ont soutenu qu’il peut y avoir de la part des hommes un contrat de soumission ou contrat de servitude. Rappelons qu’un contrat est un accord conclu entre des personnes contractantes. C’est une convention supposant la liberté des contractants, chacune des parties trouvant son intérêt dans les termes de l’accord.

  Grotius (1583.1645) par exemple, pense le despotisme comme un esclavage consenti. Pufendorf (1639.1394) aussi.

  Hobbes (1588.1670), un des plus grands penseurs politiques, est le théoricien de l’absolutisme.

  Pour Rousseau ces thèses sont inacceptables. Elles ne font, à ses yeux, que cautionner les faits or les faits ne font pas droit en leur seule qualité de faits. Dans une analyse rigoureuse, Rousseau va montrer qu’un contrat de soumission est à la fois absurde et illégitime.

  Dire que les hommes renoncent volontairement à la liberté est insensé. Seuls des fous peuvent passer un tel contrat mais « folie ne fait pas droit ».

  Attention : Rousseau ne dit pas que dans l’histoire les hommes ne se conduisent pas comme des fous. Il dit seulement que cette folie, hélas si souvent constatable, ne peut pas être justifiée rationnellement.

  Ainsi on a pu dire que les hommes peuvent renoncer à leur liberté en échange de leur subsistance, de leur sécurité ou de leur vie. Examinons chacune de ces thèses :

 

1)      Aliénation de la liberté en échange de la subsistance.

 

  Rousseau remarque que cela est concevable de particulier à particulier. Dans l’extrême pauvreté, une personne peut renoncer à sa liberté et accepter de devenir l’esclave d’une autre lui assurant le gîte et le couvert. La dignité est secondaire lorsqu’on a faim et l’expérience confirme ce qu’il est possible de concevoir.

  En revanche c’est inintelligible de peuple à chef car bien loin que ce soit le chef qui nourrisse les sujets, ce sont les sujets qui nourrissent le chef et ironise Rousseau, en citant Rabelais, un roi ne vit pas de peu. De fait les classes dirigeantes sont rarement les classes modestes.

 

2)      Aliénation de la liberté en échange de la sécurité.

 

  Argument beaucoup plus solide. « Soit » dit Rousseau, témoignant par là que le raisonnement est sérieux. (Ex : La République romaine prévoyait la nomination d’un dictateur en cas de trouble public grave et notre constitution attribue dans l’art 16 les pleins pouvoirs au Président de la République en cas d’atteintes graves à l’ordre public).

  Rousseau ne récuse pas l’idée que la sécurité est la première des libertés et il suit fidèlement Hobbes lorsque celui-ci affirme que l’organisation politique procède de la nécessité d’échapper à la violence de l’état de nature.

  Mais il s’en sépare lorsque Hobbes considère que la condition de la paix civile (la sécurité) est un contrat de soumission passé entre les particuliers par lequel chacun s’engage à l’égard de chacun à se déposséder (acte d’aliénation) de sa souveraineté naturelle (principe de guerre de tous contre tous) en faveurs d’un tiers (qui est hors contrat) auquel ils transfèrent sans réserve la souveraineté politique.

  Hobbes énonce le principe de l’absolutisme. Le souverain (le titulaire du pouvoir suprême) n’est pas le peuple, c’est au-dessus de lui un homme ou une assemblée qui est censé incarner l’unité du peuple et garantir l’intérêt de tous.

  Selon Rousseau, ce contrat est inacceptable (même s’il est vrai que le consentement tacite à l’absolutisme est une réalité historique) pour plusieurs raisons :

  • D’une part il est faux de dire qu’on gagne la sécurité en renonçant sans réserve à la liberté. Rien ne limitant le pouvoir du souverain, il peut décréter arbitrairement que tel individu est une menace pour l’ordre public. Le « sujet » est alors exposé à la prison, la déportation ou l’exécution. Pensons aux Lettres de cachet de Louis XIV, à la toute puissance des polices politiques dans les régimes despotiques ou dans les régimes totalitaires.
  • D’autre part un tel contrat est :

 

1)      illégitime. Il est indigne pour un homme de renoncer à sa liberté car la liberté est  la prérogative le constituant dans son humanité.

2)      Contradictoire et absurde. Contradictoire car on ne peut renoncer librement à la liberté. Certes la faim, la peur peuvent conduire des hommes à de telles extrémités mais ce sont des situations aliénantes qui font qu’il n’y a aucun sens à dire que le sujet contracte librement. Il subit une contrainte, il n’exerce pas sa liberté. Absurde car un contrat suppose que chaque partie contractante trouve son intérêt dans les termes du contrat. Or quel intérêt peut bien avoir à se dépouiller de quelque chose celui qui ne reçoit rien en échange ? Ce qui dans les faits est la condition d’un sujet soumis à un despote, ou d’un esclave soumis à un maître. Le despote a tous les droits, le sujet tous les devoirs.

 

3)      Le droit d’esclavage se fonde sur le droit de la guerre.

 

  Aussi paradoxal que cela puisse être, les hommes ont défini un « droit de la guerre ». Jusqu’au pacte Briand-Kellog en 1928 qui proclame l’illégalité de la guerre en tant que moyen du politique, la guerre est considérée comme un instrument normal dans les relations interétatiques. Ce qui est la conséquence naturelle de l’absence d’institution supra-étatique liant les Etats dans les rapports juridiques. Ceux-ci sont en effet comme les individus avant la constitution du pouvoir politique. Ils sont dans l’état de nature, le droit de chacun s’étendant jusqu’où s’étend sa force.

  Les peuples ne se sont donc pas privés de soumettre par la force d’autres peuples, de s’approprier leurs territoires, de piller leurs richesses etc.

  Pendant des siècles on a ainsi fondé un « droit d’esclavage » sur le « droit de la guerre ». L’esclavage, disait-on, repose sur un pacte, le vaincu renonçant à sa liberté en échange de sa vie sauve.

  Rousseau discute cette thèse en proposant d’analyser la nature de  la guerre.

  La guerre est une violence organisée (produit paradoxal de la civilisation) qui n’oppose pas un individu à un autre individu mais un Etat à un autre Etat. Elle a ses règles : on se déclare publiquement la guerre. Elle est affaire de militaires (le soldat se distingue du simple civil). Elle a pour fin la soumission de l’Etat ennemi non la mort des particuliers. On ne peut tuer l’ennemi qu’autant qu’il est le défenseur de l’Etat ennemi. Dès qu’il rend les armes, il redevient un simple homme et nul n’a droit sur sa vie. Ex : Les cours martiales font la différence entre les soldats et les assassins.

  Dès lors, si la guerre ne confère pas au vainqueur le droit de tuer le vaincu, elle ne lui confère pas celui de l’asservir. Le vaincu n’a pas à renoncer à sa liberté en échange de la vie sauve puisque le vainqueur n’a pas droit de vie ou de mort sur lui.

  Comme souvent Rousseau va reprendre la discussion de ce supposé pacte de servitude en procédant à un raisonnement par l’absurde.

