Le temps des vacances s’achève. L’été fut si lumineux que chacun devrait rentrer plein de reconnaissance pour les grâces du ciel et les bonheurs accumulés. Dans les caprices de la fortune ceux-ci ne dépendent que de nous et il faut peu de choses pour combler celui qui a fait le choix des valeurs de l’esprit. De l’amitié, des curiosités, de bonnes lectures.
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D’abord parce que c’est vraiment son dernier cours. Il meurt le 25 juin 1984 et les dernières paroles de la leçon du 28 mars 1984 sont : « Voilà, écoutez, j’avais des choses à vous dire dans le cadre général des ces analyses. Mais enfin, il est trop tard. Alors merci ». Cours émouvant donc puisque c’est une forme de testament philosophique et la dernière offrande d’un professeur à un public qu’il n’a cessé de respecter par la qualité et les exigences de son travail. Alors il me semble que tout professeur peut et doit se mettre à l’écoute de cette parole pour prendre une leçon de pédagogie. Là est d’abord l’intérêt de ce livre au seuil d’une nouvelle année d’enseignement. Il ne donne pas rendez-vous avec le Foucault des grands textes dans lesquels la clarté et la solidité du fond sont parfois sacrifiées à la splendeur de l’écriture. Il donne à admirer ce qu’est le grand art pédagogique. Simplicité et profondeur de la forme. Au fond, comme la vérité élémentaire de la vie a besoin de l’existence cynique pour s’exhiber dans sa nudité, ce qui touche à l’essentiel de la grande tradition philosophique avait peut-être besoin de ce ton pour s’imposer dans son évidence. C’est d’abord cela qui me frappe à la seconde lecture de ce texte. Une certaine manière d’aller à l’essentiel grâce à une familiarité avec les textes et, sur fond de cette immense culture si bien assimilée, une manière de pénétrer son auditoire de significations soigneusement explicitées grâce à la pratique de la répétition et de la reprise des idées sous des formes différentes. Comme le peintre est attentif à la manière de s’y prendre d’un autre peintre, l’attention à la manière du professeur Foucault peut remplacer utilement toutes les séances de didactique que les IUFM croient utiles de dispenser aux futurs professeurs. Cette leçon là a l’avantage de montrer qu’on ne peut désolidariser, dans la pratique éducative, le fond et la forme. Il faut avoir quelque chose à transmettre lorsque l’on est professeur et mieux on maîtrisera son sujet, mieux on sera en état de le faire. Je ne connais pas d’autres recettes pédagogiques contrairement aux thuriféraires des « sciences de l’éducation ».
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Ensuite parce que le goût du vrai travaillant le naturel philosophe, celui-ci ne peut qu’être comblé par les analyses de ce cours intitulé : Le courage de la vérité, le gouvernement de soi-même et des autres, II. Gallimard/Seuil, 2009. L’auteur y étudie les différentes formes du dire-vrai, de la liberté et de la sincérité de la parole (la parrêsia) dans le monde gréco-romain. Non point la parrêsia politique comme ce fut le cas dans le cours précédent mais la parrêsia éthique, celle qui est liée au nom de Socrate et à sa postérité philosophique. Dans cette perspective ce thème de la parrêsia est sans cesse articulé à celui de l’epimeleia (le souci de soi et souci des autres), ce qui permet à Foucault de faire une mise au point sur ce qui a toujours été l’objet de sa recherche et de dénoncer les caricatures qui ont pu en être faites.
« Il me semble qu’en examinant la notion de parrêsia, on peut voir se nouer ensemble l’analyse des modes de véridiction, l’étude des techniques de gouvernementalité et le repérage des formes de pratique de soi. L’articulation entre les modes de véridiction, les techniques de gouvernementalité et les pratiques de soi, c’est au fond ce que j’ai toujours essayé de faire. Et vous voyez que, dans la mesure où il s’agit d’analyser les rapports entre modes de véridiction, techniques de gouvernementalité et formes de pratique de soi, la présentation de pareilles recherches comme une tentative pour réduire le savoir au pouvoir, pour faire du savoir le masque du pouvoir, dans des structures où le sujet n’a pas de place, ne peut être qu’une pure et simple caricature. Il s’agit, au contraire, de l’analyse des relations complexes entre trois éléments distincts, qui ne se réduisent pas les uns aux autres, qui ne s’absorbent pas les uns les autres, mais dont les rapports sont constitutifs les uns des autres. Ces trois éléments sont: les savoirs, étudiés dans la spécificité de leur véridiction; les relations de pouvoir, étudiées non pas comme une émanation d’un pouvoir substantiel et envahissant, mais dans les procédures par lesquelles la conduite des hommes est gouvernée; et enfin les modes de constitution du sujet à travers les pratiques de soi. C’est en opérant ce triple déplacement théorique – du thème de la connaissance vers celui de la véridiction, du thème de la domination vers celui de la gouvernementalité, du thème de l’individu vers celui des pratiques de soi – que l’on peut, me semble-t-il, étudier, sans jamais les réduire les uns aux autres, les rapports entre vérité, pouvoir et sujet » Le courage de la vérité, p. 10.
La première orientation c’est-à-dire la thématique de l’Alcibiade n’est que rappelée. La grande affaire de l’homme est de prendre soin de lui-même et des autres enseigne Socrate et la question est de savoir quelle est la nature de cet être dont il faut avoir souci. On sait que Socrate répond : ce dont il faut s’occuper c’est de l’âme avec cette idée que « s’occuper de l’âme c’est, pour l’âme, se contempler elle-même, et en se contemplant elle-même, reconnaître l’élément divin qui permet précisément de voir la vérité » Ibid, p. 117. (Cf. Texte [1]). Cette voie là est donc celle d’une ontologie du soi, d’une métaphysique de l’âme, du dualisme du sensible et de l’intelligible, de la nécessité de se purifier des pesanteurs de ce monde pour contempler un autre monde, celui des essences éternelles et immuables. Cette voie est la voie platonicienne, contemplative et théorétique. Elle aussi engage un certain style d’existence mais dans cette orientation philosophique l’accent n’est pas mis sur l’existence proprement dite. Aussi Foucault remarque-t-il qu’une même métaphysique de l’âme peut donner lieu à des formes d’existence très différentes comme on le voit dans le christianisme, de même que des métaphysiques de l’âme relativement différentes peuvent fonder des styles d’existence similaires comme l’illustre l’histoire du stoïcisme. Foucault passe vite sur ces points. Ce sur quoi il porte son attention est la seconde orientation.
L’analyse de celle-ci constitue ce qu’il y a vraiment de substantiel dans ce cours. Elle donne lieu à une présentation du cynisme proprement éblouissante, à des suggestions quant à la manière dont l’héroïsme cynique se recycle dans l’histoire occidentale sous la forme religieuse, politique et artistique. Foucault lance des pistes de réflexion, suscite le désir de les exploiter dans nos propres classes. Nul doute que j’utiliserai certaines analyses, le temps venu. J’aurai donc encore l’occasion de faire lire de superbes pages.