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« Dire faux n'est mentir que par l'intention de tromper, et l'intention même de tromper loin d'être toujours jointe avec celle de nuire a quelque fois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent, il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l'erreur dans laquelle on jette ceux à qui l'on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l'avantage d'autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie ; c'est la pire espèce de mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir : ce n'est pas mensonge, c'est fiction ».  

                   Rousseau. Les Rêveries du Promeneur Solitaire. Quatrième Promenade.1776.1778.

 

  Introduction :

 

  Qu'est-ce que mentir ? Suffit-il de dire faux pour qu'il y ait mensonge ? Rousseau affronte cette question dans ce texte où il propose une série de distinctions propres à circonscrire l'essence du mensonge.

  Nous apprenons au début que le mensonge implique l'intention de tromper, mais ce critère est immédiatement relativisé par le fait que l'intention de tromper peut être exempte de toute malignité. On peut mentir par générosité à l'égard d'autrui, cependant Rousseau pointe d'emblée la difficulté de l'argument. Car dire qu'on peut tromper sans méchanceté revient à soutenir l'idée qu'il y a des mensonges innocents. Or suffit-il de ne pas avoir l'intention de nuire pour innocenter un mensonge ? Ne faut-il pas encore s'assurer que ce mensonge ne soit, en quelque façon coûteux pour ceux à qui l'on parle et est-il possible d'avoir cette assurance ? Aussi la thèse du texte consiste-t-elle, derrière ce qui peut apparaître, en termes kantiens, comme une casuistique suspecte, à affirmer qu'il est rare et difficile qu'un mensonge soit parfaitement innocent.

   D'où la nécessité de distinguer différentes espèces de mensonge et de faire apparaître combien elles sont aux antipodes de l'innocence. Les notions d'imposture, de fraude et de calomnie impliquent des jugements moraux d'une grande sévérité. Le mensonge est la plupart du temps un mal et il est important d'interroger ses diverses motivations pour mesurer la profondeur de sa nature vicieuse.

   Néanmoins les critères retenus pour identifier le mensonge conduisent à innocenter certaines manières de dire faux. Raconter des histoires, donner libre cours à son imagination en ne se préoccupant pas de l'adéquation de son discours à la réalité des choses consiste à prendre des libertés avec l'exigence de vérité. Est-ce pour autant mentir ? En un sens oui puisqu'on dit faux de manière intentionnelle mais ce n'est pas la non conformité du propos au réel qui constitue le mensonge, c'est son rapport à la justice. Y a-t-il préjudice ou avantage pour l'autre ou pour soi-même ? Si ce n'est pas le cas, on a simplement affaire à une fable et une fiction innocente n'est pas un mensonge. Rousseau revient donc à la fin de son texte sur l'argument de départ. Il ne suffit pas de dire faux pour qu'il y ait mensonge. On peut être un grand affabulateur dans la conversation mondaine, un écrivain prolixe en création de fables et néanmoins ne pas déroger à la maxime rousseauiste : « vitam impendere vero : consacrer sa vie à la vérité ».

   La question est donc de savoir, en dernière analyse, si l'on peut suivre l'auteur dans son argumentation. Le point le plus problématique du texte est sans doute la dernière affirmation. Car est-il légitime d'aborder le thème de la fiction dans le cadre d'une réflexion sur le mensonge ? Ne faut-il pas distinguer une fiction qui s'annonce comme telle d'une fiction prétendant se faire passer pour la vérité, quelles que soient par ailleurs ses conséquences pratiques pour soi-même ou pour autrui ?

 

Explication détaillée :

 

1)      Le principe déterminant du mensonge : non le dire faux mais l'intention de tromper. La distinction : erreur/mensonge.

 

  « Dire faux n'est mentir que par l'intention de tromper » affirme Rousseau.

  Il souligne par là qu'un mensonge est un acte intentionnel ou volontaire. On ne peut pas mentir à son insu. Seul celui qui connaît la vérité peut décider de la taire (mensonge par omission) ou de la travestir (mensonge positif).

