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"Dieu est mort" disait Nietzsche. Quel est le sens de cette affirmation?

Nietzsche 

  
 
 
Ce thème est inséparable de l’analyse nietzschéenne du nihilisme.
 
1°) La première grande intuition nietzschéenne consiste à interpréter le réel, la totalité de ce qui existe (l’être) comme foisonnement de forces. Parmi ces forces, certaines agissent, d’autres subissent. Les premières sont dites affirmatives, les secondes négatives. Les unes se veulent, elles témoignent d’une volonté de puissance affirmative, les autres se dénigrent, se nient, elles témoignent d’une volonté de puissance négative.

De manière générale, pour notre philosophe, l’actif c’est le libre, le créatif, le vigoureux. Le réactif c’est le contraint, le maladif, l’épuisement de la force vitale.

 

2°) La seconde grande intuition est d’interpréter la culture occidentale, depuis Socrate, comme le triomphe des forces réactives sur les forces actives.

   L’indice le plus éloquent de ce phénomène, aux yeux de Nietzsche, est le fameux démon de Socrate. Socrate faisait souvent allusion à ce qu’il appelait son démon, c’est-à-dire à une sorte de voix intérieure qui se manifestait essentiellement sous la forme de la dissuasion. Lorsque son démon ne se faisait pas entendre, Socrate savait qu’il avait bien agi. Pour Nietzsche, il y a là un véritable scandale car alors que sous sa forme naturelle « l’instinct », entendons la voix de la nature, est une puissance affirmative, chez Socrate il est un principe d’inhibition. Son démon ne s’exprime pas comme affirmation de la puissance vitale mais comme ce qui la suspend, comme ce qui entrave le mouvement de la vie.

   « La clé de l’âme socratique nous est fournie par cet étrange phénomène que l’on désigne comme le « démon de Socrate ». Dans certaines circonstances particulières, lorsque sa toute-puissante raison balançait, il retrouvait un ferme appui grâce à la voix divine qui lui parlait alors. Cette voix, quand elle s’annonce, dissuade toujours. Chez cette nature tout à fait anormale la sagesse instinctive ne se manifeste que pour s’opposer de loin en loin à la connaissance consciente. Alors que chez tous les individus productifs l’instinct est précisément force d’affirmation et de création, la conscience faculté de critique et de négation, chez Socrate c’est l’instinct qui devient critique, la conscience créatrice, c’est une véritable monstruosité par défaut. En vérité, nous constatons ici un manque monstrueux de sens mystique, qui nous autorise à voir dans Socrate l’être amystique par excellence, l’être chez qui la nature logique est aussi hypertrophiée que chez le mystique la sagesse instinctive » Nietzsche : La Naissance de la tragédie.
 
   Un autre indice pour Nietzsche du ressentiment socratique à l’endroit de la vie est la dernière scène de la vie de Socrate rapportée dans le Phédon. Ses ultimes paroles furent : «  Criton, nous devons un coq à Asclèpios ; payez-le, ne l’oubliez pas ». Phédon, 118a.
   Asclèpios est le dieu doté du pouvoir de guérir les hommes d’une maladie. En demandant que Criton sacrifie un coq au dieu, Socrate reconnaît sa dette à l’égard d’un guérisseur. Or de quelle maladie Socrate rend-il grâce à Esculape de l’avoir délivré ? Comme toute une tradition, Nietzsche répond : de la vie. Socrate veut qu’on remercie le dieu de le délivrer par sa mort du fardeau de la vie.
 
