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Y a-t-il une alternative au nihilisme du sens? Patocka et Tolstoï.

  

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   « L’homme ne peut pas vivre sans sens, sans un sens total et absolu. C’est dire qu’il ne peut pas vivre avec la certitude du non-sens. Mais est-ce à dire qu’il ne puisse pas vivre dans le cadre d’un sens recherché et problématique ? » demande Jan Patocka dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. (Verdier poche, 1999, traduction Erika Abrams, p. 124)

   Texte court mais texte impressionnant. Depuis ma première lecture, et il y en a eu tant d’autres, il n’en finit pas de retentir en moi et de me résister comme si la lumière qu’il projette s’arrachait sur un fond de ténèbres impossibles à réduire. Ce petit ouvrage de 220 pages est la dernière oeuvre de Jan Patocka, philosophe tchèque, (1907-1977), victime dans sa vie et dans sa mort de la terreur totalitaire. Interdit d’enseigner pendant la plus grande partie de sa carrière, ce phénoménologue héritier de Husserl et de Heidegger, n’en continua pas moins son enseignement dans un séminaire privé et des publications sous le manteau. Lorsqu’il devint le porte-parole des signataires de la Charte 77, il eut à subir une violente campagne de dénigrement et le 13 mars 1977, il mourut des suites de pénibles interrogatoires policiers.

    Les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, sont pour l’essentiel le fruit d’un cycle de conférences prononcées par le philosophe dans le cadre de son séminaire privé entre septembre 1974 et février 1975 portant sur  le Commencement et la fin de l’Europe. (On peut lire aussi les textes du séminaire de l’été 1973, intitulé  Platon et l’Europe, Verdier, 1983).

   Mon propos n’est pas d’introduire la pensée de Patocka, d’où l’impasse que j’assume sur les présupposés phénoménologiques de sa réflexion, sa discussion de la conception husserlienne du « monde naturel », sa reprise de thèmes chers à Heidegger ou à Hannah Arendt, sa thèse sur l’Europe et sur les espoirs qu’il met en une possible conversion de l’humanité au socratisme politique ou à ce qu’il appelle « la solidarité des ébranlés ».

    En ces temps de rentrée scolaire, je souhaite seulement conseiller la lecture d’un texte dont il n’est pas exagéré de dire qu’il offre matière à irriguer le cours d’une année. Il nous donne à penser notre existence à la lumière de ce qui est son problème essentiel : « comment, non pas vivre tout court, mais vivre de façon humainement authentique, comme l’histoire en a montré plusieurs fois la possibilité ?» (p. 185)

   Question essentielle et pourtant question ne faisant pas toujours sens pour les hommes. Il arrive qu’ils vivent dans des conditions historiques se caractérisant par l’occultation de ce souci. Ainsi en est-il de la civilisation technique contemporaine. « Le projet de ses possibles n’inclut pas le rapport de l’homme à lui-même, au monde en totalité et à son mystère essentiel » (p. 186). Ainsi en fut-il de ce que Patocka appelle « la condition pré-historique » de l’humanité.

   D’où l’intérêt de cette pensée, invitant à méditer les déchirements de l’existant entre vocation à l’authenticité et tentation de l’aliénation dans l’inauthentique, entre assomption de la responsabilité ou fuite de celle-ci dans  l’enchaînement à la quotidienneté et dans son corrélat, le débordement orgiaque. Je ferai lire ces textes d’une grande densité, dont la force est d’éclairer la situation humaine à la fois dans son essence et dans son irréductible historicité. Car le propre de la réalité humaine est d’être située, placée dans un contexte qu’elle ne s’est pas donné même si, en toute rigueur, la situation [1]dépend aussi de la manière dont l’existant se projette en elle.

