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Chagall à la Galerie Bogéna, St Paul de Vence.

 

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       On peut admirer jusqu’au 17 juillet, à la Galerie Bogéna à St Paul de Vence, une magnifique exposition de lithographies de Chagall autour du thème: Chagall et l’amour. Un vrai régal pour l’œil et pour le cœur. A ne pas manquer surtout.

    En guise d’introduction à ce beau rendez-vous avec Chagall, je voudrais d’abord souligner combien la place de cet artiste est singulière dans son siècle, et combien l’immense succès qu’il a connu devrait nous étonner.

   Voilà un homme issu du shtetl, autrement dit d’un village juif comme il en existait tant en Europe centrale et en Russie. Ce village est un faubourg de Vitebsk, petite ville de Russie, aujourd’hui en Biélorussie, non loin de la frontière lituanienne. Aîné d’une famille de 9 enfants, Marc Chagall naît le 7 juillet 1887, dans une famille juive hassidique traditionnelle parlant le yiddish. Son père est un juif pieux vêtu de sa lévite sous un châle de prière, le talleth, le bras gauche enlacé dans ses cordons de prière (les phylactères ou les tephillim), balançant le buste au rythme des psalmodies ; son grand-père est précepteur et chantre à la synagogue ; son oncle est le boucher rituel et le violoniste de cette communauté  où l’on communique avec Dieu par les émotions, l’extase de la danse et de la musique. Chagall ne serait pas Chagall sans la culture de l’émerveillement perpétuel dans lequel il a baigné enfant. Il le disait lui-même : « Si je n’étais pas juif, je ne serais pas un artiste ».

   Né en Pologne (avec Israël Ben Eliezer, 1700. 1760) au XVIIIe siècle, le hassidisme exalte le rêve, la fête, la joie et même le vin. Il ne dramatise pas le péché. Il s’agit moins d’une pensée que d’une sensibilité disposant à l’enchantement quotidien dans un monde où le divin est présent partout. Tout est possible, rien n’étonne. Pour des êtres ployant sous le poids de la misère et de la persécution, le hassidisme fut vécu comme un chant d’allégresse qui transfigura la vie. Dans ses Célébrations hassidiques Elie Wiesel écrit : Au juif isolé, vidé, évoluant en marge, le rabbi disait : « Ton expérience n’est pas inutile, elle est insérée dans un tout qui en tient compte, sache qu’on trouve l’éternité dans chaque instant, que chaque table peut devenir autel et chaque homme grand prêtre ; sache que plus d’une voie mène à Dieu, mais la plus sûre passe par l’allégresse et non par les larmes ; sache que Dieu n’aime pas la douleur et la tristesse, et moins encore celles que tu t’infliges volontairement ; Dieu n’est pas si compliqué, il n’est jaloux ni de ton bonheur, ni de la bonté dont tu témoignes envers autrui, au contraire : le chemin vers Dieu passe par l’homme. L’enfant qui dort, la mère qui le caresse, le vieillard qui écoute le bruit des arbres : de chacun Dieu est proche, en chacun Dieu est présent » »

Il avouera plus tard  que tout ce qu’il a appris d’essentiel, il ne le doit pas à l’école, aux Académies, aux communautés artistiques, il le doit aux siens.

  Il le doit à sa mère, maîtresse femme qui saura le comprendre, et ne pas faire obstacle à son désir de devenir peintre, désir si hétérodoxe dans un milieu où l’interdit biblique de la représentation reste vivant. « Maman… je voudrais être peintre. C’est fini, je ne peux plus être commis, ni comptable Assez. Ce n’est pas en vain que j’ai senti que quelque chose allait arriver. Tu le vois, maman, suis-je un homme comme les autres ? De quoi suis-je capable ? Je voudrais être peintre. Sauve-moi, maman » Et bien qu’elle le prenne pour un fou, elle accepte de le conduire chez le peintre Yehuda Pen pour s’entendre dire que son fils a des dispositions.

  Il le doit aussi à son père, qui travaille dur dans une fabrique de conditionnement de harengs pour nourrir péniblement sa nombreuse famille. Les vêtements luisants de la saumure des harengs, il rentrait fatigué, se souvient Chagall, les mains calleuses et crevassées, la silhouette haute et maigre, et le soir rentrait avec lui. « Il avait ce cœur du peuple, poétique et émoussé de silence, à la barbe jamais tondue, aux yeux bruns et cendreux à la fois, d’un teint ocre cuite et couvert de plis et de rides. Seule sa figure tantôt jaune, tantôt claire adressait de temps en temps un sourire »

  « Je n’ai rien appris » répète-t-il avec insistance. Mon école, ce fut ma femme, mes sœurs, le ciel, les étoiles, les petites filles, mon grand père, mon oncle, la colline au sommet duquel trône la cathédrale orthodoxe et la rivière Dvina qui traverse Vitebsk.

