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Visages de l’aliénation humaine: la quotidienneté et l’orgiasme. Jan Patocka.

 

 

    « Le problème de l’individu, de la personne humaine, c’est d’emblée le problème du dépassement de la quotidienneté et de l’orgiasme » Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. (Verdier poche, 1999, traduction Erika Abrams p. 180.)

   On ne peut mieux résumer en quelques mots les défis que l’humaine condition doit relever si elle ne veut pas consentir à son aliénation. Mais cette affirmation ne va pas de soi. Pire, elle risque de susciter l’hostilité de ceux qui revendiquent la liberté de se projeter dans l’existence à leur manière. Car on ne peut parler de vie aliénée que par contraste avec une vie libérée de quelque chose qui la mutile, la diminue voire la trahit. C’est dire que ce propos n’est pas neutre, objectif. Il engage une idée de ce qui pour l’homme est « la vraie vie » par rapport à une autre forme de vie, une vie restant en deçà de ce que l’on peut attendre d’une vie humaine. Or de quel droit le philosophe prétend-il tracer la frontière entre une vie accomplie et une vie aliénée ?

 

   Chacun n’est-il pas libre de déployer son existence à sa guise ? Et y a-t-il sens à suggérer que l’homme puisse avoir une autre alternative que la quotidienneté et l’orgiasme ?

    Vivre, n’est-ce pas pour tout un chacun assumer la nécessité vitale, payer son tribut au vivant que l’on est dans la routine quotidienne et le fardeau du travail ? Et les égards que l’homme se doit à lui-même afin d’aménager pour lui et pour les siens des conditions d’existence décentes ne suffisent-ils pas à remplir sa vie, du moins à accaparer la plus grande partie de son temps et de ses soucis ? Alors n’est-il pas naturel qu’il soit ouvert à ce qui bouleverse la pesanteur de ses jours, en rompt la monotonie et soulève son existence dans des exaltations périodiques ? Beuveries du samedi soir, drogues, vacances débridées en Espagne, rave-party, ivresses érotiques, religieuses, guerrières ou révolutionnaires…

   La crue orgiaque comme pendant nécessaire de l’enchaînement à la vie. On a l’impression que telle est la vérité de nombreuses vies comme si les hommes consentaient dans l’ennui des jours ordinaires et l’ivresse dionysiaque des moments exceptionnels à leur propre aliénation.

   La question est donc de savoir pourquoi l’on peut parler d’aliénation. Ce qui engage deux interrogations :

   Tels sont les enjeux du texte dont je propose aujourd’hui la lecture.

   Comme il convient de fournir des clés d’intelligibilité aux jeunes lecteurs, je me permets préalablement une petite mise au point du sens de la notion d’aliénation.

 

I)                   Qu’est-ce que l’aliénation ?

 

   Ce terme est l’objet de ce que les lexicologues appellent « une surcharge sémantique », aussi  est-il utile de pointer ses différents usages dans les divers domaines où il est employé

   La double étymologie : alius : autre et alienus : étranger indique les idées d’altérité et d’étrangeté.

 

1)      Sens juridique.

    Vendre ou céder son bien propre à un autre. Par exemple, lors de la transmission d’un héritage, les parents se dépossèdent de ce qui leur appartient en faveur de leurs enfants. On dit qu’ils aliènent leur propriété.

2)      Sens politique.

   Dans un sens similaire, on procède à un acte d’aliénation lorsqu’on se dépossède en faveur d’un représentant d’un droit que la constitution reconnaît au citoyen comme son droit propre. Par exemple, en élisant son député, on aliène son droit de discuter la loi. On lui transmet une prérogative qui nous appartient.

3)      Sens psychologique.

   On parle d’aliénation mentale, pour signifier qu’un sujet n’a plus la libre disposition de ses facultés psychiques. Il est devenu comme un étranger au monde et à lui-même. C’est Pinel, à la fin du 18° siècle qui initie, en psychiatrie, la révolution consistant à regarder le malade mental (appelé alors le fou), non plus comme un insensé (son discours serait dénué de sens) mais comme un aliéné. D’où l’aliénisme comme mouvement psychiatrique.

 

   Quel que soit son domaine d’application, l’idée d’aliénation connote toujours celle de perte, de dépossession, de mise à l’extérieur se soi. Elle renvoie au principe d’un devenir étranger à soi-même, comme si l’on ne pouvait plus se reconnaître dans ce qui incarne une altérité.

NB : Il y a néanmoins une ambiguïté. Une dépossession, une extériorisation n’est pas nécessairement une perte de soi, une manière de se perdre dans une altérité. L’aliénation peut être un moment dans un processus d’affirmation et d’appropriation de son être. Le sujet se met à l’extérieur de lui-même dans son œuvre pour parvenir, grâce à l’image de soi qu’il se donne, à la conscience de soi. Tel est son statut dans la dialectique hégélienne.