 « Supposons ce terrible droit » écrit-il.

  Quand bien même le droit de tuer serait légitime, il ne pourrait fonder un droit d’esclavage. Car l’esclave ayant été contraint d’aliéner sa liberté ne peut pas se sentir tenu d’obéir, ce que connote la notion de droit. Un droit est un pouvoir moral qui oblige. Loin donc que l’état de guerre soit dépassé, il est implicitement la vérité de la relation maître-esclave. L’esclave est lié à son maître par un rapport de force or, le chapitre III l’a montré, un rapport de force est impuissant à fonder un rapport de droit.

 

B)    Le vrai contrat social. Chapitre V et VI.

 

 

Les principes rationnels d’une institution politique légitime.

 

 

Cf. état de nature et contrat social.

 Le contrat rousseauiste à l’épreuve de la théorie non des faits.

 

III)             Fin du Livre I.

 

A)    Chapitre VII : Du souverain.

 

 Définition :

  Etymologiquement le souverain est le pouvoir au-dessus duquel il n’y en a pas de supérieur.

  Cf. Lalande : « Pouvoir politique originaire d’où procèdent tous les autres, dans lequel ils trouvent leur source légitime ».

  Cf. Déclaration  de 1793 : « La souveraineté réside dans le peuple, elle est une, indivisible, imprescriptible, inaliénable ».

  Le chapitre précédent a établi que le souverain est le corps politique issu du pacte d’association. Il est constitué de l’ensemble des associés, unis dans une volonté commune (la volonté générale), volonté qui va s’exercer sous la forme de la loi car si le pacte social a donné existence au corps politique, la fonction de la souveraineté consiste à rendre viable cette existence par le moyen de la législation.

  C’est dire qu’elle est titulaire du pouvoir législatif. Dans le chapitre VI du Livre II Rousseau écrit : «  Car l’acte primitif par lequel ce corps se forme et s’unit ne détermine rien encore de ce qu’il doit faire pour se conserver ».

  L’analyse de la souveraineté est l’objet du Livre II.

  Dans le Livre I Rousseau ne fait que préciser quelques points qui découlent des clauses du contrat social.

 

1)      « Le pacte renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers ».

 

  Le pacte fonde deux types d’engagement. Un engagement du tout envers les parties ; un engagement de la partie envers le tout. Ce qui se ramène à une manière de s’engager avec soi-même sous un double rapport. En tant que je suis un membre du souverain, j’ai des obligations à l’égard des particuliers composant la totalité collective, en tant que je suis un sujet de l’Etat ainsi institué, j’ai des obligations envers les décisions du souverain.

  Objection : Ce type d’engagement n’est-il pas invalidé par la maxime du droit civil ou droit public (droit régissant les rapports des individus et de l’autorité politique ainsi que  le fonctionnement de l’Etat et des collectivités publiques # droit privé régissant les rapports entre les particuliers) stipulant que « nul n’est tenu aux engagements pris avec lui-même ? ».

 

  Non, répond Rousseau, car « il y a bien de le différence entre s’obliger envers soi ou envers un tout dont on fait partie ».

  De fait si le corps politique c’est aussi moi en tant que j’en suis une partie, ce corps ne se réduit pas à ma seule personne. Il intègre tous les autres « mois » dont l’union constitue un « nous » qu’il est possible de concevoir sur le modèle de l’être vivant. Non point qu’il faille comprendre que l’individu n’ait pas d’existence extérieurement et antérieurement à l’association politique comme c’est le cas de l’organe par rapport à la totalité organique. La prémisse de Rousseau n’est pas holiste ; elle est individualiste. En ce sens la métaphore organique n’a aucune pertinence et doit être dénoncée comme  terriblement dangereuse. Mais la totalité sociale comme la totalité organique n’est pas la simple addition de ses parties. Celles-ci doivent être unies, solidaires les unes des autres pour assurer la viabilité de l’ensemble ; réciproquement la totalité doit exister pour les parties dont elle  a mission de protéger les droits et de garantir l’indépendance mutuelle.

 

2)      Le souverain n’est pas obligé envers lui-même.

 

  Cela signifie que le souverain est maître de lui-même et que la loi qu’il a instituée ne le lie pas. Il est au-dessus d’elle au sens où il a toujours la possibilité de la changer et, hypothèse limite, de se dissoudre en restaurant l’état de nature. On ne peut mieux affirmer le caractère absolu de la souveraineté politique. Cette analyse affirme la supériorité du politique sur le juridique, ce qui est aux antipodes de ce qui se passe aujourd’hui avec la montée en puissance du conseil constitutionnel. En limitant l’exercice de la souveraineté par le contrôle de constitutionnalité des lois, on subordonne le politique au juridique. Signe que notre époque met davantage l’accent sur l’Etat de droit que sur la démocratie (selon le jugement de Louis Favoreu. Cf. Le débat n° 64. Mars, avril 1991)

  A l’opposé les détracteurs du « gouvernement des juges » l’accusent de briser la construction politique de notre être-ensemble au présent en la soumettant aux normes d’un temps juridique passé. Les clauses du pacte politique seraient en danger dans la mesure où le juge constitutionnel peut empêcher de gouverner et démoraliser l’action politique.

  Pour Rousseau, le souverain peut donc toujours revenir sur les lois qu’il institue. Celles-ci ne l’obligent pas. En revanche il ne s’ensuit pas que le souverain n’ait pas des engagements envers un autre souverain. Sous ce rapport il est un « individu ». Or des Etats  passent entre eux des contrats, signent des traités, ce qui bien sûr les engage, conformément au principe du droit naturel qui veut qu’on respecte les engagements pris envers autrui.

  Notons la précision rousseauiste : le souverain ne peut pas prendre un engagement dérogeant aux clauses du contrat social. Par exemple il ne peut pas aliéner une partie de la souveraineté ou se placer sous la dépendance d’une autre souveraineté politique. Rousseau refuse ici le principe d’un transfert de souveraineté en faveur d’une autre entité politique. Les particuliers ont aliéné leur souveraineté individuelle non pas pour renoncer à la souveraineté politique mais pour que celle-ci soit l’exercice de leur volonté. La souveraineté politique est l’exercice de la citoyenneté. En aliéner une portion ou la soumettre à une autre souveraineté consiste donc à « violer l’acte par lequel le souverain existe ». Une souveraineté qui se renonce est une souveraineté qui s’anéantit et « ce qui n’est rien ne produit rien ».

  Dans ces conditions l’idée d’une souveraineté supranationale ou internationale, par exemple l’idée d’une souveraineté européenne, est problématique. Elle n’est envisageable, selon les principes formulés ici, que sous la forme de l’exercice d’une citoyenneté européenne, ce qui suppose de la part des membres de chaque Etat le recul du sentiment national au profit d’un sentiment d’appartenance à une communauté élargie aux dimensions de l’Europe. Ce qui suppose aussi un espace public de délibération. La diversité des langues, des mentalités, des intérêts nationaux fait pour l’instant obstacle à ce noble projet. L’Europe comme entité politique n’a pas encore de réalité effective car le citoyen européen est encore une pure abstraction. Mais l’intégration européenne se poursuivant il est permis d’espérer qu’avec les nouvelles générations des progrès se réaliseront en ce sens.

