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Ambiguïté de la condition humaine.

 David Michel Ange. Exécuté entre 1501et 1504. Galerie de l'Académie de Florence.

 

  La conscience définit la manière humaine d’exister. A la différence des choses qui sont mais ne le savent pas, l’homme est et il le sait. Cela change tout et fonde le statut d’exception que la modernité aussi bien que la tradition ont conféré à l’homme. L’une et l’autre affirment en effet que l’homme est un être à part et  supérieur. Son humanité se recueille dans ce qui le distingue des animaux et des choses. La conscience fait sa supériorité ontologique.

  Dans ce cours, je veux montrer que l’homme est doué de conscience pour le meilleur et pour le pire.

  Pascal parle de grandeur et de misère. Voyons ce qu’il faut entendre par là.

 

I)                   Grandeur humaine.

 

A)    La tradition mythique.

 

  Nous sommes les héritiers de Jérusalem et d’Athènes. Si nous ne commençons pas par là, nous risquons de ne pas nous comprendre dans notre modernité.

 

a)      La tradition biblique.

 

  Elle nous dit que l’homme a été fait à l’image de Dieu. La conscience est la marque du créateur sur la créature et le support de la domination qu’il est appelé à exercer sur le monde.

  Cf. Genèse I,26 : « Dieu dit : faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ».

 

b)      La mythologie grecque.

 

  Les dieux grecs ne sont pas des créateurs, reste que lorsque le moment fut venu de l’émergence des espèces vivantes, l’espèce humaine est distinguée de toutes les autres. L’étourdi Epiméthée en charge de la répartition des attributs spécifiques oublie l’homme. Celui-ci « naît nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes ». Mythe de Prométhée [1]dans le Protagoras de Platon.

  Pour réparer l’imprévoyance de son frère, Prométhée va voler à Héphaïstos et à Athéna l’aptitude technicienne et Zeus envoie à l’humanité, via Hermès l’aptitude morale. Ce récit montre que les prérogatives humaines (l’intelligence technicienne et morale) sont des capacités originairement divines. L’homme n’est pas un être de la nature comme les autres, il y a en lui de la divinité.

 

B)    La modernité juridique.

 

  Ce principe d’une supériorité ontologique est aussi affirmé dans l’institution juridique qui distingue l’ordre des personnes et l’ordre des choses.

  La chose est un objet dont on dispose. Elle est disponible pour un usage instrumental.  On peut en faire commerce, l’acheter ou la vendre, bref la traiter comme un simple moyen à notre usage.

  La personne est indisponible pour un tel usage. Elle est un sujet disposant des choses mais dont on ne peut disposer. Elle est hors commerce. Cette formule ne signifie pas seulement que la personne n’est pas une marchandise mais qu’elle est exclue de toute circulation entre les hommes car elle échappe à l’emprise de la volonté. Alors que la chose a un prix, la personne est définie comme ayant une valeur. Elle ne peut donc pas être traitée comme un simple moyen, elle doit être traitée comme une fin en soi. C’est dire que la personne, à la différence de la simple chose engage une relation d’ordre moral.

  Kant a donné une formule décisive de l’impératif moral : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen ». Fondements de la métaphysique des mœurs. 2° section.1785.

 

  Comme les présupposés de l’institution juridique ne peuvent  plus être d’ordre religieux dans un Etat laïc, il convient de se demander sur quoi se fondent de telles conventions.

  Qu’est-ce qui permet d’instituer l’homme comme un sujet de droit  et d’égaliser des individus pourtant si différents, en affirmant : « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » ? Qu’est-ce qui autorise à leur attribuer le statut de personne ?

  Impossible de répondre : « parce qu’ils participent de la divinité ». Nous avons rompu avec l’âge mythologique et nous ne demandons plus aux poètes de rendre intelligible notre expérience. Il s’ensuit que c’est avec les seules ressources de la raison que les modernes élucident  ces questions.

  Nos majestueux édifices juridiques ne peuvent que reposer sur des fondements philosophiques. Quels sont-ils ?

 

C)    L’élucidation philosophique de la notion de personne.

 

a)                   Kant.

 

  «  Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, des choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas encore dire le Je, car il l’a cependant dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.

Il faut remarquer que l’enfant, qui sait déjà parler assez correctement, ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir, maintenant il se pense » Anthropologie du point de vue pragmatique.1798.