  « Il n’est pas rare de nos jours, avertit le philosophe, de voir des gens se réunir pour parler de choses abstraites ou sublimes, de choses propres à élever l’âme et l’esprit et par là, du moins l’espère-t-on, à dissiper tant soit peu l’angoisse qui est en quelque sorte notre lot commun. Tout cela est bel et bon mais, quant à leur portée, ces discussions ressemblent le plus souvent à un passe-temps pour vieilles dames. Le sens de la réflexion philosophique est ailleurs. La réflexion philosophique devrait nous aider dans la détresse qui est la nôtre, elle devrait être une sorte d’action intérieure dans la situation où nous nous trouvons » (Platon et l’Europe, Verdier, p. 9). (C’est moi qui souligne en gras cette idée-force).

   Or notre situation est celle d’un homme appartenant à une civilisation qu’il est d’usage d’appeler la civilisation technique. Patocka en propose, dans le chapitre La civilisation technique est-elle une civilisation du déclin et pourquoi ? une analyse très fine. Il montre qu’elle est l’aboutissement dévoyé d’une aventure qui commence avec la métaphysique platonicienne et son projet de la connaissance, pensée comme libération et accomplissement de l’âme dans la philosophie et la politique. De cette dimension métaphysique, il ne reste plus rien. Désormais la question du sens de l’existence, de la singularité de notre être au monde n’est plus la préoccupation d’une raison réduite à une fonction instrumentale, rabattue au rang d’une force dans un monde dévoilé comme ensemble de forces à dominer et à exploiter. Comment s’étonner, dès lors que nous vivions l’âge du nihilisme triomphant, que celui-ci soit un nihilisme passif ou un nihilisme actif ? «  Les sciences de la nature sont un nihilisme de la nature là où elles deviennent une discipline purement factologique, portant sur des faits aisément manipulables, mais incompréhensibles. Une telle science est incapable de se justifier elle-même comme activité sensée. Son sens, elle le reçoit nécessairement de l’extérieur, de la « demande sociale » dont la teneur de sens peut être à tout le moins douteuse, sinon symptomatique du nihilisme dont la science est elle-même une manifestation, nihilisme qui apparaît dès lors comme ce qui gouverne la société qui passe  commande » (p. 119).

   Sur fond de ce constat se trouvent éclairés des aspects caractéristiques de notre époque :

l’expérience de l’ennui comme « statut ontologique de l’humanité qui a entièrement subordonné sa vie au quotidien et à son impersonnalité » (p. 178). « L’ennui occupe de plus en plus le devant de la scène. Il ne se présente pas seulement sous les formes raffinées de l’esthétisme et des protestations romantiques, mais très clairement aussi sous les espèces de la société de consommation qui sonne le glas de l’utopie (réalisée par des moyens positifs). En tant que divertissement obligatoire, il devient une expérience métaphysique collective, l’une de celles qui caractérisent notre époque » (p. 181).

la chute de l’homme contemporain sous « la coupe des choses, de la préoccupation quotidienne et de l’enchaînement à la vie » (p. 179)

la fuite de la responsabilité dans le débordement orgiaque dont les expressions sont multiples : déchaînement révolutionnaire, violence dévastatrice des guerres du 20°, mobilisant toutes les ressources sociales, drogues, sexe, « dissolution des formes anciennes de l’éthos, revendication du « droit à son corps » et à « sa propre vie », diffusion généralisée du happening » (p. 180).

le déracinement moderne c’est-à-dire l’errance de l’homme hors de lui-même et du monde,

la détresse d’une condition privée de sens.

 

   D’où la question qu’il nous faut bien affronter : est-il possible d’échapper au nihilisme du sens ? Question incontournable dans la mesure où l’on sait à quel désespoir peut conduire le sentiment de l’absence totale du sens de l’existence individuelle et collective. Tolstoï [2] en a donné la mesure dans ses Confessions et Patocka rappelle que « Là où la vie humaine est confrontée au non-sens absolu, elle n’a d’autre choix que de capituler et de renoncer à elle-même. Voilà pourquoi l’écrivain Vilém Mrstik, qui mourra lui-même de suicide, parle de la terrible immobilité de ceux qui attentent à leurs jours » (p. 101).