  NB : Il va de soi que Rousseau appelle de ses vœux le dépassement des clôtures nationales afin de promouvoir les conditions de la paix entre les peuples. Dans Ecrits sur l’Abbé de St Pierre, on peut lire : « Si l’ordre social était, comme on le prétend, l’ouvrage de la raison plutôt que des passions, eût-on tardé si longtemps à voir qu’on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheur ; que chacun de nous étant dans l’état civil avec ses concitoyens et dans l’état de nature avec le reste du monde, nous n’avons prévenu les guerres particulières que pour en allumer de générales, qui sont mille fois plus terribles ; et qu’en nous unissant à quelques hommes, nous devenons réellement les ennemis du genre humain ?».

  Comme Kant, Rousseau considère qu’une citoyenneté élargie est possible pourvu que les hommes aient « assez de raison pour voir ce qui est utile, et assez de courage pour faire leur propre bonheur ». Ibid.

 

3)      La souveraineté est un pouvoir absolu.

 

  Elle l’est au sens qui a été examiné précédemment. La loi ne la lie pas.

  Elle l’est aussi au sens où elle possède un pouvoir absolu sur ses membres. Dès que la délibération publique a arrêté la loi, celle-ci devient exécutoire. A défaut, le pacte social ne serait qu’un « vain formulaire ». Il s’ensuit que le contrat « renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ».

  Rousseau ne minore pas la contrepartie du bénéfice que chacun tire de l’état civil. On ne peut à la fois jouir des droits qu’il confère et refuser de remplir les devoirs qu’il impose. C’est pourtant la tendance naturelle des hommes car on peut distinguer deux volontés en chaque individu.

  Sa volonté particulière, sauvage pourrait-on dire, celle de l’être indépendant, délié formellement du rapport social et sa volonté de citoyen, celle de l’homme lié à d’autres hommes et sauvegardant son indépendance grâce à la loi.

  Sous réserve que la souveraineté soit bien l’exercice de la volonté générale, la loi qu’elle édicte n’est donc pas le tombeau de la liberté, elle n’est que la limitation de la liberté naturelle pour garantir la liberté civile. Voilà pourquoi Rousseau peut écrire, sans contradiction, que la contrainte de la liberté naturelle n’est pas la négation de la liberté. Elle est au contraire le moyen de promouvoir la liberté tout court.  Cf. « ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre ».

  De fait la liberté dont les hommes jouissent dans l’état de nature est une liberté fictive. Elle est sans cesse entravée, réduite à l’impuissance, menacée par les autres libertés sauvages. C’est la loi civile qui fait accéder à la liberté effective en délimitant et en protégeant un espace réel de liberté.

« Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni là où quelqu’un est au-dessus des Lois […]Un Peuple est libre, quelque forme qu’ait son gouvernement, quand  dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain ». Rousseau. Lettres de la Montagne.1764.

  Il s’ensuit que l’individu refusant de se soumettre à la loi commune est une menace pour les autres et pour le souverain. La mission de ce dernier est alors d’exercer sa compétence qui est de mobiliser la force au service du droit. S’il se dérobe à ce devoir il concourt à sa perte et il cesse de remplir ses promesses à l’égard des particuliers.

 

 

4)      La souveraineté est un pouvoir borné.

 

 

  Elle est bornée par sa nature même car « le souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent ne peut pas avoir d’intérêt contraire au leur ».

 Angélisme bien sûr mais dès lors que l’analyse implique une métaphysique de la volonté générale, Rousseau a théoriquement raison. En toute rigueur il est difficile de concevoir un corps prenant des décisions nuisibles à certains de ses membres puisque « on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps, encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent »

  En théorie oui. En fait il en va autrement car il est utopique d’attendre des hommes qu’ils fassent massivement preuve de volonté raisonnable ou volonté morale, ce à quoi se ramène, en dernière analyse, la définition rousseauiste de la volonté générale.

  Il faut donc s’en tenir à la théorie pour comprendre l’idée selon laquelle il n’y a pas besoin de fixer des limites à la souveraineté politique. Elle « n’a nul besoin de garant envers les sujets » affirme Rousseau et c’est sa grande erreur. La souveraineté, fût-t-elle populaire a besoin d’être limitée pour protéger les citoyens de son exercice liberticide.

 

B)    Chapitre VIII : De l’Etat Civil.

 

 

  Rousseau ne méconnaît pas le caractère paradoxal de la formule « on le forcera d’être libre ». Est-ce la raison pour laquelle il se sent tenu de procéder à quelques éclaircissements sur l’idée de liberté? Toujours est-il que ce chapitre est comme un temps de respiration au cœur d’une méditation rigoureusement politique. Respiration, car le propos déborde le thème de la liberté comme question politique. La réflexion rousseauiste prend ici des accents métaphysiques et anthropologiques.

 

1)      La liberté comme question métaphysique.

 

  La notion s’oppose métaphysiquement à déterminisme.

  Le principe du déterminisme est opératoire pour rendre intelligibles les phénomènes naturels car les choses de la nature n’ont pas de spontanéité, elles ne disposent pas du pouvoir de se représenter des possibles et de choisir une possibilité plutôt qu’une autre. Elles n’agissent pas par volonté. Leur mouvement est l’effet nécessaire de certaines conditions. Elles sont liées les unes aux autres par des rapports constants et nécessaires de telle sorte qu’elles ne se déterminent pas par la représentation de lois mais sont déterminées par des lois naturelles.

  Cf. « Toutes choses dans la nature agit d’après des lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation de lois c’est-à-dire d’après des principes, en d’autres termes qui ait une volonté.» Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs 1785.

  L’homme n’est donc pas une simple chose de la nature dans la mesure où il a une volonté, elle-même liée à une capacité de penser (conscience ou entendement). Il agit par motifs, raisons, représentation de fins. Sa conduite est consciente et volontaire, elle n’est pas le simple effet inconscient et involontaire de causes antécédentes. D’où l’idée que l’homme peut être arraché à l’ordre du déterminisme naturel et constitué comme un sujet appartenant à un autre ordre. L’ordre métaphysique et moral de la liberté. Les conséquences de cette différence de statut ontologique sont considérables sur le plan moral.

  Ainsi il n’y a aucun sens à juger moralement le mouvement effectué par la chute d’un corps ou le comportement d’un animal. Ils ne peuvent pas être autres qu’ils sont. Ce qui est l’expression d’une nécessité naturelle est hors du champ de la moralité.

  En revanche la liberté expose l’homme au jugement moral. Elle « donne à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant ». Le chapitre IV disait : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme […] c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté ».