  Cette revendication ne signifie pas que Chagall n’a pas reçu de formation mais le propos veut témoigner que l’on ne devient que ce que l’on est. Tout est donné à la naissance. Il suffit d’aller vers soi selon l’injonction de Dieu à Abraham. Il suffit de suivre sa voie, comme si un ange protecteur veillait à ce que vous gardiez toujours le cap. En 58, dans une conférence prononcée à Chicago, il s’excuse de rappeler l’image biblique de Moïse qui a bégayé, mais que Dieu a poursuivi afin qu’il fasse son devoir et il répond à une personne lui demandant s’il croit au travail ou à l’inspiration : « Nous sommes ce que nous sommes dès notre arrivée en ce monde » « Je ne choisis pas, c’est la vie qui choisit elle-même pour moi, la technique naturelle ».

    En 73, lors de l’ouverture du musée national Message biblique à Nice, il réitère cette conviction : « On parle souvent de la manière, dans quelles formes, dans quel mouvement placer la couleur. Mais cette couleur est une chose innée. Elle ne dépend ni de la manière, ni de la forme dans laquelle vous la posez. Elle ne dépend pas non plus de la maîtrise du pinceau. Elle est hors de tous les Mouvements. De tous les Mouvements sont restés seulement dans l’histoire ceux, très rares, qui ont possédé la couleur innée… les mouvements sont oubliés »

« Posséder la couleur innée », ou ce qu’il appelle encore la chimie de la couleur, ce don magique d’animer la matière et de la transmuer en lumière, est-ce cela qui lui a permis de sauvegarder la singularité étonnante qui est la sienne dans son siècle ?

   Car Chagall est resté toute sa vie l’enfant du shtetl et pourtant il s’inscrit à part entière dans la modernité artistique, une modernité à laquelle il sera initié très tôt mais dont il porte en lui la puissance transgressive bien avant les années de formation à St Petersbourg, entre 1907 et 1910.

  Yehuda Pen qui encourage en 1906 sa vocation le présente comme un jeune homme fier détaché des traditions juives, ne portant pas la barbe et fait plus significatif encore n’hésitant pas à représenter dans ses peintures la figure humaine,  ce qui est au ciel, sur la terre ou dans les eaux plus bas que la terre. Par là Chagall rompt avec l’iconoclasme hébraïque, il transgresse le second commandement et sent qu’il n’appartient plus totalement à un monde auquel il est pourtant attaché par toutes les fibres de son cœur. Il sait qu’il lui faut s’élancer vers les lointains, que sa destinée de peintre s’accomplira hors de Vitebsk.

  Ce sera donc d’abord St Petersbourg, la capitale artistique et intellectuelle de la Russie impériale.  Grâce à la protection d’un mécène, l’avocat Goldsberg  et à la bienveillance du député démocrate à la Douma Max Vinaver,  il entre à l’école Zvantseva  dont le directeur est le peintre d’art moderne Léon Bakst. Celui-ci lui fait sentir, dit-il, « le souffle de l’Europe » et l‘incite à quitter la Russie. Lorsque Bakst rejoint Diaghilev à Paris, Chagall suit les cours de Doboujinsky qui lui montre des reproductions de Cézanne et de Van Gogh.  Il est mêlé aussi à l’effervescence intellectuelle et artistique des avant-gardes russes avec le futurisme (Maïakovski), le néo-primitivisme (Gontcharova, Malevitch), le rayonnisme (Larionov), le constructivisme (Tatline), et les poètes symbolistes (Alexandre Blok, Andrei Biély, Serguei Soloviev, Viatcheslav Ivanov).

   Ce sera ensuite son séjour à Paris de 1910 à 1914, grâce à la bourse d’étude que Vinaver renouvelle jusqu’en 14.