 

  Dans ce texte magnifique, Kant médite la notion de sujet. Et c’est bien par là qu’il faut commencer car la notion est impliquée dans la définition de l’homme comme sujet de droit ou comme une personne. Ces expressions renvoient à l’idée d’une unité et d’une identité personnelle, chaque individu se pensant identique à lui-même et distinct des autres. Or comment cela est-il possible puisque, comme tout ce qui est, nous sommes soumis à la loi du temps ? Nous n’arrêtons pas de changer. Nos vécus passés sont différents de notre vécu présent et celui-ci des vécus à venir. Pourtant, au moment où nous disons changer, il faut bien que nous rapportions ces changements à quelque chose que nous supposons permanent dans le temps. Qu’est-ce donc qui confère unité et permanence à un être qui, empiriquement n’est jamais le même puisqu’il devient ? Kant montre que c’est « l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir». A chaque instant de sa vie un sujet est présent à lui-même par la conscience. Or la conscience n’est pas seulement aperception des états présents, elle est aussi mémoire. Grâce à cette faculté le sujet se souvient de ce qu’il a été, il sait qu’il n’est plus tout-à-fait le même et il témoigne par là  qu’il reconnaît ses états, dans leur diversité comme siens. Cette opération est l’opération fondamentale de l’entendement (ou faculté de comprendre). Elle consiste  à synthétiser dans l’unité d’un être, une multiplicité et une diversité empirique.

  Kant prend l’exemple du petit Charles pour préciser sa pensée. Celui-ci, comme tous les enfants, commence à parler de lui à la troisième personne. « Charles veut manger » ; « Charles veut une caresse ». L’enfant doit conquérir le Je. Kant analyse cette évolution comme un passage du « se sentir » au « se penser ». Sentir c’est être immergé dans la multiplicité mouvante d’états. C’est s’écouler au rythme de l’hémorragie temporelle sans pouvoir se sentir changer car, comme ne cesse de le rappeler Kant, tout changement implique la permanence de ce qui change. A défaut de cette permanence le changement n’est pas possible. On a affaire à des états se succédant extérieurement les uns aux autres, sans fil conducteur pour qu’il y ait sens à dire que quelque chose change. L’enfant sent bien ses états mais il ne pourra dire qu’ils sont « siens » que lorsqu’il sera capable d’établir un lien entre eux et de les synthétiser dans l’unité du sujet qu’il est désormais grâce à cette opération.

Ainsi, lorsque Charles dit Je, il témoigne qu’il est devenu capable de se penser c’est-à-dire de dépasser l’immédiateté de ses sensations pour les rapporter à un sujet qui sent. Son expérience n’est plus éclatée en une multiplicité de vécus sans lien les uns avec les autres. Charles se pose dans l’existence comme le centre unificateur de ses expériences passées, présentes et à venir. Le Je accompagne alors toutes ses représentations et l’élève à la dignité d’une personne.

  En disant que le Je accompagne toutes ses représentations, Kant signifie que l’unité ou l’identité du sujet n’est pas une donnée empirique. La conscience de soi accompagne toutes nos représentations mais ne peut pas s’en détacher. Elle ne peut donc pas se saisir séparément et devenir à elle-même son propre objet. Voilà pourquoi Kant dit que la personne ou le sujet sont saisis dans une aperception originaire ou transcendantale. L’unité de la conscience ou du je pense est la condition de possibilité de l’expérience du sujet mais elle n’est pas donnée dans l’expérience. Elle est consubstantielle à l’activité de ce même sujet ayant l’aperception de lui-même au sein même de son activité.

 

PB : Nous venons de fonder l’unité personnelle, mais en quoi est-il possible de dire que l’activité synthétique de l’entendement est le principe d’une dignité ? Nous voyons bien que c’est ce qui nous arrache au statut des simples objets en nous permettant de nous poser comme des sujets mais en quoi est-on autorisé à parler de dignité ? Après tout, ce pouvoir pourrait être envisagé comme une capacité comme une autre. L’homme aurait une aptitude dont seraient privés les autres êtres, un point c’est tout. Pas de quoi lui conférer un statut d’exception en l’insularisant dans l’univers.

 

  Le génie de Kant consiste à établir qu’au contraire, ce pouvoir marque une rupture radicale sur le plan ontologique.