  Or si la liberté est le propre de l’homme, encore faut-il que celui-ci ait pu advenir à son humanité. Ce qui n’est pas le cas du sauvage tel que Rousseau en élabore la fiction dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité. Si l’on veut se représenter l’homme « tel qu’il est sorti des mains de la nature » il faut le dépouiller de tout ce qu’il a reçu d’un milieu humain, il faut le penser hors du rapport social où il acquiert les caractéristiques humaines : la bipédie, l’usage approprié des mains, le langage, la pensée donc la capacité de se représenter le devoir-être. Le vrai sauvage ne parle pas, ne pense pas. Son hébétude fait de lui « un animal stupide et borné » déterminé comme tout animal par des impulsions naturelles. Il est soumis à « l’instinct » dit le texte. Le terme ici ne doit pas être décodé comme un savoir-faire inné mais comme impulsion, inclination naturelle. (Amour de soi et pitié).

  Pour que la conduite humaine revête une dimension morale (s’expose à un jugement moral et constitue l’agent humain comme une personne #chose) il faut postuler la liberté mais celle-ci n’est rendue possible que par le développement de la conscience, lui-même conditionné par l’immersion dans un milieu humain. (Imitation, éducation, apprentissages linguistiques). Alors l’homme échappe à l’ordre de la pure animalité. Il est devenu capable de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste et cette capacité d’envisager des possibles est, en toute rigueur, ouverture d’un espace de liberté au sens où celle-ci implique l’idée de choix. Il a désormais le pouvoir de substituer « la justice à l’instinct » ; d’opposer « la voix du devoir » à « l’impulsion physique » « le droit à l’appétit » ; de « consulter sa raison avant d’écouter ses penchants ».

  Par ce jeu d’oppositions, Rousseau met en place l’hétérogénéité des ordres. Il annonce le dualisme que théorisera Kant : dualisme de la raison et de la nature, du moral et du physique, de la liberté et du déterminisme et l’idée que l’homme participe des deux en qualité d’être sensible et d’être raisonnable.

  Ce chapitre joue sur l’ambiguïté de l’idée d’un état de nature. Le thème anthropologique n’est pas identique au thème politique mais en réalité ils se rencontrent. Ce qui fait toute la difficulté du rousseauisme. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, le philosophe construit la fiction du sauvage pour faire le procès de la civilisation. En devenant sociable l’homme a perdu son indépendance, sa tranquillité et son innocence. Le commerce des hommes l’a rendu esclave, malheureux et méchant. Et pourtant c’est ce commerce qui permet à l’homme de développer les potentialités de sa nature et en particulier sa potentialité morale. « Ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève » lit-on. L’état civil, et Rousseau y fait allusion en évoquant les avantages que l’homme perd dans cet état, accusé dans la première analyse de corrompre la nature humaine, est exalté ici comme une bénédiction (Cf. « il devrait bénir »), comme « l’instant heureux » qui l’arracha à une condition animale et « d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ».

 

2)      La liberté comme question politique.

 

  

  Elle exige de distinguer la liberté naturelle, sauvage, et la liberté civile.

 La liberté naturelle est la liberté du sauvage. Elle s’étend jusqu’où s’étend la force d’un individu. Elle coïncide avec l’affirmation de la vie dans son dynamisme naturel. Elle consiste à faire tout ce qui plaît, sans autre entrave que celle de la poursuite de la satisfaction. Ainsi si quelque chose « tente », suscite un attrait, et si l’être déterminé par cette impulsion a la force de se l’approprier, rien ne l’arrête. La liberté naturelle n’est limitée que par les forces de l’individu. Dans l’état de nature la force fait droit. Mais la force n’est jamais assez forte pour garantir un exercice effectif de la liberté dès que les hommes sont en rapport les uns avec les autres car les forces des uns, celles du muscle ou de la ruse, limitent celles des autres, les menacent et les réduisent à l’impuissance. L’état de nature est un état de violence, de guerre de tous contre tous, convertissant la fameuse liberté naturelle en son contraire. Elle se ramène en réalité à une impuissance généralisée.

 La liberté civile est une liberté réglée par la loi ; elle est donc limitée par la volonté générale qui en est l’auteur.  Mais paradoxe, la loi n’est pas ce qui supprime la liberté, c’est au contraire ce qui en garantit l’exercice effectif en la mettant à l’abri du danger que représentent les libertés naturelles. « J’ai le droit de » signifie : c’est permis, c’est autorisé par la loi et ce pouvoir est protégé par la force publique contre ceux qui le menaceraient.

  En renonçant par le contrat social à la liberté naturelle, en aliénant celle-ci, le citoyen n’a donc pas renoncé à la liberté, il a au contraire mis en place l’artifice lui permettant de jouir d’une liberté effective. Loin que la loi civile soit le tombeau de la liberté, elle en est la condition. Ramené à sa signification fondamentale, le contrat social consiste à renoncer à une liberté fictive pour une liberté réelle, celle qui n’a d’effectivité qu’avec la loi la protégeant des empiétements que ne manqueraient de se permettre des libertés naturelles. La liberté advient avec la loi civile ou périt avec elle. Rousseau veut pénétrer son lecteur de cette profonde vérité.

  Ce qui est vrai de la liberté l’est aussi de la propriété, ce qui sera examiné au chapitre suivant.

 

3)      La liberté comme question morale.

 

  Le chapitre s’achève sur une nouvelle précision. Dans l’état civil, les citoyens décident de la loi régissant leur rapport. Ils sont collectivement les auteurs de la loi à laquelle ils obéissent. En obéissant à la loi, ils ne font qu’obéir à eux-mêmes pour autant que cet « eux-mêmes » n’est plus le moi sauvage mais un moi élargi à la dimension d’un nous. La volonté générale est, en théorie, la volonté de tous les particuliers, volonté expurgée de ce qui dans une particularité est la négation d’une autre particularité et réciproquement. Autant dire que ce que Rousseau appelle la volonté générale est ce que Kant va théoriser sous le nom de volonté morale ou volonté raisonnable.

  Or celle-ci est conquête de l’autonomie. Elle se définit comme capacité de s’affranchir des inclinations naturelles et de soumettre sa conduite à la  loi qu’on se donne par l’exercice de sa raison. Cette loi est  la loi morale. Elle ne peut pas être définie par un contenu car celui-ci est tributaire de la contingence des situations. Elle ne peut l’être que par la forme de l’universalité. La volonté est morale si la maxime de l’action peut être universalisée, si l’agent moral peut vouloir que ce qu’il se permet, tout le monde puisse se le permettre.

  Rousseau établit implicitement un rapport entre la liberté comme autonomie morale et la liberté comme indépendance civile. La loi civile, si la république n’est pas corrompue par la prise en considération d’éléments sociaux dans l’exercice de la puissance législative, est une loi générale. Elle vaut pour tous les membres du groupe, et ce n’est que par là qu’elle peut correspondre à la loi raisonnable. Le citoyen n’impose rien aux autres qu’il ne s’impose à lui-même. Voilà pourquoi, nul mieux que Diderot n’a défini la volonté générale : « un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable peut exiger de lui » Encyclopédie.  Article : Droit Naturel.