   Paris, selon ses aveux, c’est d’abord une lumière, un véritable éblouissement. « Je veux vivre et mourir en France ». « J’ai  apporté mes objets de Russie et Paris leur a donné la lumière ». Mais Paris, c’est aussi le Louvre, les galeries, le bouillonnement des avant-gardes. Il s’approprie rapidement les audaces des fauves (Matisse, Vlaminck, Derain), la division structurelle, la fragmentation chromatique des cubistes mais on sent que son indépendance à l’égard des mouvements artistiques, sa marginalité, sa solitude restent aussi entières que celles qui ont caractérisé son rapport à sa tradition. «Qu’ils mangent à leur faim leurs poires carrées sur leurs tables rectangulaires…»

   Il est rebelle à la théorisation, étranger au dogmatisme des chapelles artistiques, à leur  revendication d’un art refusant toute éloquence, en rupture avec la tradition. Fauvisme, cubisme, futurisme, orphisme, surréalisme, suprématisme, etc. Les « ismes » foisonnent et si Chagall fait son miel de ce qu’il leur emprunte, il leur reste résolument extérieur. Il ne renonce à rien de la singularité de son identité. Son art fera une part à l’onirisme mais ce ne sera pas celui de la nuit de l’inconscient psychique, ce sera celui d’une âme éveillée, nourrie à la mamelle d’une spiritualité religieuse populaire, celle des âmes simples pour lesquelles le surnaturel est naturel. Il a grandi dans un milieu où les Ecritures sont une réalité vivante. Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Adam et Eve font partie de la famille. Qu’importe si pour les avant-gardes, cet imaginaire est anachronique. Chagall a gardé sur les racines de ses souliers la terre de son enfance avec sa tête dans les étoiles, le royaume enchanté d’un espace et d’un temps où le fini et l’infini, le merveilleux et le prosaïque correspondent, les créatures s’envolent, des êtres hybrides célèbrent leur commune nature, des juifs errants enjambent la ville, et  l’apparition de l’ange assigne à l’artiste une mission divine.

   « Pourquoi la vache est-elle verte et pourquoi le cheval s’envole-t-il dans le ciel, pourquoi ? Quel rapport avec Marx et Lénine ? » s’indignent les chefs communistes en 1918, lorsque nommé directeur de l’Académie des Beaux-Arts à Vitebsk, le jeune homme fait descendre l’art dans la rue en  pavoisant les murs de sa ville pour la commémoration de la Révolution d’octobre.

  « Littérature » vitupère à Paris son ami Robert Delaunay qui lui reproche de ne pas s’en tenir aux lois du « contraste simultané des couleurs »

   Résolument moderne dans la forme, Chagall assume donc son héritage juif et russe, l’émerveillement hassidique d’une part, l’imaginaire slave d’autre part des loubki, ces images d’art populaire dont les colporteurs inondaient les villages. Le loubok était le lieu d’expression du petit peuple avec sa verve, son imagination débridée, son humour, son sens du merveilleux. Chagall emprunte beaucoup au répertoire du loubok, par exemple l’oiseau de feu, les personnages qui s’envolent par la cheminée ou la cavalière chevauchant une poule.

  Il articule l’orthodoxie moderniste et une culture d’origine en complet décalage avec la modernité intellectuelle et artistique du XX° siècle. Et surtout dans un monde d’où les dieux se sont retirés, où les subversions désacralisantes sont à l’ordre du jour, il affirme la vocation religieuse de l’art. « L’Art en général est un acte religieux. Mais sacré est l’Art créé au-dessus des intérêts, gloire ou autre bien matériel »

   C’est pourquoi on ne peut que s’étonner de son rayonnement et se poser la question : d’où vient la gloire de Chagall ? Comment expliquer la joie que son art suscite ? Comment cet artiste qui fit de son oeuvre une autobiographie, qui mit sa subjectivité dans la particularité qui la caractérisait au centre de ses toiles a-t-il pu rencontrer un écho universel ?

    On peut sans doute répondre de plusieurs manières à cette question et évoquer la puissance poétique de sa création. Apollinaire, Cendrars qui baptisa ses premières grandes toiles (Dédié à ma fiancée, A la Russie, aux ânes et aux autres, le poète, half past three) furent très sensibles à la singularité de son rapport au réel, cette manière d’être attentif au concret, aux choses les plus banales et de les arracher au prosaïsme par la magie d’un regard composant avec quelques images tenaces la symphonie d’un nouveau monde. Poète de la métamorphose, Chagall disait que sans irréalité la réalité n’apparaît pas. Par cette formule, il pointait les complexités de la perception. La sienne était celle d’un voyant vagabondant entre ciel et terre dans un tourbillon de sensations redonnant une nouvelle naissance à tout ce qui l’entourait. Il s’est clairement expliqué sur cette spécificité de son être-au-monde. « Je suis né, pourrait-on dire, entre ciel et terre, le monde est pour moi un grand désert dans lequel mon âme rôde comme un flambeau » ou encore : « Je n’ai pas voulu vivre. Imaginez une bulle blanche qui ne veut pas vivre. Comme si elle s’était bourrée de tableaux de Chagall. On l’a piqué avec des épingles, on l’a plongé dans un seau d’eau. Enfin, il rend un faible piaulement. Pour l’essentiel, je suis mort-né. »

  De fait il était né pour donner consistance aux images qui « le possédaient » « Mes tableaux sont des arrangements d’images intérieures qui me possèdent » « Mes patries sont peut-être seulement sur mes toiles » disait-il encore. Toute son oeuvre est un poème fait images.