  Car cet être qui se pose comme un sujet témoigne déjà qu’il n’est pas soumis entièrement à la loi du devenir. Il fait échec au déterminisme temporel en lui imposant une autre loi. Mais surtout il échappe à la loi de l’être car, par la pensée il est capable de se représenter la loi de ce qui doit être. L’homme est « un être entièrement différent, par le rang et la dignité, des choses comme le sont les animaux sans raison » parce qu’il est doué d’une capacité morale. La conscience fait la dignité de l’homme dans la mesure où elle lui permet de se représenter la loi morale et de se sentir tenu de soumettre sa conduite à son exigence. La grandeur de l’homme se recueille dans la capacité qui l’arrache au règne de la nature ou de l’être (régi par le principe du déterminisme) pour rendre possible le règne du devoir être ou de la moralité, (ce qui est possible par liberté).

C’est ce pouvoir moral et la liberté qu’il suppose qui inspirent le respect en l’homme et rien d’autre.

   «  La moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi (…) La moralité ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là, ce qui seul a de la dignité » (Fondements de la métaphysique des mœurs).

  L’homme ne peut donc pas revendiquer une dignité en sa qualité d’individu empirique. A ce niveau, rien ne le distingue des choses. Sa dignité est attachée à sa seule personnalité morale, c’est-à-dire à une dimension qui n’est pas physique mais métaphysique. L’homme est une personne non point parce qu’il est un homme ou une femme, un juif, un chrétien ou un musulman, un français, un italien ou un anglais. Ces déterminations ne sont pas essentielles pour le définir comme une personne. Seule sa qualité de sujet moral le constitue comme tel. 

  D’où la possibilité d’affirmer en toute cohérence l’égalité de tous les hommes. Alors que les aptitudes physiques, intellectuelles, artistiques sont si inégalement réparties entre les hommes, alors que par les appartenances culturelles ou religieuses, ils sont si différents les uns des autres,  il y a quelque chose qui leur est commun, les égalise et fonde l’unité du genre humain.

  Le premier principe de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) en formule la nature : « Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns avec les autres dans un esprit de fraternité ».

  Nous sommes frères c’est-à-dire également hommes, par la capacité morale de nous représenter notre devoir et par rien d’autre.

 

  

 

b)                Le pour soi ou la responsabilité de la liberté. Hegel. Sartre.

 

 

 hegel


 

«  Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui -même et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant : le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité ».

                                                                              Hegel. Introduction à l’esthétique. 1828.1829.

 

   Hegel nous invite à comparer la modalité d’être de la chose et celle de l’être doué de conscience. Nous apprenons que si l’une est « en soi », l’autre existe « pour soi ».

  La chose est sur le mode de l’en soi car elle est « immédiatement » et « d’une seule façon ».

  De fait, ce stylo sur le bureau n’a pas le pouvoir de se séparer de lui-même, de se diviser pour se représenter. Son être n’est pas,  pour lui, médiatisable par une représentation. Il est clos en lui, il n’y a pas d’écart possible entre lui et lui, entre lui et le monde. Conséquemment il ne peut pas être autre chose que ce qu’il est. Son mouvement, sa forme sont l’effet nécessaire des lois qui le régissent. Il a été conçu par un technicien pour un certain usage, son utilisateur en dispose à sa guise. Il n’y a pas de spontanéité dans le stylo par laquelle il pourrait initier un mouvement, décider de changer sa couleur, modifier ce qu’il est, se projeter de manière différente vers les autres choses. Il est entièrement déterminé à être ce qu’il est.

  Rien de tel avec l’être doué de conscience. Celui-ci n’est pas clos en soi, il est ouvert au monde et à lui-même. Il dispose du pouvoir de s’échapper de lui-même, de se représenter, de refuser ou de consentir à ce qu’il est. Il est sur le mode du « pour soi » et il faut bien comprendre ce que cela veut dire.

  D’abord qu’au pour soi est refusée la nécessité de l’être qui est ce qu’il est. On parle de nécessité, là où quelque chose ne peut pas ne pas être ou être autrement qu’il est. Ce n’est pas le cas du pour soi. Il n’est pas « d’une seule façon ». Il a une « double existence ». En effet, il existe bien comme existent les choses. Ainsi, l’homme est au monde sous la forme d’un corps, de certaines données psychologiques, sociales, identifiables comme on identifie les simples objets. Il y a bien, ce que Sartre (empruntant le terme à Heidegger) nomme une facticité irréductible de l’être doué de conscience. On peut essayer de définir ses contours, de décrire ce qui le caractérise comme on le fait avec tout ce qui est donné comme un fait observable.