   J’avoue avoir beaucoup pensé aux aveux de Tolstoï en lisant les Essais hérétiques de telle sorte qu’il m’est apparu que le problème se formulait en ces termes : n’y a-t-il pas que deux possibilités à opposer au nihilisme du sens : soit la modestie du sens accepté, soit la problématicité du sens interrogé ?

    Modestie, c’est le mot que Patocka emploie pour qualifier l’attitude de l’homme de la « condition préhistorique », étant entendu que l’expression ne renvoie pas à un état barbare ou sauvage, ni à une condition anhistorique. Le préhistorique ou l’antéhistorique est le monde d’avant la découverte de la problématicité du sens c’est-à-dire d’avant l’avènement de la philosophie et de la politique, ou de ce qui caractérise en propre la condition historique. [3]

   «  Le monde d’avant la problématicité est [….] le monde du sens donné, modeste mais sûr. Le monde est doué de sens, c’est-à-dire compréhensible, parce qu’il y a des puissances, dieux et démons, au-dessus de l’homme qui dominent et décident de lui. L’homme n’est pas au centre du monde, ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Sa place ne lui est assignée que par rapport à ce plus-haut, mais il reçoit bien une place et il s’en contente. Ce qui insère ainsi l’homme dans le monde est décisif du monde entier, ce qui détermine son destin et son faire. – Nous pouvons tenter une approche partielle de ce « monde naturel », sis en-deçà de notre historiographie, en nous fondant sur les relations des voyageurs concernant les peuples primitifs, « naturels », en interrogeant le contenu phénoménal de ces comptes rendus. Les peuples naturels vivent dans un monde très différent du nôtre et dans lequel il nous est difficile de voir clair ontologiquement. Le surhumain y est toujours présent par opposition à et comme contre-pied évident de l’humain […] C’est un monde où l’homme rencontre des esprits, des démons et d’autres êtres mystérieux, mais le mystère de la manifesteté comme tel ne transparaît pas, ne peut s’éclaircir pour lui. Le projet fondamental des possibilités d’un tel être-au-monde naturel, c’est d’exister en ce mode non-problématique » (p. 37).

   Que ce mode d’exister nous soit désormais refusé, cela va de soi. On n’échappe pas aux requêtes de la liberté lorsque celles-ci se sont collectivement déployées et il ne serait pas digne de se dérober à la responsabilité de s’expliquer avec son être et son monde.  Et pourtant, à bien lire les Confessions de Tolstoï, on a l’impression que le salut fut, pour lui, dans une certaine façon de renouer avec la modestie d’un sens donné et accepté dans l’humilité. Certes il se tourna d’abord vers la science et la philosophie pour trouver des réponses à ses questions mais faisant l’expérience de leur vanité, il sentit que la vérité se trouvait du côté des gens simples, de ceux qui acceptent pieusement les peines et les joies, la vie et la mort comme des données naturelles et justifiées par la volonté du Très-haut.