 « Socrate mourant. – J’admire la sagesse et le courage de Socrate en tout ce qu’il fit, dit… et ne dit pas. Ce démon d’Athènes amoureux et moqueur, ce charmeur de rats qui fit trembler et sangloter les plus impertinents jeunes hommes, n’était pas seulement le plus sage des bavards : il fut encore grand dans le silence. J’aimerais qu’il l’eût observé dans les derniers instants de sa vie,… peut-être alors relèverait-il d’une classe d’esprits encore plus haute. Fût-ce la mort ou le poison? la pitié ou la méchanceté ?… quelque chose au dernier moment lui délia la langue, et il dit : « O Criton, je dois un coq à Esculape. » Ce « dernier mot » ridicule et terrible signifie pour qui sait entendre « Criton, la vie est une maladie! » Est-ce possible, un homme tel que lui, un homme qui avait vécu joyeux et aux yeux de tous, comme un soldat, cet homme était un pessimiste! Il n’avait fait toute sa vie que bonne mine à mauvais jeu; il avait caché tout le temps son sentiment profond, son jugement suprême! Socrate, Socrate a souffert de la vie! Et il s’en est vengé par cet horrible mot où la piété se mêle au blasphème à voix discrète! Fallait-il, de surcroît, qu’un Socrate se vengeât? A-t-il manqué un grain de générosité à cette vertu surabondante? Hélas, amis! nous devons dépasser jusqu’aux Grecs! » Le Gai Savoir, Livre IV, § 340.
 
3°) Nietzsche appelle nihilisme la culture issue de ce triomphe des forces réactives. Le platonisme et le christianisme en sont les symptômes les plus visibles. En témoigne l’option dualiste qui leur est consubstantielle. A l’ici-bas, ils opposent un au-delà, à l’immanence, la transcendance, au corps, l’âme, aux désirs, la raison. Cette distinction n’a, selon l’analyse de notre philosophe, rien d’innocent. Sa vocation est, en vérité, de dénigrer la seule chose qui soit vraiment (l’ici-bas, le corps, l’immanence, les désirs) au nom d’une fiction, d’un nihil (un néant, un rien) pur fantasme de ceux que Nietzsche appelle « les hallucinés des arrière-mondes »
   Si on interroge, comme le veut la généalogie nietzschéenne, cet acharnement à mépriser le réel, si on interroge « les entrailles de l’esprit (c’est-à-dire les intensités vitales à l’œuvre dans ces évaluations) on découvre que cette propension à dénigrer relève d’un affect morbide : le ressentiment, l’esprit de vengeance, la méchanceté que produit l’impuissance.
 
   Nietzsche dit ici quelque chose de profondément subversif : « Tout ce monde de fiction s’enracine dans la haine du naturel, de la réalité, il est l’expression d’un profond malaise avec le réel. Mais voilà que tout s’éclaircit. Qui donc aurait quelque raison de s’évader par le mensonge de la réalité ? Quiconque en pâtit. Mais pâtir veut dire qu’on est une réalité naufragée…La prédominance des sentiments de déplaisir sur les sentiments de plaisir est la cause d’une religion et d’une morale fictives ; or une pareille prédominance est la formule de la décadence » Antéchrist, Ch. 15
 
   C’est sur fond de ces présupposés nietzschéens que prend sens le thème de  «  la mort de Dieu »* (1):
 
 

  Nietzsche pense ce fait comme l’avènement du nihilisme car avec l’effacement de Dieu, ce sont toutes les valeurs dont Dieu était le support qui s’effondrent aussi. Le nihilisme que Nietzsche prophétisait dans les années 1880, comme la vérité des deux siècles à venir, c’est ainsi la critique radicale de toutes les valeurs transcendantes (la vérité, le bien, l’unité, l’identité etc.) et le désenchantement du monde. Désormais le monde est délesté de tout sens divin, il est en deuil de l’absolu.

« Que signifie le nihilisme ? écrit Nietzsche. Que les valeurs supérieures se déprécient »    Volonté de puissance.

   Le lion* symbolise cette remise en cause des valeurs traditionnelles, cette dépréciation des arrière-mondes. Mais cette mort de Dieu laisse l’homme inconsolable, dans une totale déréliction, face à un ciel vidé de toute transcendance, sans réponses à ses craintes et ses espérances.

  La conséquence de la dépréciation des arrière-mondes n’est donc pas un oui joyeux à la vie et au réel (cf. la métaphore de l’enfant*) c’est l’angoisse, le sentiment de l’absurdité et le désespoir. Paul Bourget a donné une formule saisissante de ce nihilisme dont l’œuvre de Flaubert, de Maupassant, des Goncourt, des grands nihilistes russes (Dostoïevski, Tourgueniev) donne la mesure.  « Une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de toute chose ».