   En détournant l’homme d’agir selon la seule impulsion naturelle et en lui imposant de prendre en considération le droit légitime des autres, l’exercice  de la citoyenneté moralise l’homme en l’élevant autant qu’il en est capable à sa dimension raisonnable.

  Il s’ensuit qu’il y a un rapport très étroit entre l’exercice de la citoyenneté et l’exercice moral.

  Dans les deux cas la liberté se décline comme « obéissance à la loi qu’on s’est prescrite » et dans les deux cas, elle est bien celle de l’autonomie si cette loi correspond à la loi qu’un être raisonnable doit se donner.

 

Conclusion.

   Qu’il s’agisse de l’homme seul ou de l’homme en groupe : « l’impulsion du seul appétit est esclavage ».

  Qu’il s’agisse de l’homme seul ou de l’homme en groupe la liberté est « obéissance à la loi qu’on s’est prescrite ». Elle se définit comme autonomie mais nul n’est réellement autonome tant que cette loi n’est pas la loi de la raison ou loi morale.

 

 C)    Chapitre IX. Du domaine réel.

 

 1)      Précisions conceptuelles.

  L’expression : « domaine réel » est une formule juridique désignant : la « propriété des biens ».

  Le « domaine » ne désigne pas la chose possédée mais le fait de la possession.

  « Réel » prend des sens différents selon la proposition où il apparaît.

  Dans « domaine réel » il revêt le sens juridique qui est toujours en usage. Il désigne ce qui se rapporte aux choses. (res en latin : chose). En ce sens il s’oppose à « personnel », à ce qui se rapporte aux personnes. (Cf. « le droit de souveraineté s’étendant des sujets au terrain qu’ils occupent devient à la fois réel et personnel » = le droit régit les rapports entre les personnes et les relations ayant trait aux choses).

  Mais « réel » est aussi ce  qui est effectif. Il s’oppose à fictif, fantaisiste, inconsistant tant du point de vue du fait que du droit. C’est ce sens que le mot revêt dans le propos : « Le droit du premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort […].

 

2)      La distinction : possession/propriété.

 

  Le contrat social stipule que les particuliers se donnent à tous c’est-à-dire aliènent leurs droits naturels à la communauté. Ce qui est vrai de la liberté, l’est aussi de leurs possessions de fait. « Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie ».  Mais cette aliénation n’est pas une dépossession en bonne et due forme. Elle n’est qu’un échange par lequel les particuliers ne renoncent à quelque chose que pour que la communauté, en retour, le protège de toute la force commune. « Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession ».

  C’est que dans l’état de nature la notion de propriété n’a pas de sens. Les individus ont des possessions, mais celles-ci sont sans cesse menacées par le brigandage. Seul un Etat,  c’est-à-dire une communauté politiquement organisée peut garantir un droit de propriété. Par le contrat l’homme échange un droit illimité mais sans cesse menacé sur toute chose contre la propriété de ce qu’il possède.

 

3)      La propriété n’est pas un droit naturel, c’est un droit conventionnel.

 

 

 En ce sens Rousseau dit sans ambiguïté que le droit de propriété est un droit conventionnellement institué, ce n’est pas un droit naturel. C’est seulement sous la protection des lois que ce qui n’est que possession se transforme en une propriété. Rousseau suit ici Hobbes pour qui la caractéristique de l’état de nature est  « qu’il n’y existe pas de propriété, pas d’empire sur quoi que ce soit, pas de distinction du mien et du tien ; cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque homme, et seulement pour aussi longtemps qu’il peut le garder » Léviathan.

  Par là Rousseau s’oppose à Locke et aux théoriciens du droit naturel qui font de la propriété un droit naturel.

  Les conséquences des deux analyses sont considérables. Si la propriété est un droit naturel, ce droit limite les prérogatives de la souveraineté politique. Au contraire si la propriété est un droit institué, la souveraineté politique est habilitée à limiter, si elle le juge nécessaire, le droit de propriété individuelle.

  Le contrat social fait donc de la communauté le fondement de la propriété des particuliers. Mais seuls les membres d’un Etat peuvent jouir du droit de propriété car faute d’une souveraineté internationale qui fonderait ce droit pour les Etats eux-mêmes, ceux-ci ne sont pas propriétaires de leurs territoires, ils le possèdent seulement en fonction des péripéties de l’histoire.

  Le souverain n’est pas davantage propriétaire des biens des particuliers. Certes la communauté peut décider de leurs étendues, elle peut même constituer un  domaine public pour pourvoir aux besoins de l’Etat afin de ne pas trop mettre à contribution les particuliers mais la possession étatique est constituée des possessions des particuliers ayant passé le contrat.

  Rousseau envisage le cas où les contractants passent le contrat alors même qu’ils ne possèdent rien en particulier. Comme il faut bien un territoire pour vivre, les associés vont s’emparer d’une portion de terres. La communauté des associés peut alors s’entendre sur plusieurs conventions :

  • La propriété collective des biens.
  • Le partage des biens, celui-ci pouvant, à son tour, s’effectuer selon différentes règles : soit le partage égal, soit le partage inégal.

  En envisageant ces diverses possibilités, Rousseau veut établir que c’est la communauté qui est maîtresse des conventions selon lesquelles elle veut vivre. « Le droit que chaque particulier a sur son propre fond est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous ».

    D’où le problème. La propriété n’est-elle pour Rousseau, qu’un droit arbitrairement établi ou a-t-elle comme c’est le cas de la liberté, un fondement naturel ? La réponse est délicate car le discours de Rousseau sur la propriété est très ambigu.

 

 4)      Ambiguïté du discours de Rousseau sur la propriété.

 

  Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, la propriété est disqualifiée. «  Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ».

  Rousseau lie l’institution de la société civile et le souci de protéger les possessions du brigandage. De là à voir dans le droit un régime de protection des possédants, à la manière de Marx, il n’y a qu’un pas que Rousseau franchit dans certains textes. Par exemple dans l’article Economie politique, il épingle le droit des Etat historiques illégitimes qui légalise surtout le privilège du riche. « Un troisième rapport qu’on ne compte jamais, et qu’on devrait toujours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protège fortement les immenses possessions du riche, et laisse à peine un misérable jouir de la chaumière qu’il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? »

  Ironisant sur un tel droit  Rousseau formule les clauses du contrat social qui le fonde : « Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander ». Marx s’emparera de ce propos dans Le Capital I, I, 8°section, et fera du droit de propriété le droit des bourgeois ou d’un monde capitaliste.

  Ce n’est pas le dernier mot de Rousseau. Dans le même article, il écrit : « Cherchez les motifs qui ont porté les hommes unis par leurs besoins mutuels dans la grande société, à s’unir plus étroitement par les sociétés civiles ; vous n’en trouverez point d’autre que celui d’assurer la vie, les biens, et la liberté de chaque membre par la protection de tous ». C’est la reprise littérale du propos de Locke pour qui la propriété est un droit naturel. Et un peu plus loin on lit : « Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens et plus important à certains égards que la liberté même ; soit parce qu’il tient de plus près à la conservation de la vie ; soit parce que les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui peut se ravir plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement de la société civile et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facile que d’éluder ses devoirs et de se moquer des lois ».