   « Pour que l’humanité puisse vivre, pour qu’elle perpétue la vie en lui donnant un sens, ces hommes, ces milliards d’hommes doivent avoir une autre, une véritable connaissance de la foi. Car si je fus convaincu de la réalité de la foi, ce n’est pas parce que Salomon, Schopenhauer et moi-même ne nous étions pas tués, mais parce que ces milliards d’hommes avaient vécu et vivaient et qu’ils nous avaient portés, les Salomon et moi-même, sur les vagues de leur vie. Je me mis donc à fréquenter des croyants pauvres, des gens simples, analphabètes, des pèlerins, des moines, des vieux-croyants, des paysans. Ces gens du peuple confessaient la foi chrétienne, tout comme les pseudo-croyants de notre milieu. Un grand nombre de superstitions étaient mêlées aux vérités chrétiennes, mais à la différence des gens de notre milieu, dont les superstitions ne leur servaient à rien, ne s’accordaient pas à leur vie, n’étaient qu’une sorte d’amusement épicurien, celles des croyants issus du peuple travailleur étaient tellement liées à leur vie qu’on ne pouvait imaginer leur vie sans ces superstitions, celles-ci étaient une condition nécessaire de leur vie. Toute la vie des croyants de notre milieu était en contradiction avec leur foi, tandis que toute la vie des croyants travailleurs confirmait le sens de la vie que leur apportait la connaissance de leur foi. Je me mis à regarder de plus près la vie et les croyances de ces gens, et plus je les sondais, plus je voyais qu’ils avaient la vraie foi, nécessaire pour eux, et qu’elle seule leur donnait le sens et la possibilité de la vie. A la différence de ce que je voyais dans notre milieu, où il est possible de vivre sans foi et où il est rare qu’une personne sur mille se reconnaisse comme croyante, dans leur milieu à eux, on s’étonne de rencontrer un non-croyant sur mille personnes. Contrairement à ce que je voyais dans notre milieu où toute la vie se déroule dans l’oisiveté, dans des distractions, et où l’on est mécontent de la vie, je vis que toute la vie de ces gens était faite de pénible labeur, et qu’ils étaient heureux de vivre. A la différence de l’indignation qu’éprouvent les gens de notre milieu contre leur sort pour les privations et les souffrances que celui-ci leur inflige, ces gens-là accueillaient les maladies et les malheurs sans la moindre plainte ni révolte, mais avec une tranquille et ferme certitude que tout cela est un bien. Nous autres, plus nous sommes intelligents, et moins nous comprenons le sens de la vie, et plus la maladie et la mort nous apparaissent comme une cruelle moquerie, tandis que ces gens, eux, vivent, souffrent et s’approchent de la mort, et souffrent encore avec calme, la plupart du temps avec joie. Si une mort sereine, une mort sans terreur ni désespoir est une rare exception dans notre milieu, il est exceptionnel de voir, dans le peuple, une mort accompagnée d’angoisse, de révolte, d’affliction. Et ils sont extrêmement nombreux, ces gens privés de tout ce que Salomon et moi-même nous considérons comme l’unique bien de la vie, et qui sont malgré cela pleinement heureux. Je regardai plus loin autour de moi. Je sondai la vie d’immenses masses humaines, aujourd’hui et dans le passé. J’en vis donc qui avaient compris le sens de la vie, qui avaient su vivre et mourir, ils n’étaient pas deux, ni trois, ni dix, mais des centaines, des milliers, des millions. Et à la différence de mon ignorance à moi, tous, quels que fussent le caractère, leur intelligence, leur éducation, leur situation, ils connaissaient le sens de la vie et de la mort, ils travaillaient tranquillement, supportaient les privations et les souffrances, vivaient et mouraient, en voyant non pas de la vanité, mais un bien.

  Je finis par aimer ces gens. Plus je sondais leur vie, celle des vivants et celle des morts dont j’avais entendu parler ou que je connaissais par mes lectures, plus je les aimais, et plus ma vie à moi me semblait facile. Au bout de deux années de cette vie, je connus un bouleversement qui se préparait en moi depuis longtemps et dont les prémices m’habitaient depuis toujours. Il arriva que la vie de notre milieu, des gens riches et savants me parut non seulement dégoûtante, mais elle perdit pour moi tout son sens. Tous nos actes, nos raisonnements, nos sciences, nos arts, tout m’apparut sous un jour nouveau. Je compris que tout cela n’était que jeu, et que ce n’était pas là qu’il fallait chercher du sens. En revanche, la vie de tout le peuple travailleur, de toute l’humanité, occupée à créer la vie, m’apparut sous son jour véritable. Je compris que c’était la vie à l’état pur, et que le sens donné à cette vie était la vérité même, et je l’acceptai. » Tolstoï, Confession, traduction Luba Jurgenson, Pygmalion, p. 81 à 84.