   En revanche on peut commettre une erreur, dire faux alors qu'on croit dire vrai. Il est banal d'observer que les hommes jugent sans avoir toujours les moyens de le faire d'une manière éclairée. Aussi se trompent-ils souvent par défaut de connaissance. Ils affirment quantité de choses que la réflexion ou la connaissance positive révéleront faux. Ils ont aussi tendance à prendre des fictions pour des réalités. Leurs erreurs sont alors des illusions, celles-ci ne procédant pas d'une simple absence de savoir mais de l'action sur l'esprit de véritables puissances trompeuses promptes à l'égarer loin de la vérité. C'est pourquoi l'illusion survit à sa prise de conscience car l'esprit continue à subir les effets de ce qui l'induit en erreur. (Les impressions sensibles, les désirs, les intérêts, les conditionnements culturels).

   Celui qui se trompe dit faux c'est sûr, mais il ne ment pas car mentir n'est pas dire le contraire de ce qui est en vérité, c'est dire le contraire de ce que l'on pense. C'est un ignorant, ce n'est pas un menteur. On peut l'accuser de ne pas mettre en œuvre l'éthique du jugement nécessaire à un jugement éclairé, on ne peut l'accuser de mentir. Il se rend coupable de prévention et de précipitation ; il ne se rend pas coupable de mensonge. Il faudrait pour cela qu'il connût la vérité et qu'il la déformât dans l'intention d'égarer celui à qui il parle ; ce qui par principe est exclu puisqu'il est lui-même dans l'erreur ou l'illusion.

  Il s'ensuit que l'erreur est une chose, le mensonge une autre. La distinction s'atteste d'ailleurs dans le fait que le mensonge est d'emblée l'objet d'une condamnation morale alors que l'erreur suscite une certaine complaisance. « L'erreur est humaine » dit-on en guise d'excuse. C'est que si l'une ne met en cause que les lumières d'un homme dans son intelligence du réel, l'autre engage son profil moral dans son rapport à d'autres personnes. Sans doute est-il souhaitable de se préoccuper dans son discours de la norme de vérité qu'elle soit définie comme cohérence, adéquation de l'idée et de la chose ou idée vérifiée etc. Mais les hommes attachent infiniment plus d'importance à la rectitude morale qu'à la rectitude théorique. S'ils accordent du crédit aux valeurs de vérité et de justesse qui sont les valeurs de la connaissance, ils tiennent en plus haute estime encore le bien et la justice qui sont les valeurs de la moralité.

   Or il est juste d'honorer l'exigence de véracité, à défaut de celle de vérité dans les rapports entre personnes. Car la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû et le premier des dus lorsque nous parlons les uns avec les autres est de respecter le droit de chacun à ne pas être abusé. La vérité nous engage comme sujet théorique, la véracité comme sujet moral. Comment, en effet, échanger les uns avec les autres, nouer des rapports de dialogue si chacun doit soupçonner l'autre de vouloir le tromper ? La confiance dans l'intention de l'autre de dire la vérité est non seulement la condition de possibilité de l'échange verbal, elle est aussi celle du rapport moral. On attend moins de l'autre que ses énoncés soient vrais que sa personne soit vérace et on entend par là le propre de celui qui n'est pas trompeur, qui répugne au mensonge, à la tromperie. La véracité est le caractère moral de celui qui a l'intention de dire la vérité. Elle est la bonne foi de celui qui parle. Et cette bonne foi est le minimum exigible dans le rapport humain.

 

  Au terme de cette première analyse, il est donc possible de conclure qu'un propos est un mensonge, si et seulement si, il met en jeu une intention maligne. Ce n'est pas l'erreur involontaire du propos ou ses conséquences nocives qui le qualifient comme mensonge, c'est l'intention de tromper l'interlocuteur de la part de celui qui parle.

Pourtant est-ce là un critère infaillible de l'immoralité du mensonge ?

 

2)      L'intention de tromper n'est pas toujours intention méchante.

 

  La suite du texte nous met en garde contre tout jugement hâtif : « L'intention même de tromper loin d'être toujours jointe avec celle de nuire a quelque fois un but tout contraire » affirme l'auteur.

  On croyait tenir un critère décisif pour condamner inconditionnellement le mensonge et voilà que Rousseau le nuance aussitôt. L'intention de tromper, prévient-il, n'est pas par essence intention maligne. Celle-ci consiste à vouloir nuire à autrui, à lui faire du mal et là est proprement l'injustice. « L'injustice ne consiste que dans le tort fait à autrui » écrit-il dans la Quatrième Promenade.

   Or on peut ne pas dire la vérité à l'autre par bonté, par délicatesse, par souci de son bien. Par exemple le médecin s'interdisant de révéler la gravité du mal à son patient le trompe, c'est clair, mais il ne cherche pas, par là, à lui nuire. Bien au contraire son but est généreux. Il ne veut pas compromettre l'espérance sans laquelle il sait combien il est difficile de combattre et parfois de vaincre la maladie implacable.