 

 5)      Le droit de propriété est  le droit fondateur de la société civile et comme tel c’est un droit sacré.

 

  Au fond Rousseau signifie que la société civile, envisagée de manière hégélienne, comme système des besoins, ne peut faire l’économie d’une institution politique. Avec la sédentarisation, le développement de l’agriculture et de la métallurgie, les hommes nouent les uns avec les autres des relations économiques et il est nécessaire de passer le contrat social non seulement pour protéger les libertés mais aussi pour mettre les biens des uns et des autres à l’abri de la rapine. S’il n’y avait pas à délimiter un tien et un mien, il n’y aurait guère besoin d’établir des règles juridiques. En ce sens le droit de propriété n’est pas un droit comme un autre. Il a une fonction centrale dans la société juridiquement organisée. Rousseau précise même qu’il est « le vrai garant des engagements des citoyens ». Il veut dire que lorsque la puissance publique ne peut pas toucher aux biens des personnes « amendes, expropriations, saisie d’un bien, une voiture par exemple etc.», les citoyens ne sont guère enclins à respecter les lois. Mais il va plus loin. Il semble admettre que les lois sont  plus nécessaires pour défendre la possession des biens que la liberté. Car la possession rend vulnérables les possédants et on ne voit pas pourquoi il faudrait définir des règles de justice s’il n’y avait rien à répartir. « Pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose » écrit Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité.

  La propriété est donc un droit conventionnel mais ce droit est un droit sacré. Il est constitutif de l’ordre social issu du contrat  et c’est par là qu’il est sacré. L’acte de propriété confère à son titulaire la jouissance de son bien et l’exclut de la jouissance du bien des autres. « On respecte moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui n’est pas à soi ».

  Cependant que le droit de propriété soit le fondement de la société civile ne signifie pas qu’il soit fondé en raison. Rousseau ne procède pas à la manière de Locke à une justification morale de la propriété. Il se contente de constater que l’appropriation des terres est un fait historique. A défaut d’un fondement, le philosophe se contente d’interroger l’origine historique des possessions que le droit va légaliser en instituant un droit de propriété.

 

6)      L’origine historique de la propriété.

 

   L’origine c’est le commencement dans le temps. Les hommes s’approprient des biens, c’est un fait. Ils le font souvent par la force et il va de soi que la force, pas plus que le fait, ne fait droit.

  Si ce n’est pas par la force, les hommes possèdent des terres en vertu de contingences historiques. Il se trouve qu’ils sont les premiers occupants de tel ou tel territoire. Rousseau reconnaît que le droit du premier occupant est plus consistant que celui du plus fort. Néanmoins il ne peut être légitimé qu’à certaines conditions.

  Car, en toute rigueur, à quoi un homme a-t-il droit selon le droit moral ou raisonnable ? La réponse de Rousseau est sans ambiguïté : à ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins. Tout le reste est superflu, et la propriété de ce qui excède le nécessaire est discutable. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, il pointe le scandale moral d’un monde où certains regorgent du superflu tandis que d’autres manquent du nécessaire : « Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire ».

  Qu’on puisse se prévaloir d’une possession en vertu du principe qu’on en est le premier occupant n’est donc pas suffisant pour être légitimé moralement. Il y faut encore des conditions :

  • D’une part que ce terrain ne soit occupé par personne.
  • D’autre part qu’on ne se soit approprié que ce qui est nécessaire pour subsister.
  • Enfin que la terre possédée soit travaillée par celui qui se l’est appropriée à cette fin. Comme Locke, Rousseau fonde la propriété sur le besoin et le travail.

  Rousseau résume sa thèse : « En effet, accorder au besoin et au travail le droit de premier occupant, n’est-ce pas l’étendre aussi loin qu’il peut aller ? Peut-on ne pas donner des bornes à ce droit ? Suffira-t-il de mettre le pied sur un terrain commun pour s’en prétendre aussitôt le maître ? Suffira-t-il d’avoir la force d’en écarter un moment les autres hommes pour leur ôter le droit d’y jamais revenir ? Comment un homme ou un peuple peut-il s’emparer d’un territoire immense et en priver tout le genre humain autrement que par une usurpation punissable puisqu’elle ôte au reste des hommes le séjour et les aliments que la nature leur donne en commun ? »

  Le mot est prononcé : usurpation. Usurper signifie s’approprier sans droit, par la violence ou la fraude. L’appropriation, telle qu’elle s’est effectuée dans l’histoire, est donc illégitime. Le contrat social a ceci d’étrange qu’il « change l’usurpation en véritable droit et la jouissance en propriété ».

PB : Comment une usurpation pourrait-elle cesser d’être une usurpation sous prétexte qu’elle est légalisée ? Suffit-il de dire que le consentement des associés change la nature des choses ? Ou faut-il comprendre qu’il est difficile de désincarner une liberté et que ce que les associés mettent en commun ce ne sont pas des êtres abstraits mais des individus qui sont le produit d’une histoire et sont fondés à être reconnus propriétaires en vertu de principes susceptibles de faire l’accord des esprits ?

 

Conclusion :

  La méditation rousseauiste du droit de propriété est d’une grande profondeur.

  Elle nous demande de faire tenir ensemble deux idées qu’on trouvera aussi chez Proudhon : En un sens la propriété est le vol. C’est son régime dans l’état de nature, mais il ne faut pas parler de propriété, il ne s’agit que de possession. C’est aussi son régime dans les états historiques illégitimes où le droit n’est qu’un instrument des possédants pour se protéger de ceux qu’ils spolient.

   En un autre c’est la liberté. C’est son régime dans l’état issu du vrai contrat social. Droit égal pour tous, à condition que la communauté qui institue ce droit se préoccupe de réaliser l’égalité des chances de tous ses membres dans l’accès aux biens et qu’elle veille à ce que les écarts entre les riches et les pauvres ne se creusent pas au point de devenir injustifiables moralement.

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68 Réponses à “Du contrat social. Livre I. Rousseau. Texte et explication.”