   Aveux impressionnants : Tolstoï confesse embrasser par l’esprit et par le cœur une manière d’être justifiant la démission de l’esprit comme inquiétude d’un sens, non pas donné mais à interroger. Je ne crois pas que cette façon de se renoncer soit une possibilité réelle. Il est bien vrai que j’ai souvent eu l’occasion d’observer des personnes si enracinées dans une sorte de foi naturelle en l’évidence de la vie qu’elles existent dans la quiétude de ceux qui ne sont pas travaillés par le démon du questionnement. Qu’il y ait dans cette somnolence intellectuelle un rempart contre l’angoisse [4], je veux bien le croire. Encore qu’il soit difficile de penser qu’un existant individué puisse lui échapper. Comme Heidegger l’a montré, l’angoisse est un existential, une manière d’être fondamentale de l’existant où il lui est donné de vivre l’effondrement du sens dans la rencontre du rien.  Or :

«   Faire l’expérience de la perte de sens, cela implique que le sens auquel on reviendra peut-être ne sera plus pour nous un simple fait accepté tel quel, mais qu’il sera un sens réfléchi, à la recherche d’un fondement de raison dont il puisse répondre. Par conséquent, il ne sera jamais donné ni acquis une fois pour toutes. Il en résultera une nouvelle relation, une manière nouvelle de se rapporter au sensé : le sens ne pourra se révéler que dans la quête active qui procède d’un défaut de sens, en tant que point de fuite de la problématicité, épiphanie indirecte. Si nous ne nous trompons pas, cette découverte du sens dans la quête de ce qui découle de son absence, comme nouveau projet de vie, est le sens de l’existence socratique. L’ébranlement continuel de la conscience naïve qui se croit en possession du sens, c’est un nouveau mode du sens, un sens dont on découvre la connexion avec le mystère de l’être et de l’étant en totalité.

   Ce n’est pas seulement la vie individuelle qui, en faisant l’expérience de la perte du sens et en en déduisant la possibilité et la nécessité d’une manière toute nouvelle de se rapporter à tout, s’achemine vers une « conversion » globale. Il se peut que l’essence propre de la césure que nous nous efforçons d’établir comme démarcation entre la période pré-historique et l’histoire proprement dite réside précisément dans l’ébranlement de la certitude naïve du sens qui régit la vie de l’humanité jusqu’à la transformation spécifique marquée par la naissance presque simultanée – et, dans un sens plus profond, réellement une – de la politique et de la philosophie.

   Il est vrai que l’humanité pré-historique n’est guère exigeante dans sa détermination du sensé. Mais si modeste que soit la valeur à laquelle elle estime l’homme et la vie humaine, le monde ne lui en paraît pas moins en bon ordre et justifié. Les expériences de la mort, des catastrophes naturelles et sociales, ne l’ébranlent pas ; pour ne pas douter de son sens, il lui suffit de savoir que les dieux ont réservé le meilleur pour eux-mêmes : l’éternité au sens de l’immortalité. L’existence de la mort, de la douleur et de la souffrance n’enlève rien à la valeur de l’univers, pas plus que la disparition des plantes et des animaux, le rythme de l’éclosion et de l’éclipse auquel toute vie est soumise. Cela n’exclut pas, dans des circonstances extrêmes, un sentiment de panique devant la mort, ainsi lorsque le visage d’un ami décédé amène le survivant à prendre conscience du sort qui l’attend lui aussi. La quête d’un autre sens, par exemple de la vie éternelle, n’est pas pour autant une affaire humaine au sens propre du terme, mais quelque chose qui ne peut engager qu’un demi-dieu. L’homme en tant qu’homme revient après de telles aventures à son environnement humain, retrouve sa femme et son enfant, sa vigne et son foyer, le petit rythme de sa vie intégrée dans le grand ressac que gouvernent et dont décident de tout autres êtres et puissances. L’affaire de l’homme, c’est de pourvoir aux besoins de la vie, d’assurer sa propre subsistance et celle de ses proches, c’est ce que lui suggère la dépendance qui l’enchaîne à ce maintien incessant de la vie : la modestie qui lui enseigne à prendre son parti du sort qui l’asservit à la vie et de la corvée du travail qui jamais ne prend fin. À ce prix l’homme peur vivre en paix avec le monde et ne pas tenir sa vie pour absurde; si elle est excentrique par rapport à ce qui en décide, elle est aussi· naturellement dotée de sens que la vie des fleurs des champs et des animaux des bois. Comme sans l’animation qu’y apportent les plantes et les animaux, le monde sans les hommes serait pour les véritables êtres cosmiques pauvre et triste. C’est ainsi que parlent les dieux eux-mêmes, épouvantés de la désolation à laquelle ils ont livré le monde en décrétant le déluge.