   S'ensuit-il qu'un mensonge officieux soit un mensonge innocent et qu'on puisse fonder un droit de mentir ? Est-il possible de justifier des exceptions au devoir de véracité et de considérer que dire la vérité n'est pas un devoir inconditionné ?

   Ces questions seront au cœur de la célèbre controverse de Benjamin Constant avec Kant à propos d'un supposé droit de mentir.

   Pour Kant la véracité est un devoir inconditionnel, un impératif catégorique. Tu dois dire la vérité parce que tu le dois, quelles que soient les conséquences de l'action car ce ne sont pas celles-ci qui jugent la valeur morale de l'acte, c'est seulement l'intention bonne c'est-à-dire la volonté d'agir par respect pour la loi morale. Or prendre des libertés avec le devoir de véracité consiste à faire injure à cette loi car nul ne pouvant vouloir qu'on le trompe, on remet en cause par son mensonge, l'universalité de la loi morale qui est la condition de possibilité d'un monde proprement humain où chacun se situerait par rapport à l'autre dans la réciprocité du respect.

  Les implications d'un mensonge bienveillant sont donc infiniment plus graves que celles de dire la vérité au préjudice de quelqu'un car, alors qu'on ne peut jamais être sûr des conséquences factuelles favorables ou non d'un mensonge, on peut rationnellement établir que le renoncement au devoir de véracité sape toute confiance possible entre les hommes et détruit le lien social.

  Par exemple pour reprendre le cas du médecin, il se peut que son mensonge serve la pugnacité du malade mais il se peut aussi que celle-ci soit décuplée par le fait de savoir la vérité. La variété des caractères et la contingence des situations en décident. En revanche le mensonge bienveillant dont les médecins sont coutumiers compromet  une confiance absolue dans leurs paroles et là est le mal. 

  Cette analyse conduit donc Kant à dénoncer l'illégitimité de principe de toute entorse au devoir de véracité au nom du devoir de bienveillance ou de l'identification utilitariste du bien moral à l'utile. Bien loin que ces devoirs puissent entrer en conflit, il faut comprendre que servir avec bienveillance les fins d'autrui c'est traiter l'humanité en lui toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. C'est donc s'interdire de mentir en toutes circonstances.

   Benjamin Constant refuse l'analyse kantienne. On n'a de devoir de véracité qu'à l'égard de ceux qui y ont droit. Ainsi le criminel qui veut savoir si celui qu'il poursuit et qui s'est réfugié chez quelqu'un s'y trouve bien n'a pas droit à la vérité. Le devoir est de lui mentir pour sauver un être humain.

   Sous son apparence de bon sens et de générosité l'argument de Constant fait problème car qui va décider de ceux qui ont droit à la vérité et de ceux qui n'y ont pas droit ? N'est-ce pas la porte ouverte à tous les arbitraires au gré des intérêts des uns et des autres ? Et qui sait, rétorque Kant si je n'aurais pas mieux servi les intérêts de la personne poursuivie en disant ce que je croyais la vérité, à savoir que cette personne était bien chez moi ? Car entendant frapper à ma porte il se peut que la personne poursuivie se soit enfuie à mon insu et qu'en dissuadant le criminel de le chercher dans la maison, j'aie jeté celui que je voulais protéger dans la gueule du loup.

 

  Tout se passe comme si cette controverse était anticipée dans le texte rousseauiste. Il est vrai que le thème se trouve déjà dans l'œuvre de St Augustin que Rousseau connaît bien. L'Evêque d'Hippone est d'ailleurs l'auteur, dans son ouvrage Le mensonge de l'exemple mobilisé par Kant. « Si quelqu'un se réfugie chez vous et que vous puissiez par un mensonge lui éviter la mort, ne mentiriez-vous pas ? » Comme Kant, St Augustin objecte, en citant la parole de l'Ecriture que «  la bouche qui ment tue l'âme » et qu'il n'est pas légitime de risquer la mort spirituelle pour sauver une vie corporelle, quelle qu'elle soit, celle d'autrui ou la sienne propre. En revanche s'il est interdit de mentir, il est possible de répondre fermement : « Je sais où il est mais je ne vous l'indiquerai pas »

   Comme ses prédécesseurs et ses successeurs Rousseau ne peut donc éviter d'affronter la question : « un mensonge peut-il être innocent » ? Et comme St Augustin et plus tard Kant, Rousseau répugne à l'admettre.

