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Bonjour la rentrée. Le dernier cours de Michel Foucault ou le grand art pédagogique.

Foucault

   

 Le temps des vacances s’achève. L’été fut si lumineux que chacun devrait rentrer plein de reconnaissance pour les grâces du ciel et les bonheurs accumulés. Dans les caprices de la fortune ceux-ci ne dépendent que de nous et il faut peu de choses pour combler celui qui a fait le choix des valeurs de l’esprit. De l’amitié, des curiosités, de bonnes lectures.

   Pour les curiosités, j’ai déjà dit mon émerveillement à propos de l’exposition des photographies de la Pietà de Michel-Ange par Robert Hupka. Je voudrais signaler aussi le bonheur que donnent les œuvres de la donation Philippe Meyer au musée Granet d’Aix en Provence. En marge de l’exposition : Picasso, Cézanne, cet ensemble de peintures ravit par la parenté qui les unit. Toutes témoignent de la sûreté du jugement du collectionneur et de son goût pour une peinture où se donne à voir l’inquiétude de l’existant en présence de la solitude métaphysique des objets et des paysages ou de l’étrangeté des êtres. Morandi, Giacometti, De Staël, Tal Coat, Bram Van Velde etc. Je ne saurais trop dire que les trois salles où ces peintres sont exposés valent à elles seules le déplacement.
 
Pour les lectures, je souhaite placer la rentrée sous le signe du merveilleux dernier cours de Michel Foucault au Collège de France en 1984.
 
 
 
   Le second grand intérêt que je trouve à ce cours est de proposer une lecture de notre tradition philosophique et plus globalement des tendances lourdes à l’œuvre dans l’histoire occidentale, de la pensée antique grecque au monde moderne. Foucault mobilise les deux textes de Platon : l’Alcibiade et le Lachès pour montrer que la parrêsia éthique incarnée par Socrate est au principe de deux grandes orientations de la philosophie occidentale :
   « Dans un cas, on a donc un mode de reddition de compte de soi-même qui va à la psukhê et qui, en allant à la psukhê, désigne le lieu d’un discours métaphysique possible. Dans l’autre cas, on a une reddition de compte de soi-même, un « rendre raison de soi-même» qui se dirige vers le bios comme existence, mode d’existence qu’il s’agit d’examiner et d’éprouver tout au long de cette existence-même. Pourquoi? Pour pouvoir lui donner, grâce à un certain discours vrai, une certaine forme. Ce discours de reddition de compte de soi-même doit définir la figure visible que les humains doivent donner à leur vie. Ce dire-vrai affronte, non pas le risque métaphysique de placer, au-dessus ou en dehors du corps, cette réalité autre qu’est l’âme; ce dire-vrai affronte maintenant le risque et le danger de dire aux hommes ce qu’il leur faut de courage et ce qu’il leur en coûtera pour donner à leur vie un certain style. Courage du dire-vrai quand il s’agit de découvrir 1’âme. Courage du dire-vrai aussi quand il s’agit de donner à la vie forme et style. On a là, en confrontant l’Alcibiade et le Lachès, le point de départ des deux grandes lignes de développement de la véridiction socratique à travers la philosophie occidentale. À partir de ce thème premier, fondamental, commun du didonai logon (rendre compte de soi-même), une ligne va à l’être de l’âme (l‘Alcibiade), l’autre aux formes de l’existence (le Lachès). L’une va vers la métaphysique de 1’âme (l’Alcibiade) l’autre vers une stylistique de l’existence (le Lachès).Et ce fameux  « rendre raison de soi» constituant l’objectif obstinément poursuivi par la parrêsia socratique, – c’est là son équivocité fondamentale, qui va se marquer dans toute l’histoire de notre pensée -, peut être et a été entendu comme la tâche d’avoir à trouver et à dire l’être de l’âme, ou encore comme la tâche et le travail qui consistent à donner du style à l’existence. Dans cette dualité entre «être de l’âme» et « style de l’existence» se marque, je crois, quelque chose d’important pour la philosophie occidentale.
   Si j’ai insisté sur cette proximité et cette divergence fondamentales qu’on peut saisir dans ces deux dialogues du Lachès et de l’Alcibiade, c’est pour la raison suivante. J’essaie de retrouver ainsi, au moins dans certains de ses linéaments 1es plus anciens et les plus archaïques, l’histoire de ce qu’on pourrait appeler, d’un mot, l’esthétique de l’existence. C’est-à-dire pas seulement, pas tellement pour l’instant, les différentes formes qu’ont pu prendre les arts de l’existence, [ce qui] demanderait toute une série, évidemment, d’études particulières. Mais je voulais saisir, je voulais essayer de vous montrer et de me montrer à moi-même comment, par l’émergence et la fondation de la parrêsia socratique, l’existence (le bios) a été constituée dans la pensée grecque comme un objet esthétique, comme objet d’élaboration et de perception esthétique : le bios comme œuvre belle. On a là l’ouverture d’un champ historique d’une grande richesse. Il y a bien sûr, à faire l’histoire de la métaphysique de l’âme. Il y a aussi à faire – ce qui en [constitue] jusqu’à un certain point, l’autre côté et aussi l’alternative – une histoire de la stylistique de l’existence, une histoire de la vie comme beauté possible ».  Ibid. p.148.149
 

   La première orientation c’est-à-dire la thématique de l’Alcibiade n’est que rappelée. La grande affaire de l’homme est de prendre soin de lui-même et des autres enseigne Socrate et la question est de savoir quelle est la nature de cet être dont il faut avoir souci. On sait que Socrate répond : ce dont il faut s’occuper c’est de l’âme avec cette idée que « s’occuper de l’âme c’est, pour l’âme, se contempler elle-même, et en se contemplant elle-même, reconnaître l’élément divin qui permet précisément de voir la vérité » Ibid, p. 117. (Cf. Texte [1]). Cette voie là est donc celle d’une ontologie du soi, d’une métaphysique de l’âme, du dualisme du sensible et de l’intelligible, de la nécessité de se purifier des pesanteurs de ce monde pour contempler un autre monde, celui des essences éternelles et immuables. Cette voie est la voie platonicienne, contemplative et théorétique. Elle aussi engage un certain style d’existence mais dans cette orientation philosophique l’accent n’est pas mis sur l’existence proprement dite. Aussi Foucault remarque-t-il qu’une même métaphysique de l’âme peut donner lieu à des formes d’existence très différentes comme on le voit dans le christianisme, de même que des métaphysiques de l’âme relativement différentes peuvent fonder des styles d’existence similaires comme l’illustre l’histoire du stoïcisme. Foucault passe vite sur ces points. Ce sur quoi il porte son attention est la seconde orientation.

   L’analyse de celle-ci constitue ce qu’il y a vraiment de substantiel dans ce cours. Elle donne lieu à une présentation du cynisme proprement éblouissante, à des suggestions quant à la manière dont l’héroïsme cynique se recycle dans l’histoire occidentale sous la forme religieuse, politique et artistique. Foucault lance des pistes de réflexion, suscite le désir de les exploiter dans nos propres classes. Nul doute que j’utiliserai certaines analyses, le temps venu. J’aurai donc encore l’occasion de faire lire de superbes pages.

 
   En attendant je conseille, sans réserve, de se dépêcher  de lire ce cours dont la valeur est moins dans ce qu’il nous apprend (ce qui n’est déjà pas rien) que dans ce privilège qu’il a de stimuler le désir d’apprendre et de transmettre, encore et toujours.