  Mais voilà, si on l’identifiait à ces données objectivables, on le manquerait dans ce qui fait qu’il n’est pas une chose comme les autres. Car il dispose du pouvoir de se mettre à distance de cette facticité, il a conscience de lui et en tant qu’il s’échappe de ce qu’il est sur le mode du donné, il n’est plus ce simple donné. Il est, dit Sartre, une transcendance. Le mot doit être entendu dans un sens purement phénoménologique. Etre une transcendance consiste à avoir le pouvoir de transcender, au sens de dépasser, de nier ce qui est et de se projeter vers ce qui n’est pas.

  D’où l’ambiguïté de la condition humaine. Sartre la formule ainsi : « L’homme est l’être qui est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est ».

  Il est cette conscience par laquelle lui est refusée la nécessité de l’être qui est ce qu’il est. Car qu’est-ce qu’être pour une conscience ? Est-ce être quelque chose de déterminé comme une nature ou une essence ? Non, c’est précisément l’impossibilité d’être une chose ayant une consistance et une identité propre. La conscience, c’est l’écart, la transcendance, c’est-à-dire au fond, la liberté. Disposer du pouvoir de s’échapper de soi et du monde revient à échapper à la nécessité caractérisant l’ordre de l’en soi.

  Il s’ensuit que l’existence humaine est placée sous le signe d’une contingence radicale. Exister pour un pour soi, c’est en ce sens, être condamné à la liberté ( selon la célèbre formule de Sartre). Rien ne le détermine absolument puisque tout ce qui est, constitue un « dehors » pour la conscience. Ni ce moi qu’il est aussi, ni le monde dans lequel il est en situation, ne peuvent l’enclore dans leur nécessité. Il est irréductiblement libre, d’une liberté constitutive de sa condition. Il est condamné à se déterminer de telle ou telle façon, dans toutes les situations de son existence.

 

  Pour définir la conscience ou la liberté, Hegel parle de négativité. Négativité ne signifie pas que la conscience est un phénomène négatif mais qu’elle agit en niant ce qui n’est pas elle (Sartre parle de néantisation). Elle s’accomplit comme travail du négatif. « La liberté est la négation constante de tout ce qui conteste la liberté » dit Hegel.

 

  D’où l’ambiguïté du précepte delphique que Socrate avait fait sien : « Connais-toi toi-même ».

  S’il est vrai que le sujet se pose par la capacité que nous venons de décrire, « Connais-toi toi-même » ne signifie pas : « Efforce-toi de savoir ce qui te constitue dans ta facticité, dans la particularité de données objectivables » mais : « Découvre ta liberté foncière et assume la responsabilité qu’elle te confère. Ne fais pas preuve de mauvaise foi en prétendant que ton existence est nécessaire ou que tu es soumis à des déterminismes ». Là où certains se croient assigner à la tâche de se comprendre dans leur particularité empirique, le précepte invite à découvrir notre part universelle. Nous sommes tous des pour soi, des consciences c’est-à-dire des libertés.

 

  Après avoir établi la distinction de l’en soi et du pour soi, Hegel examine comment l’homme prend conscience de son être pour soi.

 

  Premièrement, dit-il, en se réfléchissant dans sa dimension d’être doué de conscience, comme nous venons de le faire. Mais l’homme prend également conscience de lui-même en agissant dans le monde. Il transforme la nature par le travail, il se transforme lui-même par l’éducation, il transforme les institutions par l’action politique. Quelle qu’elle soit, l’activité humaine révèle que l’homme entretient un rapport spécifique avec ce qui constitue « un dehors » pour la conscience. Ce dehors c’est le donné, la nature, le corps, tout ce qui a son principe d’existence hors de la liberté et à ce titre incarne pour elle une étrangeté. Or le propre d’une liberté est de nier ce qui la nie. Il s’ensuit que le pour soi ne laisse pas subsister les choses dans leur étrangeté. Sa tendance la plus fondamentale étant de s’exprimer, de se manifester comme négativité, il modifie le donné afin d’imprimer en lui sa marque.