 

2)      La rareté et la difficulté des conditions innocentant un mensonge.

 

   « Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l'erreur dans laquelle on jette ceux à qui l'on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette certitude, aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge soit parfaitement innocent ».

 

  Le philosophe remarque lui aussi qu'il est impossible de savoir si le mensonge officieux ne sera pas dommageable à celui qu'on induit en erreur ou à d'autres. On peut donc ne pas avoir l'intention de nuire et néanmoins nuire puisqu'il est impossible d'anticiper toutes les conséquences de ses actes. « Il est difficile et rare d'avoir la certitude » de l'innocuité de son mensonge dit-il. La certitude est le propre d'un esprit qui ne peut pas douter de quelque chose or qui peut se prévaloir d'une telle certitude ? Rousseau n'en récuse pas le principe puisque ce qui est difficile est néanmoins possible et ce qui est rare peut cependant exister. Un mensonge peut donc ne pas être injuste, il n'en reste pas moins un mensonge et c'est bien ce qui fait problème.

   Dans la Quatrième Rêverie il avoue ainsi : «  Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m'a laissé d'ineffaçables remords qui m'ont garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espèce, mais de tous ceux qui de quelque façon que ce put être pouvaient toucher l'intérêt et la réputation d'autrui. En généralisant ainsi l'exclusion je me suis dispensé de peser exactement l'avantage et le préjudice, et de marquer les limites précises du mensonge nuisible et du mensonge officieux ; en regardant l'un et l'autre comme coupables je me les suis interdits tous les deux »

   La suite du texte s'applique à nommer le mal dont est coupable le mensonge et s'il y a une hiérarchie dans la gravité de ce mal, il n'en demeure pas moins que dans tous les cas de figure la condamnation est sévère.

  Lorsqu'on ment pour servir son avantage on est « un imposteur » dit Rousseau. On entend par là un mystificateur qui abuse de la confiance d'autrui pour tirer gloire de la méprise ou pour satisfaire des intérêts propres. L'autre est instrumentalisé à des fins personnelles, il n'est pas respecté comme une fin en soi et là est le principe de l'immoralité.

  Lorsqu'on ment pour l'avantage d'autrui, ce n'est guère moins coupable car le privilège de l'intérêt de l'autre ou de son intérêt à soi s'impose toujours au détriment de quelqu'un d'autre. En ne respectant pas l'égalité des personnes on fait nécessairement injustice à quelqu'un, ce qui fonde l'accusation  de fraude. Un fraudeur est un tricheur. Il fait injure à l'exigence morale nous faisant obligation de rendre à chacun ce qui lui est dû.

  Lorsqu'on ment pour nuire à autrui on se rend coupable de calomnie. Celle-ci consiste à attenter à l'honneur de l'autre, à salir sa réputation, à lui faire endosser des fautes qu'il n'a pas commises. « C'est le pire des mensonges » écrit Rousseau et il sait de quoi il parle. Sa vie durant il fut poursuivi par le remords d'avoir noirci injustement l'innocente Marion, par honte de devoir avouer sa culpabilité dans le vol du ruban chez Madame de Vercellis. La servante fut renvoyée et Rousseau fut tourmenté par les conséquences tragiques que son mensonge eut sans doute dans la vie de Marion. Mais même s'il avait été providentiel, la calomnie est un mal absolu puisqu'elle consiste à faire du mal à autrui en le déconsidérant aux yeux des autres et cela est la pire injustice dont un honnête homme puisse être victime.

 

  Alors faut-il conclure qu'il n'y a pas de manière de mentir exempte de toute noirceur morale ?

   L'analyse précédente invite à l'affirmer, pourtant Rousseau continue son catalogue des mensonges en introduisant le thème de la fiction. On ne peut s'empêcher de s'étonner. Que diable vient faire l'allusion à la fiction dans une réflexion sur le mensonge ? Tel est le dernier thème du texte, celui qui est le plus problématique.

 

3)      Mensonge et fiction.

 

  Car apprend-on d'emblée, la fiction est un mensonge qui n'en est pas un : « mentir sans profit ni préjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir : ce n'est pas mensonge c'est fiction ». Dès lors pourquoi l'auteur commence-t-il par la définir comme une manière de mentir ? N'a-t-on pas établi dans la première analyse que celui qui ne dit pas ce qui est en vérité n'est pas pour autant un menteur ? On peut en effet trahir la vérité, au sens où le discours n'est pas adéquat à ce qui est, par ignorance. On le peut aussi parce que l'intention n'est pas de dire le réel tel qu'il est mais de donner libre cours à son imagination, de faire œuvre de fiction.