  L’histoire se distingue de l’humanité pré-historique par l’ébranlement de ce sens accepté. C’est mal poser la question que de chercher la cause de cet ébranlement; l’entreprise est aussi vaine que celle qui prétendrait cerner la cause qui amène l’homme à quitter l’abri de l’enfance pour entrer dans l’âge adulte où il a à répondre de lui-même. L’homme de la période pré-historique modère ses prétentions, se replie sur les conditions acceptées d’un accommodement avec l’univers (dont témoigne la panique de Gilgamesh à la mort de son ami), de même que l’adolescent peut chercher refuge dans la sécurité de l’infantilisme. La possibilité d’un ébranlement se fait sentir, mais elle est rejetée. Il préfère l’intégration modeste dans l’univers que reflète aussi son existence sociale au sein d’une collectivité qui ne se distingue pas de l’univers lui-même et de ses forces déterminantes. Ce, ou plutôt celui qui gouverne les royaumes humains est lui aussi de nature divine; la destinée des humains au sens propre est de lui servir, afin de recevoir, de lui et par son intermédiaire, le nécessaire pour entretenir leur existence corporelle et pourvoir à leur besoin de sens. Il n’y a aucun domaine de l’étant qui soit spécifiquement humain, réservé à l’homme et son aspiration à répondre de lui-même; rien ne s’en approche moins que les royaumes humains. Là où les hommes tentent de créer un tel espace, la modestie du sens accepté qui a jusquelà caractérisé l’homme se révèle intenable. En assumant la responsabilité de lui-même et d’autrui, l’homme pose implicitement la question du sens d’une manière nouvelle et tout autre. Il ne se contente plus de l’enchaînement de la vie à elle-même, d’une vie dont le contenu se borne à ce qui sert à assurer l’existence matérielle et qui le destine à travailler à la sueur de son front comme être n’ayant d’autre sens que l’épisodicité et la subordination. L’ébranlement initial du sens accepté n’est donc pas une chute dans le non-sens, mais, au contraire, la découverte de la possibilité d’atteindre une teneur de sens plus libre, plus ambitieuse. – C’est à cela que se rattache l’étonnement explicite devant l’étant en totalité, devant la prodigieuse étrangeté du fait que l’univers soit, que les philosophes antiques considèrent comme le pathos propre et l’origine de la philosophie. Ceux qui rejettent la modestie du sens passivement accepté ne peuvent plus se contenter du rôle que ce sens leur imposait, et la philosophie n’est pas autre chose que la nouvelle possibilité de rapport à l’être et au sens qui se rattache essentiellement à ce refus: la possibilité d’un rapport qui ne consiste plus en une réponse toute faite, acceptée d’avance, mais en un questionnement. Or, le questionnement présuppose l‘expérience du mystérieux, du problématique, expérience à laquelle l’humanité pré-historique se dérobe, devant laquelle elle se réfugie dans le mythe (si profond, si gros de vérité soit-il) et qui se déchaîne sous la forme de la philosophie. De même que l’homme politique s’expose à la problématicité de l’action, aux conséquences imprévisibles d’initiatives qui passent, sitôt prises, en d’autres mains, de même le philosophe s’expose à la problématicité de l’être et du sens de l’étant.