  1. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Bien qu’il ne rompe pas avec le jusnaturalisme, Rousseau défend une conception conventionnaliste du droit. https://www.philolog.fr/rousseau-et-la-question-du-droit-naturel/
    Il n’y a de droit effectif que le droit positif et celui-ci n’est légitime qu’autant que sa source est la volonté générale. En effet, le corps politique est une institution. Son acte de naissance est le contrat social ou l’acte par lequel ses membres s’engagent à le faire exister. Celui-ci est « l’acte primitif par lequel le corps se forme et s’unit » mais cet acte « ne détermine rien encore de ce qu’il doit faire pour se conserver ». Encore faut-il « lui donner le mouvement et la volonté par la législation »
    Un corps politique assure donc son existence en légiférant, la condition de légitimité des lois étant qu’elle doivent être « des actes de la volonté générale ». Concept problématique dans la mesure où Rousseau prétend penser par là la volonté du peuple considéré comme une totalité indivisible. La volonté n’est donc générale qu’à une double condition.
    D’une part que tous les membres du corps politique y aient également part.
    D’autre part que ce qu’elle impose à l’un s’impose à tous.
    Elle est la volonté « de tout le peuple statuant sur tout le peuple ».
    « C’est ce qu’il y a de commun dans les différents intérêts qui forme le lien social […] c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée »
    La question est de savoir s’il est légitime de penser qu’un peuple puisse avoir UNE volonté. Les volontés concrètes de ses membres ne sont-elles pas plurielles appelant des compromis plus qu’une communion dans une conception commune d’un bien commun?
    La question est aussi de savoir s’il est possible de la faire émerger.
    PS: La politesse veut que lorsqu’on demande un service, on dise « s’il vous plaît » et « merci d’avance ».
    Bien à vous.

  2. Paul dit :

    Bonjour madame, j’éprouve quelques difficultés avec la formule qu’emploie Rousseau dans le chapitre VII, selon laquelle « Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours tout ce qu’il doit être ». Il me semble que c’est faire reposer la confiance en l’infaillibilité du souverain sur un argument qui passe du plan de l’être à celui du devoir-être sans plus d’explication…Peut-on par ailleurs qualifier cette formule comme une sorte d’argument ontologique ?
    Je vous remercie par avance.

  3. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Rousseau ne fait que déduire la conséquence logique de sa définition de la souveraineté. Le souverain est le peuple ou l’ensemble des membres associés dans un corps politique.
    La souveraineté étant l’exercice de la citoyenneté ou de la volonté générale, il est impossible qu’elle puisse prendre des décisions contraires à l’intérêt de ses membres. Sa rectitude découle nécessairement de sa nature: tout ce qu’elle doit être (instituer des lois soucieuses de garantir l’intérêt commun et la conservation de ses membres) est compris analytiquement dans son être. Il est donc inutile de la contrôler.
    Sur le plan théorique, pas de problème. Les difficultés surgissent sur le plan pratique comme je l’analyse dans le cours mis en lien: le contrat rousseauiste à l’épreuve de la théorie, non des faits.
    L’argument ontologique se dit de la preuve de l’existence de Dieu consistant à déduire l’existence de Dieu de son essence. Rousseau ne déduit pas ici une existence, mais une propriété.
    Bien à vous.

  4. Maya dit :

    Bonsoir madame Manon,

    permettez-moi de vous adresser une requête qui n’est pas directement en rapport avec votre article.

    Je travaille actuellement à la rédaction d’un rapport d’étude sur la question de la vaccination en France, et me penche sur les avis et réflexions philosophiques à ce sujet (la problématique étant : « Peut-on imposer la vaccination aux patients au nom de l’intérêt général ? »); j’ai trouvé quelques informations utiles dans ce livre de Rousseau, notamment au niveau de l’aspect Etat/devoir/liberté, que j’ai mis en rapport avec la question des vaccinations « obligatoires », mais je cherche à trouver des sources d’informations plus précises sur le thème de la vaccination en particulier, qui traite philosophiquement de ce sujet.

    Ainsi j’aimerais vous demander si vous avez des idées d’ouvrages à me conseiller ?
    Ou peut-être des penseurs/philosophes spécialisés dans les questions de santé à qui m’adresser ?

    Bien cordialement,

    Maya

  5. Maya dit :

    Un grand merci par avance pour votre aide et vos conseils

  6. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Désolée, je n’ai rien lu sur la question d’essentiel.
    Pour ce qui est du problème philosophique, il me semble qu’on ne peut s’en tenir qu’aux grands principes. Dès lors que je suis un risque majeur pour les autres (Ex. épidémie de rougeole ou de polio dont je peux être à l’origine par défaut de vaccination), il va de soi que l’intérêt général est en jeu.
    Cet argument de bon sens peut être court-circuité par des propagandes anti-vaccination dont on peut interroger la validité scientifique.
    Le problème se pose au niveau des représentations. La légitimité politique repose sur l’exercice de la raison mais la raison philosophique peut être aux prises avec une raison qui, se parant de l’autorité scientifique, est une sérieuse rivale, d’où, pour la profane que je suis, la nécessité de se demander ce qu’il en est de la scientificité d’un propos.
    Si l’on peut sérieusement étayer le caractère dangereux massivement pour la santé de certains vaccins, il va de soi que des stratégies de prudence s’imposent. Mais ce n’est pas le philosophe qui est compétent sur ce point, c’est le scientifique, sous réserve que comme pour le philosophe, son discours soit indemne d’aveuglements idéologiques.
    Veuillez donc m’excuser de ne pas être sur ce point plus pertinente que le citoyen lambda.
    Bien à vous.

  7. Segy dit :

    Bonjour Madame
    Au chapitre VI, 305, Rousseau écrit : »…et reste aussi libre qu’auparavant », puis en 315 « reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça ». Il y a donc bien un renoncement à la liberté naturelle, difficile de dire alors qu’il reste aussi libre qu’auparavant sauf à faire une équivalence entre liberté conventionnelle et liberté naturelle. Qu’en pensez vous ?
    Cordialement
    Michel S.

  8. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Votre perplexité devrait être dissipée par l’explication du chapitre VIII.
    La liberté naturelle est la liberté sauvage. Le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa force et comme les forces sont inégales, l’état de nature est un état de violence et d’impuissance généralisées. Pour sauver sa liberté naturelle, au sens d’indépendance (nul homme n’est né pour subir la volonté d’un autre), de liberté fondée dans sa nature, l’homme doit renoncer à sa liberté sauvage pour jouir d’une liberté réelle (civile), celle qui est garantie par la loi.
    Cf. Lettre VIII écrite de la montagne.
    « On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un État libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui, elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir.
    Il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois : dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des lois : ils en sont les ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain. »
    Bien à vous.

  9. segy dit :

    Certes mais si la liberté naturelle n’est rien ( « il n’y a pas de liberté sans loi »), ou si peu , comment peut il dire que l’homme, par le contrat, « reste aussi libre qu’auparavant ». Soit la liberté naturelle est quelque chose, soit elle n’est rien. Pourquoi cette formulation ? L’animal sauvage, proche de l’homme dans l’état de nature, est reconnu avoir la liberté, sous les limites des lois de celle ci, d’aller et venir, de choisir sa vie, ses partenaires, de gambader, de galoper, de jouer. Il me semble que Rousseau oscille entre nier un contenu à la liberté naturelle individuelle, qui ne serait qu’indépendance, et lui reconnaître un rôle puisqu’il invoque tout de même ce terme de « liberté naturelle ».

  10. Simone MANON dit :

    Bonjour
    La liberté naturelle doit être entendue de deux manières:
    – sens positif: la liberté fondée en nature, celle dont l’homme délié de tout rapport social( le sauvage) donne la mesure, =l’indépendance par rapport aux autres
    – sens négatif:la liberté sauvage de l’homme social à l’état pré-politique.
    Rousseau rêve d’un état politique qui permettrait de retrouver dans l’état civil l’équivalent de la liberté naturelle.Le contrat social est censé remplir cette fonction.
    Bien à vous.