   Cependant un auteur qui écrit un roman, un convive qui tient son auditoire en haleine par un récit de pure invention respecte des conventions indiquant à ses lecteurs ou à ses interlocuteurs que son discours ne prétend pas à la conformité avec ce qui est. Dans sa théorie des actes du langage Searle affirme ainsi : «  A qui ne comprendrait pas les conventions distinctes de la fiction, il pourrait sembler qu'elle soit de l'ordre du mensonge. Or ce qui distingue la fiction du mensonge est l'existence d'un ensemble distinct de conventions qui permet à l'auteur de faire mine de passer des assertions qu'il sait ne pas être vraies sans avoir l'intention de tromper ».

   Rousseau le reconnaît sans réserve : « Il ne débite une fable que pour une fable et ne ment en aucune façon » écrit-il dans le paragraphe qui suit celui que nous analysons. Et le propre de ces fictions, lorsqu'elles sont ce que Rousseau appelle des « apologues », est souvent de faire apparaître la vérité des choses d'une manière plus efficace qu'un discours se préoccupant de fidélité descriptive.

   Ici Rousseau donne à entendre qu'il y a des fictions c'est-à-dire des manières de dire faux en sachant qu'on dit faux, plus aptes à dévoiler la vérité des choses que n'importe quel récit soucieux d'objectivité. Tel est d'ailleurs le statut qu'il confère à la littérature. Elle est encore moins mensonge que le fait de dire la vérité car paradoxalement seul le détour de la mise en forme, de la métaphore, de la posture, de la théâtralité permet la transparence du vrai. Au fond la fiction est comme le dira Aragon « un mensonge qui dit vrai ». Et de fait qu'est-ce qui caractérise la grande œuvre d'art ? Ce n'est certes pas d'être fidèle jusqu'à la nausée au réel qu'elle imiterait scrupuleusement, c'est par le détour de la mise en forme de déchirer les apparences mensongères qui d'ordinaire masquent la vérité des choses pour dévoiler leur essence.

   Le romancier peut aussi comme Montesquieu, lorsqu'il publie Le temple de Gnide  faire semblant de présenter son récit comme la traduction d'un texte grec. Rousseau associe ce genre de procédé à des « fictions oiseuses », entendons peu soucieuses de servir l'intelligence du vrai et surtout destinées à divertir. Il ne dissimule pas son mépris pour ce genre de fictions. Reste que son propos semble bien excessif lorsqu'il accuse Montesquieu de « mensonge positif ». Parce qu'enfin il n'y a là qu'un procédé littéraire, utile sans doute pour se mettre momentanément à l'abri des censeurs, mais il ne trompe que les ignorants. Certes eux aussi ont droit à la vérité, reste que Rousseau doit bien reconnaître que personne ne s'offusque de ce type de mensonge.

   La fiction que Rousseau cherche à innocenter n'est en réalité ni l'une ni l'autre de celles que nous venons d'envisager. C'est celle à laquelle il s'abandonne souvent dans la conversation mondaine pour se tirer d'affaire sur cet autre théâtre qu'est la mondanité. Il lui arrive en effet souvent d'affabuler. Il « exagère des circonstances », « il brode », il donne dans la fable au moment où il laisse entendre qu'il dit vrai ; il dit donc bien faux en prétendant dire vrai mais ce genre de discours « fabuleux » est innocent de toute forme d'injustice prétend-il. Il n'a aucun rapport avec le fait de servir les intérêts des uns et des autres ou de nuire en quelque manière que ce soit.

   Alors avec quoi a-t-il rapport ? Rousseau l'avoue comme si l'aveu de ses fautes était une manière de se restaurer dans une innocence perdue. Ce quelque chose, c'est sa faiblesse, sa timidité, sa maladresse dans la conversation mondaine. 