  Qu’il s’agisse du travail, de l’art, de l’action politique ou autre, toute l’activité pratique des hommes peut être interprétée comme l’œuvre d’une liberté s’efforçant d’inscrire dans l’extériorité le signe de l’intériorité spirituelle. L’homme se donne ainsi une image extérieure de ce qu’il est intérieurement et cette médiation est nécessaire à la prise de conscience de soi. Dans l’oeuvre, il se contemple lui-même et peut s’approprier sa propre essence. Hegel interprète ainsi le geste si familier de l’enfant s’amusant à lancer des pierres dans l’eau. Ce jeu obéit aux mêmes lois que les autres actions. Il témoigne que l’enfant ne laisse pas les choses inchangées. Il les nie dans leur caractère autre, il inscrit en elles son chiffre. En lançant une pierre et en regardant les ronds qui se forment dans l’eau, il manifeste la tendance du pour soi à marquer le donné du sceau de ses propres exigences. En intervenant sur la surface de l’eau, il la transforme et jouit du spectacle de sa liberté.

  NB : Notez qu’avec cette analyse, commence le remaniement théorique du concept de travail. Si avec les Grecs, le travail apparaît comme une activité servile au sens où nous l’avons analysé (Cf. Répertoire : libéral), ici, et évidemment dans une tout autre perspective, l’activité laborieuse est dévoilée comme manifestation de la liberté.

  NB : Le pour soi, vient-on de comprendre, s’objective dans ses œuvres pour prendre conscience de soi et s’accomplir. Mais toute objectivation est-elle une objectivation réussie ? N’y a t il pas des objectivations ratées c’est-à-dire des formes d’expression aliénées ? Nous affronterons bientôt cette question.

 

Conclusion : Il y a indéniablement une grandeur humaine. Une capacité morale, une liberté ne sont pas rien sur le plan moral. Là est le principe de la dignité humaine et ce qui fonde l’obligation du respect de l’homme pour l’homme.

  Le philosophe rejoint ici les grandes intuitions des poètes. Ils nous disaient, dans les mythes, que l’homme est de filiation divine. Nous disons, à l’âge de la rationalité que l’homme est une valeur, qu’il a une supériorité ontologique. Dans les deux cas, on dit au fond la même chose avec des mots différents et il est possible de transposer dans le langage de la raison ce que les conteurs disaient dans celui de l’imagination. Ne disqualifions donc pas inconsidérément les significations mythiques et apprécions la clairvoyance d’un auteur que je crois être Descartes (mais je ne parviens pas à retrouver cette formule que j’ai apprise il y a fort longtemps dans le texte) : « Il y a dans l’esprit humain des semences de vérité comme il y a dans le silex des semences de feu. Les philosophes et les savants les extraient par raison, les poètes par imagination ».

 

 

 
  II)                Misère humaine.

 

 Munch. Le cri.

 

  Si la conscience fait la grandeur de l’homme, elle fait aussi sa misère. Pourquoi ?

 

1) Parce que la conscience permet de se représenter sa petitesse, sa fragilité, sa misère. Que sommes-nous dans l’univers ? Bien peu de chose. Un petit rien qu’une brise peut anéantir. Un être trivial qui, chaque jour dans les toilettes ou dans les faiblesses et les laideurs de son corps est rappelé à sa misérable condition. Comment ne pas se sentir humilié par cette trivialité ? Robert Antelme qui fit l’expérience de la déchéance dans les camps de concentration se fait l’écho de cette douloureuse expérience. « On tremblera toujours de n’être que des tuyaux à soupe, quelque chose qu’on remplit d’eau et qui pisse beaucoup ». Et chaque jour sur les lits d’hôpitaux, des milliers d’êtres humains sont condamnés à boire jusqu’à la lie et sans pouvoir toujours lui donner un sens, cette implacable humiliation.

 

2) Parce que la conscience permet de se représenter sa finitude. L’animal doué de conscience sait qu’il va mourir. Il ne sait pas ce qu’il sait quand il sait cela mais la certitude de l’événement jointe à l’ignorance de ce que signifie mourir l’angoissent. On a pu dire que l’angoisse est la première pensée de l’homme. L’angoisse est une peur sans objet. Et de fait, qu’est-ce que la mort si ce n’est le tout autre, l’effondrement de l’être, ce qu’il est impossible de nommer de manière conséquente ? L’angoisse définit la manière humaine d’exister, elle est un existential selon le mot de Heidegger. Impossible de lui échapper entièrement, pourtant on s’en passerait bien.  

