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Qu’est-ce qu’un mythe?

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« Un mythe est un récit forgé pour répondre aux grandes questions que les hommes se sont toujours posées quand ils réfléchissent à leurs origines, aux raisons d’être et aux destins de notre univers et de notre race, aux grands phénomènes énigmatiques qui s’y présentent à nous de toutes parts. Si l’on me demande ce que c’est qu’un orage, j’évoquerai l’humidité de l’air, la formation des nuages, les phénomènes d’ascension rapide de certains d’entre eux, leur charge à la fois électrique et pluviométrique, et autres abstractions…

Un Loreto, Indien du territoire péruvien, répondra, lui, à la même question : « L’Orage est un homme géant, qui a les jambes plus longues que le corps, la figure longue et sèche, des oreilles ressemblant à celles des vampires. Les éclairs sont le mouvement de ses oreilles. Le grondement du tonnerre est la force de ses pieds quand il court d’un côté et de l’autre. L’Orage est produit par lui alors qu’il pêche le boa, dont il se nourrit et qu’il appelle anguille. Il fait alors d’énormes enjambées, et c’est pourquoi l’on entend le tonnerre d’un côté à l’autre… » (De Wavrin, Mœurs et Coutumes des Indiens de l’Amérique du Sud, note p. 615). Le narrateur, ou ses garants, ont-ils vu le géant en question si minutieusement décrit? Évidemment non. Ils n’en ont jamais constaté l’existence ni observé les mouvements : tout cela, ils l’infèrent, ils le déduisent. Car, n’ayant point connaissance d’autres causes libres que l’homme, ils ne peuvent concevoir l’orage, qui éclate n’importe où et n’importe quand, que comme provoqué par un agent humain. Et vu l’énormité du phénomène, ils sont bien obligés de poser un «géant», à sa mesure. Et ainsi de suite. Par des « imaginations calculées», ils construisent donc leur histoire sur les propres données du problème qu’ils cherchent à résoudre, comme les fabulistes qui, en imaginant leurs historiettes, les calculent en vue de la moralité qu’ils veulent leur faire inculquer.

   Un mythe n’est donc pas, au moins à sa naissance, un récit gratuit, de pure fantaisie, destiné au seul plaisir, à l’art, à l’enchantement c’est la réponse à une question, c’est la solution d’un problème, c’est toujours une explication – quelque chose qui relèverait, en somme, de la «philosophie», si l’on entend par là la démarche de notre esprit quand il « cherche à savoir» et à tirer au clair les grandes interrogations qui nous viennent devant le monde et devant nous-mêmes, dans la mesure où, pour les formuler et pour y répondre, nous ne nous plaçons point dans l’orbite propre à la «science». Cet apparentement du mythe et de la philosophie est si peu forcé, si obvie, que la première philosophie de notre monde, telle que l’ont élaborée les Grecs, est notoirement descendue en droite ligne de leur mythologie. Dans leurs théogonies mythologiques, dont le parangon est celle d’Hésiode, au VIII° siècle avant notre ère, on discerne déjà, non seulement les grandes questions et la problématique essentielle qui occuperont tous les philosophes grecs ultérieurs, mais même l’esprit général dans lequel ils y feront chacun sa réponse: unité intégrale de l’Univers: divin et humain; unicité du principe des choses; importance fondamentale du devenir, l’origine absolue ne se trouvant jamais considérée… Les premiers des philosophes grecs, eux-mêmes, ont encore gardé, chacun dans son système, des éléments d’ordre proprement mythique auxquels ils semblent commencer à donner une valeur universelle et abstraite: l’Eau de Thalès; le Chaos d’Anaximandre; l’Air d’Anaximène; l’Amour et la Haine d’Empédocle… Et Platon en personne, quand des explications dialectiques lui paraîtront trop difficiles à mettre au clair, ou insuffisantes, forgera des mythes pour leur servir de véhicule.

   Si – sans chercher toutefois à en dissimuler les divergences profondes et les plans différents de l’esprit dans lesquels l’un et l’autre fonctionnent – j’insiste sur le rapprochement du mythe et de la « la philosophie », c’est que leurs convergences me paraissent à même de nous faire comprendre en quoi peut consister la vérité du mythe, ou plutôt dans quel ordre de connaissance cette vérité est à rechercher.