  « Jamais mensonge prémédité n'approcha de ma pensée, jamais je n'ai menti pour mon intérêt, mais souvent j'ai menti par honte, pour me tirer d'embarras en des choses indifférentes ou qui n'intéressaient tout au plus que moi seul, lorsque ayant à soutenir un entretien la lenteur de mes idées et l'aridité de ma conversation me forçaient à recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire. Quand il faut nécessairement parler et que des vérités amusantes ne se présentent pas assez tôt à mon esprit je débite des fables pour ne pas demeurer muet ; mais dans l'invention de ces fables j'ai soin, tant que je puis, qu'elles ne soient pas des mensonges c'est-à-dire qu'elles ne blessent ni la justice ni la vérité due et qu'elles ne soient que des fictions indifférentes à tout le monde et à moi. Mon désir serait bien d'y substituer au moins à la vérité des faits une vérité morale ; c'est-à-dire d'y bien représenter les affections naturelles au cœur humain, et d'en faire sortir toujours quelque instruction utile, d'en faire en un mot des contes moraux, des apologues, mais il faudrait plus de présence d'esprit que je n'en ai et plus de facilité dans la parole pour savoir mettre à profit pour l'instruction le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide que celle de mes idées me forçant presque toujours de parler avant de penser, m'a souvent suggéré des sottises et des inepties que ma raison désapprouvait et que mon cœur désavouait à mesure qu'elles échappaient à ma bouche, mais qui précédant mon propre jugement ne pouvaient plus être réformées par sa censure » Quatrième Promenade.

 

  On a envie de dire : « Tout ce discours pour en arriver là ! » Pour reconnaître que lui Rousseau, fidèle disciple d'un idéal de vérité, s'est souvent rendu indigne de l'idéal chéri dans la vérité de son cœur. Et comme s'il répugnait à ce cœur qui se croit et veut se faire reconnaître pur d'appeler les choses par leur nom il faut, même dans la confession dont la sincérité est censée innocenter, travestir encore un peu les choses. Oui j'avoue bien que j'ai été un menteur. J'ai dit le faux en prétendant dire vrai, donc j'ai menti puisque celui qui connaît le vrai et dit le contraire de ce qu'il sait n'est pas vérace. Mais si j'accepte d'avouer la réalité des faits, je vous demande de traverser les apparences qui jouent contre moi pour voir la pureté de mon cœur. C'est la faute des autres si j'ai été contraint de mentir, ce n'est jamais par le mouvement de ma nature. Malédiction de la socialité ! Elle arrache à lui-même le plus innocent des hommes et le condamne à donner une image fausse de lui-même. Le projet d'autojustification de Rousseau comme on sait n'a pas de limite. Dans sa manière d'aborder le thème de la fiction à partir de celui du mensonge il en donne la mesure.

 

Conclusion :

 

  Notre explication nous permet de cautionner l'analyse de Rousseau tant qu'il affronte avec la rigueur de la raison la question du mensonge. Il voit bien, comme tous les grands moralistes, que la véracité est notre devoir et que même si celui-ci n'est pas absolument inconditionnel, il est problématique d'innocenter le mensonge.

  En revanche son développement sur l'assimilation de la fiction à un mensonge n'est pertinent qu'autant qu'on fait un usage métaphorique de la notion de mensonge. Car si certaines fictions sont « des mensonges qui disent vrai », elles ne sont pas de vrais mensonges dans la mesure où tant du côté du locuteur que du récepteur, les conventions linguistiques et sociales indiquent qu'il s'agit de fictions. En revanche quand on fait un usage de l'affabulation dans l'échange où l'on est censé parler vrai, il ne faut pas s'étonner d'apparaître comme un mythomane ou un affabulateur au sens péjoratif.

 

 

 

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15 Réponses à “Y a-t-il des mensonges innocents?”

  1. Samuel Hackwill ( chevelu ) dit :

    J’ai du mal à accepter totalement l’injonction de ne pas mentir que fait Kant. Certes même quand on ment pour l’avantage d’autrui, on fait tort à sa dignité d’être humain, et on tente d’altérer le cours des évènements que pourtant l’on ne peut pas maitriser. ( vous avez utilisé l’exemple de la personne qui ment à un meurtrier pour sauver l’innocent caché dans sa grange ; peut être cet innocent s’est-il déja enfui ailleurs ; d’où l’inutilité voire le danger du mensonge )

    Cependant, l’alternative que vous proposez à ce dilemne, qui est de dire la vérité tout en s’opposant au meurtrier ( ce qui reviendrait à lui répondre :  » oui l’homme que vous poursuivez est chez moi mais je ne vous laisserai pas entrer, je le défenderai, etc. ) me semble pauvre. En effet c’est faire preuve de bien peu de prudence que s’opposer à un ( ou des ) criminel(s) ; au final, je serai tué et la personne innocente dont je croyais défendre la dignité et l’intérêt aussi.