   Néanmoins tous les poètes n’ont pas la capacité de séduction qui fut la sienne. Ma question revient donc : d’où procède son extraordinaire rayonnement ? La réponse me semble s’imposer d’elle-même, même si je ne prétends pas avancer autre chose qu’une hypothèse. Il me semble que la puissance d’émotion de l’oeuvre de Chagall procède essentiellement de la source qui l’irrigue et cette source, c’est l’amour.

  Toutes ses toiles rendent sensibles l’âme et le cœur d’un artiste débordant d’amour pour tout ce qui l’entoure, d’un artiste transformant tout ce qu’il voit en conte de fée par la puissance du dieu amour dont les Grecs disaient qu’il donnait des ailes à l’âme. D’où la centralité de l’élément Air dans sa peinture. Les créatures s’y meuvent en état d’apesanteur, les têtes se séparent des corps, se renversent dans une ivresse généralisée. Et surtout cette omniprésence des couples d’amoureux, des doubles portraits, des autoportraits où le peintre qui tient le pinceau est moitié lui-même, moitié la femme qu’il aime.

  Elle s’appelait Bella Rosenfeld. Il l’avait rencontrée en 1909 et était rentré « dare dare » en Russie en 1914 parce que dans une lettre, elle lui disait avoir regardé un autre homme dans un cours de théâtre. Il l’épouse en 1915. On peut dire qu’elle habite son oeuvre d’un bout à l’autre de sa vie, même si après sa mort en 1944 en Amérique où ils se sont exilés pour échapper aux persécutions nazies, l’amour aura le visage de Virginia Haggard (qui lui donne un fils : David McNeil) de 1945 à 1952 et celui de Vava (Valentina Brodsky) de 52 à sa mort en 1985.

   Je suis convaincue que c’est toujours elle qui guide son pinceau et continue à nourrir son élan. Elle était belle, intelligente, cultivée. Elle fut sa muse, son amante, la mère de sa fille Ida, celle qui lui apporta plénitude et stabilité et qu’il ne cessa de peindre avec admiration, avec gratitude, avec émerveillement. Elle est la fiancée aux gants noirs, de 1909, Muse lointaine, inaccessible que leur origine sociale sépare et qu’il redoute de ne pouvoir épouser. Elle est le fantasme  érotique de Dédié à ma fiancée de 1911,  l’être merveilleux qui plane avec lui Au-dessus de la ville (1914, 1918) ou la géante de Bella au col blanc de 1917, déesse protectrice de la famille, immense pour l’enfant et l’homme qui vivent de son amour. Dans la série des amoureux en vert, en bleu, en rose, des amoureux aux bouquets de fleurs c’est encore elle, comme si leur vie commune était un jour d’anniversaire toujours recommencé, celui que Bella raconte dans les lumières allumées. A une époque où les peintres n’osent plus représenter les fleurs, Chagall peint les bouquets comme un hymne à l’amour. Dans un texte sur l’artiste, Marcel Arland rapporte qu’évoquant avec le peintre la figure de Bella, celui-ci s’écria : « C’était… c’était une fleur »

  Son cœur déborde aussi de tendresse pour toutes les créatures qui peuplent son univers. Hommes et animaux. Il n’y a pas d’exclusive pour les uns plus que pour les autres. Leur condition est commune. Ils naissent, vivent et meurent. Leur vie a l’énergie et la fragilité des équilibres que les saltimbanques conquièrent sur la pesanteur. D’où la multitude des êtres hybrides dans ses tableaux. Femme poisson, écuyères ou jongleur ailés, homme oiseau, âne, taureau coq. Mais on sent clairement la prédilection du peintre pour les êtres faibles, sans défense. C’est clair si l’on attarde sur son bestiaire. Il fait souvent de l’âne, de la chèvre ou du coq ses avatars. La chèvre est associée à l’innocence et à l’enfance. Elle est chargée de ramener la paix dans les tableaux. L’âne avec son côté paisible, patient est son double, le coq ou le taureau figurent l’amour viril mais le symbolisme des uns et des autres n’est pas figé. Le coq est aussi le signe de l’envolée hors du monde quotidien et peut revêtir un sens religieux car dans certains rites juifs il a une fonction rédemptrice. La vache est la mère nourricière, le cheval souvent représenté en rouge peut aussi bien symboliser la mort, que la passion amoureuse ou la colère. Les oiseaux musiciens font retentir la musique divine, comme le poisson, souvent présent dans les scènes de couples ou de cirque est une image de la liberté, de la mobilité, du plaisir, ou de l’éternité lorsque Chagall le dote d’ailes coloriées.