  Nietzsche voit dans le pessimisme de Schopenhauer la forme achevée de ce nihilisme. De fait Schopenhauer affirme  « Si vraiment l’alternative nous était proposée d’être ou de ne pas être, alors oui il faudrait choisir le non être ».

  Ce nihilisme qui est en train d’advenir, dit-il en 1886, a ainsi deux aspects :

  Il s’ensuit que le nihilisme héroïque s’accomplit comme sentiment dionysiaque de la vie. Les aspects jusque là niés, dénigrés de la vie, à savoir la souffrance, la cruauté, le mal, le mensonge sont par là même rachetés. Ils ont une nécessité qui est celle du réel et comme tels il faut les vouloir. Nietzsche enseigne l’amor fati, l’amour de la terre, l’innocence de la vie, le oui à son affirmation comme jeu, comme œuvre, comme art, comme rire sans fin ni justification.

  Il confie ainsi à ceux qu’il appelle « les forts » autrement dit à ceux dont la santé est telle, qu’ils sont capables de renoncer aux idéaux mensongers sans en souffrir, sans en mourir « le marteau » qui brise tous les vestiges des valeurs moribondes et les types humains qui ne parviennent pas à accepter l’immanence de l’être.

 
 
 
* 1 « Notre sérénité – Le plus grand des événements récents – la « mort de Dieu », le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité – commence déjà à jeter ses premières ombres sur I’ Europe. Peu de gens, il est vrai, ont la vue assez bonne, la méfiance assez avertie pour percevoir un tel spectacle ; du moins semble-t-il à ceux-ci qu’un Soleil vient de se coucher, qu’une ancienne et profonde conscience est devenue doute : notre vieux monde leur parait fatalement tous les jours plus vespéral, plus soupçonneux, plus étranger, plus périmé. Mais d’une façon générale, on peut dire que l’événement est beaucoup trop grand, trop lointain, trop en dehors des conceptions de la foule pour qu’on ait le droit de considérer que la nouvelle de ce fait, je dis simplement la nouvelle, – soit parvenue jusqu’aux esprits; pour qu’on ait le droit de penser, à plus forte raison, que beaucoup de gens se rendent déjà un compte précis de ce qui a eu lieu et de tout ce qui va s’effondrer maintenant que se trouve minée cette foi qui était la base, l’appui, le sol nourricier de tant de choses : toute la morale européenne entre autres détails.
   Nous devons désormais nous attendre à une longue suite, à une longue abondance de démolitions, de destructions, de ruines et de bouleversements : qui pourrait en deviner assez dès aujourd’hui pour enseigner cette énorme logique, devenir le prophète de ces immenses terreurs, de ces ténèbres, de cette éclipse de soleil que la terre n’a sans doute encore jamais connues ?… Nous mêmes, déchiffreurs d’énigmes, nous, devins-nés, qui attendons pour ainsi dire en haut des monts, placés entre hier et demain, et contradictoirement attelés entre les deux, nous premiers-nés, prématurés du siècle à venir, qui devrions avoir déjà perçu les ombres dont va bientôt s’envelopper l’Europe, d’où vient-il que nous attendons la montée de cette marée noire sans un intérêt véritable, surtout sans crainte et sans souci pour nous? Serait-ce que nous serions encore trop dominés par l’influence des premières conséquences de cet événement? Car ces premières conséquences, celles qu’il a eues pour nous, n’ont rien de noir ni de déprimant, contrairement à ce qu’on pouvait attendre ; elles apparaissent tout au contraire comme une nouvelle espèce, difficile à décrire, de lumière, de bonheur, d’allégement, une façon de sérénité, d’encouragement et d’aurore… De fait, nous autres philosophes, « libres esprits », apprenant que « l’ancien Dieu est mort », nous nous sentons illuminés comme par une nouvelle aurore; notre coeur déborde de gratitude, d’étonnement, de pressentiment et d’attente ;… voilà qu’enfin, même s’il n’est pas clair, l’horizon, de nouveau, semble libre, voilà qu’enfin nos vaisseaux peuvent repartir, et voguer au-devant de tout péril; toute tentative est repermise au pionnier de la connaissance, la mer, notre mer, de nouveau, nous ouvre toutes ses étendues; peut-être même n’y en eut-il jamais si « pleine » mer. »
                     Le Gai Savoir, Livre V, § 343.
 