    Et quel est le rôle, quelle est la valeur d’une morale qui serait uniquement souciée de préserver son intégrité totale ? L’homme qui refuse absolument de mentir, au risque de voir sa vie, et celle d’autres personnes mise en danger n’est-il pas égoïste ( en visant avant tout la préservation de son intégrité morale, à travers l’obéisance aveugle au  » tu dois  » ? )
    La morale  » pure  » et si belle de Kant me semble peut-être trop rigoriste. Dans quelle mesure faudrait-il parfois mélanger cette morale  » pure « , factuelle, avec un peu de morale conséquentialiste ?

    Je me remets à vous pour répondre à cette question déja tant discutée en cours de philosophie, et qui n’a pourtant pas encore trouvée en moi de réponse.

  2. Simone MANON dit :

    Vous avez raison de souligner que cette question est épineuse, et qu’aucune réponse n’est absolument satisfaisante. Par où il apparaît que l’ambiguïté de notre condition étant notre lot commun, il importe d’éviter le dogmatisme et d’assumer la responsabilité de juger dans toutes les occurrences de la vie.
    Il ne faut pas dire que la position kantienne est « trop » rigoriste. Elle est rigoriste, un point c’est tout. J’ai procédé à une rapide mise en question de ce rigorisme dans le cours intitulé: problématisation de la morale kantienne.
    Il ne faut pas non plus parler d’égoïsme pour qualifier l’homme soucieux de traiter l’humanité en sa propre personne ou en celle d’autrui comme une fin en soi. L’exigence morale procède ici d’autre chose que des intérêts du moi puisqu’elle est leur dépassement au profit de ceux de l’humanité comme règne des fins.
    Mais il est juste de pointer l’opposition de ce que Weber appelle l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.
    Reste que ce texte de Rousseau m’a paru du plus grand intérêt car tout en refusant de faire de la véracité un devoir inconditionnel, il souligne les apories du conséquentialisme. On ne peut jamais anticiper toutes les conséquences d’un mensonge officieux, dès lors si celles-ci sont nocives, pourra-t-on s’exonérer de la responsabilité d’avoir nui à autrui? On sera tenté de le faire en arguant de la pureté de son intention et on sera en contradiction avec le conséquentialisme. Le refus de composer avec les ambiguïtés du réel a au moins l’avantage d’éviter la contradiction et de fonder la possibilité d’un monde moral où on pourrait avoir confiance en la parole de l’autre.
    Par ailleurs personne n’a jamais dit que le respect de certains principes est inoffensif. Kant montre que la jouissance de la vie (visée par la prudence) est une chose, la moralité une autre. La personne de Socrate incarne tragiquement les tensions de la vertu et du bonheur mais vous savez que pour celui qui a atteint un haut niveau de perfection morale, le bonheur n’est pas la récompense de la vertu, il est la vertu elle-même.
    Il s’ensuit qu’on ne peut pas se résoudre à mentir en toute innocence.
    La simple politesse nous y incline parfois, la compassion aussi mais il y a toujours, me semble-t-il, une petite voix intérieure qui nous empêche de nous en réjouir et suscite un sentiment de culpabilité. Et ce n’est pas seulement la conscience de notre dégradation morale qui nous taraude, c’est surtout celle de ne pas rendre à l’autre les devoirs qui lui sont dus en tant qu’il est autre chose que ce petit paquet d’affects que l’on ménage, c’est-à-dire en tant qu’il a la dignité d’une personne morale.

  3. Samuel Hackwill ( chevelu ) dit :

     » le refus de composer avec les ambiguités du réel a au moins l’avantage d’éviter la contradiction et de fonder la possibilité d’un monde moral où on pourrait avoir confiance en la parole de l’autre. […] une petite voix intérieure nous empêche de nous réjouir [ de notre mensonge ] et suscite un sentiment de culpabilité  »

    Il me semble que vous ayez raison ; et il est vrai que ce texte de Rousseau est lucide et nuancé.