   Ce n’est pas celui de l’histoire, voilà une affaire entendue : le mythe n’est pas le moins du monde le récit d’un témoin ou de son truchement ; iI n’a aucunement pour but de nous apprendre ou attester un événement constaté, comme tel. Il s’ensuit que sa vérité n’est pas à rechercher dans la commensuration des faits qu’il nous rapporte avec une série extramentale d’événements, qu’il n’aurait fait qu’enregistrer. Il n’a jamais existé d’homme géant qui provoque le tintamarre effrayant de l’orage en pêchant son énorme anguille; et il n’y a jamais eu de conseil des dieux pour régler le problème de la fabrique de l’Homme à partir d’une motte d’argile trempée de sang divin. La suite des événements rapportés par le récit mythique est donc, comme disent les logiciens, accidentelle à la vérité du mythe: cette dernière est ailleurs.

   Dans la pensée de ses auteurs, le mythe a pour but de matérialiser et d’habiller de palpable, de visible, de mouvementé et de dramatique des intuitions, des conjectures, des idées, de soi désincarnées et conceptuelles, pour nous les communiquer dans l’imaginaire, et non pas dans l’abstrait, il n’enregistre pas des constatations, mais des explications. Par le conte qu’il nous fait, il nous suggère la situation ou la suite de conjonctures qui, en aboutissant à l’état de choses mis en question, en rend suffisamment raison pour satisfaire notre désir de connaître ; ce n’est qu’un « récit vraisemblable » comme écrivait Platon (Timée, 29d) »

    Jean Bottéro, Naissance de Dieu, la Bible et l’historien, Folio histoire, Gallimard, p. 281 sq.

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 Quelques remarques élémentaires :

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     La définition est une opération fondamentale de l’esprit car, ainsi que l’écrivait Alain, penser consiste peut-être essentiellement à savoir ce que l’on dit. Ne pas employer les mots à tort et à travers mais leur restituer leur sens le plus précis. Or que faut-il entendre par un mythe ? Est-il juste de parler du mythe de la caverne chez Platon ? Je le lis si souvent qu’il convient de dissiper  les confusions.

   Définir, disait Aristote, consiste à énoncer le genre proche et la différence spécifique.

   Un mythe est un récit (genre) mais une allégorie, un récit historique, un conte, une légende aussi. Quels sont les caractères distinctifs du mythe ?

   A la différence du récit historique, le mythe ne rapporte pas des faits qui se sont effectivement déroulés dans le temps et qu’il aurait pour vocation de porter à la connaissance des hommes avec un souci de vérité. La norme de vérité objective est d’ailleurs ce qui distingue la légende du discours historique. Dans les deux cas, le récit renvoie à une réalité effective, mais si l’historien se soucie de la fidélité du récit à la réalité historique, la légende embellit, déforme les faits à des fins hagiographiques ou édifiantes.

   Le mythe ne doit pas davantage être confondu avec une allégorie. Une allégorie est un récit ou un tableau présentant sous la forme d’un symbolisme concret des idées abstraites. L’allégorie utilise les ressources de la métaphore mais pour représenter par le moyen d’images des idées abstraites, il faut être à l’étage de la pensée conceptuelle. C’est clair chez Platon dont l’œuvre articule, avec bonheur, le développement spéculatif d’une idée et la mise en scène symbolique de la même idée sous la forme d’un « mythe » qui est en réalité une allégorie. [1]Les « mythes » platoniciens ont ainsi un auteur qui sait exactement ce qu’il veut figurer et leur transposition dans le langage de la rationalité peut s’effectuer méthodiquement. Ce n’est pas le cas des mythes. Culture des peuples de tradition orale, on ne peut pas leur assigner un auteur précis. Toujours récits d’une origine, ils narrent des événements qui se sont passés dans un temps d’avant le temps avec des protagonistes qui sont des êtres imaginaires, des héros, des dieux, des ancêtres. Ils ont bien une fonction explicative mais sur un mode irréductible aux principes de l’explication rationnelle.

   Comme l’écrit Paul Ricœur : « L’allégorie est toujours susceptible d’être traduite dans un texte intelligible par lui-même ; une fois ce meilleur texte déchiffré, l’allégorie tombe comme un vêtement inutile ; ce que l’allégorie montrait en le cachant peut être dit dans un discours direct qui se substitue à elle. Par sa triple fonction d’universalité concrète, d’orientation temporelle et enfin d’exploration ontologique, le mythe a une façon de révéler, irréductible à toute traduction d’un langage chiffré en un langage clair […], le mythe est autonome et immédiat : il signifie ce qu’il dit » Finitude et culpabilité II. Aubier Montaigne, 1960, p. 155.