*2 Cf. le texte intitulé Des trois métamorphoses : Ainsi parlait Zarathoustra.
 
  
Annexe : Nietzsche se définit comme un philosophe à coups de marteau. Il faut entendre par là une manière de pratiquer une critique radicale qui n’épargne aucun des présupposés de la philosophie traditionnelle. Par exemple, dans sa tradition rationaliste, la philosophie part «  du fait de la raison » comme l’écrit Kant. Descartes part du fait de conscience. Alain part du fait de conscience ou d’âme comme ce qui s’oppose au corps.
   Nietzsche soupçonne ce fait d’être un pur effet ; autrement dit il soupçonne ce qui constitue un point de départ pour les grands philosophes d’être un point d’arrivée dont il faut reconstituer la généalogie. C’est pourquoi, il est avec Marx et Freud défini comme «  un philosophe du soupçon ».
   Le grand soupçon nietzschéen le conduit à interroger ce qu’il appelle « les entrailles de l’esprit »
   Le mot « entrailles » est très éloquent. Les entrailles, ce sont les viscères, les tripes c’est-à-dire ce qui constitue la part la plus profonde, la plus intime du sujet. On se méprend en effet, lorsqu’on surestime la conscience. En réalité, selon Nietzsche, la conscience n’est que la manifestation superficielle d’une physiologie et il y a des physiologies vigoureuses tandis que d’autres sont des physiologies faibles ou morbides.
   La pensée ou la conscience est par principe aux service « des instincts de vie » elle est l’expression de flux d’affects, d’intensités vitales et rien d’autre. C’est dire qu’on se leurre lorsqu’on prétend avec la grande tradition rationaliste ou idéaliste que la conscience est une instance autonome. Cette illusion doit être dénoncée comme le fonds de commerce de la tradition, une tradition avec laquelle les trois philosophes du soupçon invitent à rompre de manière radicale.
 
   D’où l’enseignement de Zarathoustra que Nietzsche présente comme le nouvel Evangile, l’Evangile du surhomme opposable à l’évangile nihiliste.
 
           «  « Je suis corps et âme » ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ?
             Mais celui qui est éveillé et conscient dit :  «  je suis corps tout entier et rien d’autre ; L’âme n’est qu’un mot désignant une parcelle du corps »
             Le corps est une grande raison, une multitude univoque, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
              Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles « esprit », mon frère, un petit instrument et un jouet de ta grande raison.
              Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est, ce à quoi tu ne veux pas croire : ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant. »   Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885.
 
   Voilà pourquoi l’idéal ascétique est accusé d’être le symptôme d’une vie naufragée. Seule une telle vie peut déclarer les hostilités à la vie. Seul ce qui est faible, maladif peut se venger de la vie en créant des valeurs mensongères permettant de se consoler de sa propre misère et de survivre à sa propre impuissance à dire oui à la vie.
«  Une vie ascétique est une contradiction en soi : c’est un ressentiment sans égal qui règne ici, celui d’un instinct et d’une volonté de pouvoir qui veulent régner en maître, non pas sur un aspect de la vie mais sur la vie elle-même et qui pour atteindre ses fins se tourne contre l’épanouissement physiologique, en particulier contre tout ce qui en est l’expression : la beauté, la joie, tandis que tout ce qui est dénaturé, taré, tout ce qui est douleur, raté, tout ce qui est laid, privation volontaire, dépossession, mortification, sacrifice, suscite une satisfaction et sera recherché » Généalogie de la morale 3° dissertation
 
« Insouciant, railleur, violent, ainsi nous veut la sagesse. Elle est femme, elle n’aimera jamais qu’un guerrier » Ainsi parlait Zarathoustra.
 
 Attention : L’immoralisme dont se réclame Nietzsche est le contraire des facilités de l’immoralité. « L’homme dit-il est une corde tendue entre la bête et le surhomme ». La morale du surhomme est une morale qui remplace le bien de l’ancienne morale par une certaine qualité du vouloir : le vouloir créer et pose comme valeur négative le vouloir inverse : le vouloir détruire, le laisser aller, le contentement de soi, la somnolence qui entrave toute volonté de dépassement.