    Mais il me semble aussi que Rousseau est plus juste et plus prudent sur la question du mensonge en restant dans l’incertitude que Kant qui affirme absolument. Dans une situation aussi extrème que celle citée en exemple, si j’incarnais la victime recherchée par le criminel assoiffé de mon sang, j’ai la certitude que je préférerai ma survie au respect de ma dignité de personne morale. Et il me semble que cette opinion puisse être partagée universellement. D’où la moralité d’un mensonge salvateur ?
    ( Après, bien sûr, il faut questionner  » l’innocence  » de la personne protégée. Vous me répondrez que si tout le monde cachait des présumés  » innocents  » chez soi, la justice serait incapable d’attrapper et de punir les hommes qu’elle recherche. )
    Mais alors, en quoi une casuistique éclairée ne pourrait-elle pas être une solution au problème ? Vous parliez d’arbitraire. Certes. Mais peut-être faut-il parfois faire confiance au jugement humain ? ( par exemple ; je mentirai au criminel qui a l’arme au poing, mais pas aux forces de police. Je protégerai le citoyen blessé et en fuite, mais pas un homme qui porterait des habits de bagnard. Ou alors plus généralement, je ne mentirai pas en désaccord avec la Loi, ou contre l’autorité. )

    Je ne peux pas m’accorder avec la belle morale Kantienne et l’impératif catégorique de ne pas mentir. Il me semble plus sage de rester dans l’incertitude, avec Rousseau qui me touche toujours dans l’humanité de ses propos.

    Merci pour votre réponse ! 🙂

  4. Simone MANON dit :

    Vous auriez absolument raison si l’alternative se posait dans les termes que vous indiquez, ne serait-ce que parce que pour être respecté dans sa dignité morale, il faut d’abord avoir la chance d’être en vie. Mais l’intérêt du propos de Rousseau et de Kant est d’établir qu’elle ne se formule pas dans ces termes. Je ne peux jamais être certain de sauver la vie de l’autre par mon mensonge, d’où la difficulté de l’innocenter au nom de cette visée.
    Ce qui conduit Rousseau à cet aveu qui, rigorisme mis à part, rejoint la position kantienne: « Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m’a laissé d’ineffaçables remords qui m’ont garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espèce, mais de tous ceux qui de quelque façon que ce put être pouvaient toucher l’intérêt et la réputation d’autrui. En généralisant ainsi l’exclusion je me suis dispensé de peser exactement l’avantage et le préjudice, et de marquer les limites précises du mensonge nuisible et du mensonge officieux ; en regardant l’un et l’autre comme coupables je me les suis interdits tous les deux » Quatrième Rêverie.
    Mon propos n’a donc pas pour objectif de justifier le rigorisme kantien mais de pointer le caractère problématique du conséquentialisme.

  5. Samuel Hackwill ( chevelu ) dit :

    c’est entendu.

    merci pour la précision de vos réponses !

  6. vanessa dit :

    Je n’ai pas compris qu’elle était la thèse de ce texte pourriez vous m’éclaircir à ce sujet?
    Merci.

  7. Simone MANON dit :

    Elle est pourtant explicitée en long, en large et en travers.

  8. charlène dit :

    Le plan de l’argumentation de Rousseau est il le même que le plan présent dans l’explication de texte au début?

  9. Simone MANON dit :

    C’est à vous de l’apprécier.

  10. Stéphanie dit :

    La problématique serait elle ici  » Y’a t-il des messages innocents ?  » ou bien  » Suffit il de dire faux pour qu’il y ait mensonge ».
    Merci d’avance

  11. Simone MANON dit :

    La problématique du texte de rousseau articule ces deux questions.

  12. Romeus Eddy dit :

    Je tiens à vous féliciter pour vos arguments

  13. Simone MANON dit :

    Merci mais il faut avoir bien présent à l’esprit que ce sont les arguments de Rousseau non les miens. Mon travail a seulement consisté à les expliciter.
    Bien à vous.

  14. limido dit :

    Mon avis est de peu d’importance, je ne suis qu’une vieille personne.
    Je tiens néanmoins à vous exprimer ma reconnaissance pour la qualité de votre blog, pour l’aide que vous apportez aux lycéens et le plaisir que vous donnez à tous ceux (comme moi) que la philo intéresse.
    J’ai pu lire de vos contradicteurs; que leurs propos ne vous atteignent pas, ils ne sont que ressentiments de jaloux et d’aigris.
    Merci, un grand merci.

  15. Simone MANON dit :

    Merci, Madame, pour cet aimable message.
    Il ne faut pas croire que les années disqualifient le jugement des personnes ou le rendent inintéressant. On est tellement plus réfléchi lorsqu’on a su tirer parti de son expérience!
    Bien à vous.

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