   A l’époque historique, l’humanité ne cherche donc pas à se soustraire à la problématicité, mais lui lance au contraire un défi ouvert, espérant accéder par son moyen à une plus grande profondeur de vie sensée que celle qui était propre aux hommes pré-historiques. Dans la communauté, la polis, dans la vie vouée à la communauté, la vie politique, elle bâtit un espace pour une teneur autonome de sens purement humain, le sens de la reconnaissance mutuelle dans le cadre d’une action qui a une signification pour tous ses participants et qui, loin de se limiter au simple entretien de la vie matérielle, est source d’une vie qui se dépasse dans la mémoire des actes, dans la rémanence que garantit justement la communauté. C’est une vie à bien des égards plus risquée, plus périlleuse que la modération végétative sur laquelle table l’humanité pré-historique. De même, la quête expressément questionnante qu’est la philosophie est plus risquée que la plongée divinatrice du mythe. Plus risquée, car elle est, de même que l’action, une initiative qui renonce à elle-même dès l’instant où elle est expressément saisie – elle se livre entre les mains d’une rivalité interminable de vues qui conduit les intentions premières des penseurs jusqu’à l’insoupçonné et à l’imprévisible. Plus risquée, car elle entraîne toute la vie individuelle et collective dans le domaine d’une transformation du sens, dans un domaine où la vie se voit obligée de changer entièrement de structure en changeant de sens. L’histoire n’est pas autre chose.

   Si la philosophie ébranle le sens modeste du petit rythme de la vie, dicté par la fascination de l’existence corporelle et son enchaînement à elle-même, ce n’est pas pour appauvrir l’homme, mais au contraire avec la volonté de l’enrichir » (p. 104 à 109).

                

   Or il se trouve que par un mouvement interne à la métaphysique occidentale, on en est arrivé à une situation où l’on ne peut plus parler d’enrichissement et où la question est de savoir si la philosophie n’est pas menacée de disparition. En grand connaisseur de l’histoire de la philosophie, Patocka décrit le processus ayant conduit l’humanité d’une condition pré-historique à une condition post-historique, l’une se caractérisant par le dogmatisme d’un sens accepté, l’autre par le dogmatisme du non-sens, liés l’un et l’autre à « un enchaînement de la vie à son autoconsommation et au travail comme moyen fondamental de son entretien » (p. 123).

   Ce qui n’est pas un moindre paradoxe de devoir constater que l’humanité renoue à la pointe de son aventure historique avec ses débuts, sauf que ceux-ci avaient l’avantage de ne pas être dévastés par la perte du sens et d’être à l’abri du  nihilisme.

   Alors, il faut peut-être simplement se pénétrer d’une vérité que Patocka s’est efforcé, sa vie durant, de faire vivre : « L’ébranlement initial du sens accepté n’est [] pas une chute dans le non-sens, mais la découverte de la possibilité d’atteindre une teneur de sens plus libre, plus ambitieuse » (p.107)

 

   Ce sens est celui qui advient dans l’expérience philosophique et il suffit à enchanter une vie humaine responsable, lucide, courageuse et généreuse. Platon l’appelait le souci de l’âme, entendant pas là une tâche indistinctement philosophique et politique. « Le souci de l’âme, disait Patocka dans un séminaire sur l’Europe, signifie : la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle n’est pas non plus l’affaire simplement de la contemplation et de l’appropriation par la pensée, mais bien la praxis de la vie intellectuelle qui, la vie durant, se sonde, se contrôle et s’unifie elle-même ».

   Puissent les professeurs de philosophie, en ce début d’année, faire vivre cette inspiration qui ne saurait mourir sans « sacrifier des possibilités de vie emmagasinées durant des myriades d’années à ce qui se découvre de plus banal et de plus absurde dans l’existence humaine » (p. 124).