 

3) Parce que la conscience est au principe de l’impuissance humaine à être heureux. Pour de multiples raisons.

  L’une tient au fait que le besoin se transforme avec la conscience en désir. Or si le besoin est facile à combler, il n’en est pas de même avec le désir. Ce dernier a tendance à s’illimiter et à nous projeter vers des mirages. Désirer consiste à viser la possession d’un objet fantasmé comme source de plaisir. L’objet du désir étant construit dans l’imaginaire, l’homme se condamne souvent pour son malheur à poursuivre vainement des chimères.

  L’autre procède de la temporalisation inhérente à la conscience. L’homme ne parvient pas à être au présent. Il est inapte à cueillir le jour dans la perfection de son offrande. Il ne cesse d’introduire dans sa vie l’inquiétude de la fuite du temps. Il s’échappe vers des temps imaginaires. Il se souvient du passé et vit de nostalgie (« Ah ! Le bon vieux temps »), de regrets ou de remords ; il anticipe l’avenir et vit d’espérances de lendemains qui chantent (« Ah ! Vivement que je sois grand, vivement les vacances ; vivement la retraite »). Il n’hésite pas à sacrifier le seul temps réel pour des lendemains qui souvent déchantent et surtout il ne voit pas que cette manière d’être au temps est le principal artisan de son insatisfaction dans le présent. Malédiction de la nostalgie et de l’espérance car le passé nostalgique ou l’avenir espéré sont d’ordinaire des fantasmes. Le passé était beaucoup moins beau lorsqu’il était vécu et l’avenir décevra lorsqu’il cessera d’être un rêve. Mais à coup sûr la construction fantasmatique du passé et de l’avenir a pour conséquence désastreuse le dénigrement du présent. Méditant cette tendance délétère de la conscience, André Comte Sponville remarque que Dante a eu tort d’inscrire sur la porte de son enfer : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », il faudrait plutôt en faire le sésame du paradis. Pascal constatait de même : «  Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » Pensée, 172 B.

  Enfin l’impuissance de l’homme à être heureux est peut-être liée à la conscience en un sens plus fondamental encore. Tout se passe, nous dit Pascal, comme s’il y avait logé en elle le souvenir d’un paradis perdu, d’un bonheur parfait ayant laissé en elle une trace indélébile. Une trace si vive que les hommes désirent inlassablement en retrouver le chemin. « Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient (…) C’est le motif de toutes les actions des hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre ». Et pourtant impossible de combler ce désir qui par sa seule énergie témoigne de la misère de notre condition. Cette misère, affirme le chrétien Pascal c’est celle de l’homme privé du seul être capable de le combler c’est-à-dire privé de Dieu. « Qu’est-ce que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y eut autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même » Pensée, 425B

 

4) On peut, ne pas suivre Pascal dans cette analyse, reste que l’on ne rechercherait  pas la vérité, la justice, le bien, le beau si l’on n’en avait pas une idée. Or leur exigence n’est en nous qu’à titre de trace. Impossible de les dévoiler dans la plénitude d’une intuition, ou la perfection d’une action. La conscience porte en elle la nostalgie d’une perfection qui la tente mais s’éloigne à mesure qu’elle la vise. D’où le malheur d’un être se sentant toujours en déficit de l’idéal qu’il intentionne. Insatisfaction du savant découragé parfois d’apaiser son désir de savoir, déception de l’artiste qu’aucune œuvre ne comble dans son aspiration à la perfection, culpabilité du sujet moral mesurant douloureusement la distance le séparant de la pureté morale. La négativité de la conscience ne s’exerce pas ici pour faire rayonner sa liberté mais pour humilier celui en qui elle travaille.

 

Conclusion : La conscience expose l’existence humaine à l’humiliation, à l’angoisse, à la culpabilité, à l’ennui, à la mélancolie, au sentiment de l’absurde, tout tourment dont l’animal est protégé par son hébétude. Ce que ce dernier perd en dignité, il le gagne en inconscience de ses propres limites et en quiétude.

 

A méditer:

 

    « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. Pensée fait la grandeur de l’homme » Pensée, 347 B.