  Le trop plein de son cœur répand aussi sur trois lieux privilégiés son affection inépuisable : Vitebsk, Paris, St Paul de Vence. On reconnaît toujours dans un coin de ses toiles Vitebsk et la maison familiale aux trois fenêtres avec sa porte surmontée d’une enseigne, Vitebsk avec son pont et sa colline coiffée des bulbes de l’église orthodoxe, Paris, ses ponts, la Tour Eiffel ou Notre Dame, St Paul de Vence ramassé autour de son clocher. Il est significatif que le pinceau de Chagall ne puisse pas donner forme à ce que son cœur n’a pas élu. L’Amérique où il a pourtant vécu de 41 à 47 est la grande absente de son oeuvre. Mais l’Amérique c’est la souffrance de la guerre, de l’exil, le déchirement de la mort de Bella, le terrible martyr de son peuple, une Shoah dont il ne parlera jamais comme si le mutisme et la stérilité du pinceau pouvaient seuls faire écho à la souveraineté du mal. Seuls la guerre, les pogroms trouvent une figuration dans sa production. Il s’approprie alors, dans une nouvelle transgression le thème de la crucifixion, le martyr du Christ, qu’il habille du châle de prière juif, incarnant le martyr du peuple juif et plus universellement la souffrance de l’humanité, mais comment ne pas voir qu’il exprime dans cette reprise sa certitude qu’il n’y a de salut possible que dans l’amour ?

   Chagall n’a pas fait mystère de cette source de son art. L’amour a fécondé son pinceau pour les illustrations des âmes mortes de Gogol, de Daphnis et Chloé, de la Bible, la grande oeuvre de sa vie qui trouvera son couronnement dans la création du musée du message biblique à Nice en 1973. Ce fut son testament spirituel, le don de son poème d’amour à la France.

  Lors de conférences ou de vernissages il a souvent  prononcé ces paroles immortelles : « Avec l’âge, je sens la justesse relative de nos chemins et le ridicule de tout ce qui n’est pas obtenu avec son propre sang, sa propre âme, et qui n’est pas imprégné par l’amour. Tout peut changer dans la vie et dans l’Art et tout se transformera quand nous prononcerons sans gêne ce mot Amour… En lui se trouve le vrai Art : c’est ma technique, ma religion, la nouvelle et vieille religion qui nous vient des époques lointaines » (Chicago, 58)

   Dans un entretien  avec le critique d’art russe Kamenski, il dit : « J’aime l’amour. Tout ce que je peins est sur l’amour et sur notre destin. L’amour m’aide à trouver la couleur. On peut même dire qu’il trouve lui-même la couleur, et moi je ne fais que l’apposer sur la toile. Il est plus fort que moi et vient du plus profond de mon âme. C’est comme ça que je vois la vie »

 « Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons durant la nôtre, la colorier avec nos couleurs d’amour et d’espoir. Dans cet amour se trouve la logique sociale de la vie et l’essentiel de chaque religion. Pour moi, la perfection dans l’Art et dans la vie est issue de cette source biblique. Sans cet esprit, la seule mécanique de logique et de constructivité dans l’Art comme dans la vie ne porte pas de fruits. Peut-être dans cette Maison viendront des jeunes et des moins jeunes chercher un idéal de fraternité et d’amour tel que mes couleurs et mes lignes l’ont rêvé. Peut-être aussi y prononcera-t-on les paroles de cet amour que je ressens pour tous. Peut-être n’y aura-t-il plus d’ennemis et comme une mère avec amour et peine met au monde un enfant, ainsi les jeunes et les moins jeunes construiront le monde de l’amour avec un nouveau coloris… Ce rêve est-il possible ? Dans l’Art comme dans la vie, tout est possible, si à la base, il y a l’Amour » (Nice, 1973)