  11. Agnes Ohayon dit :

    Bonjour Madame
    Quelle serai la signification de l’écriture de la loi sur le dos du condamné (dans « La colonie pénitentiaire » de Kafka) selon le « contrat social » de Rousseau?
    Merci d’avance
    Respectueusement
    Agnes

  12. Simone MANON dit :

    Bonjour
    D’abord il faut vous demander si le principe d’une inscription sur le corps peut avoir un sens pour Rousseau.
    Ensuite, en supposant qu’il y ait là une métaphore du principe dont l’âme du citoyen doit être pénétrée, relisez le chapitre 8 du livre I. Vous y trouverez une formule possible.
    Bien à vous.

  13. bonjour a vous ,je viens de m’inscrire dans votre site.je vous remercie

  14. Marquise dit :

    Bonjour Madame,
    Tout d’abord je souhaitais vous témoigner ma grande admiration pour tout votre travail et ce que vous êtes. J’espère que ce message ne vous semblera pas importun, ni maladroit ; il ne résulte que d’un vif désir de comprendre, non de provoquer.
    Il me semble que l’analyse que vous faites du chapitre 2 du Livre 1 n’est peut être pas totalement exacte. Selon moi Rousseau ne cherche pas à démystifier le rapport analogique entre société naturelle paternaliste et société civile mais à le justifier, pour procéder à une critique de l’État actuel, jugé tyrannique. La clef de compréhension du passage tient à cette idée paradoxale d’aliénation de la liberté en vertu d’une utilité.
    Les enfants choisissent volontairement de recréer la dépendance vis à vis du père, dépendance dont ils s’étaient affranchis après avoir accédé à l’autonomie, car ils reconnaissent sa dévotion et son amour, mais aussi l’intérêt qu’ils auront à conserver ces liens, puisque le père leur « rend des soins », s’occupe encore d’eux, même s’il n’y a plus de necessité physique. Donc ils choisissent une nouvelle dépendance (d’aliéner leur liberté) parce qu’ils en tirent une certaine utilité. Or le souverain, au contraire du père, n’a aucun amour pour son peuple. Si le père prend soin de ses enfants par pur amour désintéressé ce n’est nullement le cas du souverain, qui ne commande que par plaisir. Ainsi tous ont « intérêt » à « aliéner leur liberté » (le enfants pour recevoir des soins, le père pour prendre plaisir à donner des soins, le tyran pour prendre plaisir à commander), tous sauf le peuple. Ainsi la convention dressée ne résulte pas d’une « liberté commune » puisque le peuple n’en tire aucune utilité. Sa dépendance est d’ordre naturelle, alors que les autres ont usé de leur raison pour s’en extraire, légitimant les nouvelles structures et conventions mises en place, librement. Il me semble.
    Très respectueusement,
    M.

  15. Simone MANON dit :

    Bonjour Madame
    Je suis désolée de devoir vous faire remarquer que le texte de Rousseau ne comporte aucune réelle ambiguïté. Votre affirmation selon laquelle l’enjeu du propos rousseauiste n’est pas de démystifier mais de justifier l’analogie entre la famille et la société civile relève du contresens.
    Je vous renvoie aux commentateurs autorisés de Rousseau.
    Robert Derathé: Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps. Vrin. 1988. p. 185 à 192.
    Le commentaire très pédagogique de Florence Khodoss dans la collection Edition pédagogique moderne. 1980. Commentant le chapitre II du livre I, elle écrit: « La dernière phrase du paragraphe marque bien par son ironie quel lourd contresens on commettrait en comprenant que Rousseau accepte la théorie patriarcale du pouvoir politique » p. 35.
    Dans le Manuscrit de Genève, Rousseau écrit: « il est donc certain que le lien social n’a pu ni dû se former par l’extension de celui de la famille ni même sur le même modèle »

    La critique rousseauiste de la théorie patriarcale du droit se développe en deux points.
    D’une part en approfondissant ce qu’il y a de strictement naturel dans la famille. Il montre que l’obéissance des enfants a pour seul fondement leur faiblesse. Celle-ci est momentanée car en grandissant, l’enfant devient « son propre maître » et seul juge naturel de ce qui convient à sa conservation » S’il doit à son père les devoirs de gratitude et de respect pour les soins qu’il a reçus, il ne lui doit plus l’obéissance. Le lien naturel se dissout. Chacun rentre dans son indépendance et devient l’égal de l’autre. Si les liens familiaux subsistent c’est donc volontairement et non naturellement. La famille n’est donc plus une société naturelle mais une société fondée sur des conventions. D’où l’absurdité de prétendre fonder en nature les rapports politiques d’autorité sur la famille puisque celle-ci n’est pas une société naturelle mais déjà une institution.
    D’autre part en établissant que la communauté familiale n’est pas de même nature que le communauté politique. La première ne peut donc pas être le modèle de la seconde. Outre toutes les différences que Rousseau note pour pointer l’absurdité de l’analogie, le principal grief qu’il lui reproche est d’admettre au sein de l’espèce humaine une inégalité naturelle. Ainsi l’enfant est un être inférieur à un adulte. Or pour Rousseau l’égalité (civique) des êtres humains est un principe de base. Toute supériorité est de fait, elle ne fonde aucun droit.
    Bien à vous

  16. Marquise dit :

    Bonsoir Madame,
    Je suis entièrement d’accord avec vous ; ma fracassante idée était sans nuances, du moins l’annonce que j’en ai faite. Certes Rousseau procède à une démystification, mais je reste assez persuadée (convertie depuis peu pourtant, car j’ai moi-même fait un terrible contresens sur ce passage en khôlle de philosophie et ai du me rattraper à coup de clins d’œils et de stichomythies) qu’il use d’une analogie entre la société familiale et la Cité tyrannique pour souligner au feutre les défauts de cette dernière, le peuple ne tirant aucune « utilité » de « l’aliénation de la liberté » volontaire, à laquelle se soumettent allégrement le père, les enfants ainsi que le souverain. Je ne crois pas que cette lecture soit incompatible avec la démystification du droit naturel à laquelle Rousseau procède. Deux pour le prix d’un, après tout.
    Jolie soirée, Madame,
    Claire et Solange (peu subtiles initiales)

  17. Gabrielle dit :

    Madame
    Merci infiniment d’avoir mis tous ces textes en ligne. Je ne cesse pas de lire et de relire vos cours pour ne pas laisser s’évaporer mes modestes connaissances. Souhaitons que votre blog ne disparaisse jamais.
    G.

  18. Audrey dit :

    Bonjour Madame,
    je vous remercie pour toute cette analyse très intéressante, très bien expliquée et complète. Vos cours m’ont beaucoup aidé à comprendre l’ouvrage de Rousseau.
    Bonne soirée
    Audrey

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