   Le sens négatif prédomine cependant dans l’usage courant du mot. En ce sens l’aliénation est, comme l’écrit Hegel, « une extériorisation ratée ». La mise à l’extérieur de soi ne permet pas au sujet de s’exprimer et de s’approprier par cette expression sa propre essence.

   Ex ; Le travail  peut, selon les contextes, apparaître comme un moyen d’affirmer ou de conquérir sa liberté ou au contraire comme un sacrifice, une perte de cette liberté. Dans un cas, l’extériorisation est réussie, dans l’autre, elle est ratée. On parle alors d’aliénation du travail, expression ayant contribué à populariser l’usage du mot.

 

    Avec Patocka, le terme est utilisé dans le cadre d’une méditation sur l’existence humaine et suppose la maîtrise d’un certain nombre de significations. Par exemple il s’agit de ne pas méconnaître qu’exister n’est pas simplement vivre. [1] L’existant n’est pas à la manière des choses ou des animaux circonscrit dans les limites de son être-là, soumis à la nécessité naturelle, enfermé dans une modalité d’être massive et déterminée. Il a le pouvoir de s’échapper de lui-même et de se projeter vers des possibles. On dit que sa modalité d’être est celle d’un pour-soi par opposition à celle de l’en-soi. Alors que ce dernier est clos en lui,  le pour-soi est intentionnalité, transcendance vers, projet. Exister, c’est donc, conformément à l’étymologie, sortir de soi (Ek-sistere), se projeter vers des possibles. L’existence se place sous le signe de l’ouverture, non sous celui de la clôture et cela change tout.

   Finie la tranquillité typique du vivant déployant sa vie dans l’hébétude et l’asservissement au vital. A l’existant n’est pas offerte la grâce de la paix du simple vivant. « O félicité de la créature petite qui toujours demeure dans le sein qui l’a portée à son terme » murmure Rilke qui en sait long sur le drame de celui « qui a toujours l’air de celui qui s’en va ». Il  est expatrié du paradis de « l’espace pur » où « les fleurs iront sans fin s’épanouir ». Il sait qu’il va mourir et expérimente dans l’angoisse son ouverture à la question de l’être. Il a à s’expliquer avec lui-même et avec le monde, il a à prendre en charge son possible, ce qui frappe son existence au sceau du questionnement et de la responsabilité.

   Or se dérober au questionnement et à la responsabilité, n’est-ce pas ce que permet l’engluement dans la routine ou la quotidienneté ? A quoi bon s’interroger sur le sens de son existence puisque les contraintes de la vie biologique et sociale lui en offrent un ? L’entretien de la vie dans des gestes journellement répétés, dans l’accaparement du travail, cette activité forcée, véritable fardeau d’une humanité condamnée à satisfaire ses besoins avant de pouvoir penser à autre chose s’impose ainsi comme le sens non problématique de son existence.

   Patocka associe cette chute dans le quotidien à une déchéance. Car non seulement l’homme livre ainsi sa vie au profond ennui qui sévit de manière si répandue mais aussi il consent à mener une vie inauthentique.

  L’aliénation est donc, en un premier sens, le propre d’une vie inauthentique, d’une vie se dérobant à la vérité de son être non point par une nécessité subie mais par un mouvement interne de l’existence elle-même, préférant la dérobade, l’allègement, la fuite dans l’inauthentique à l’assomption de son être.

   « Une vie déchue, c’est une vie à laquelle le nerf intime de son fonctionnement échappe, une vie perturbée dans son fond le plus propre de telle sorte que, tout en se croyant pleine, elle se vide en réalité et se mutile à chaque pas. Une société de déclin, c’est celle dont le fonctionnement conduit à une telle vie, sous la coupe de ce qui, par la nature de son être, n’est pas humain. (C’est moi qui souligne en gras)

   Quelle  est cette vie qui se mutile elle-même tout en offrant l’aspect de la plénitude et de la richesse? La réponse sera à trouver dans la question même. Qu’est-ce qui donne à la vie humaine la possibilité d’être en réalité autre chose que ce qu’elle paraît, ce comme quoi elle apparaît à elle-même? Qu’est-ce qu’une telle vie? Que les choses paraissent autres qu’elles ne sont, cela s’explique parce qu’elles se montrent toujours unilatéralement, à distance, en perspective, qu’elles peuvent donc prendre des apparences qu’elles partagent avec d’autres choses. Que nous-mêmes nous apparaissions comme autres que nous ne sommes, cela doit avoir d’autres raisons. L’homme n’est pas étranger  à lui-même, comme lui est étrangère la chose et sa manière d’être: l’homme est lui-même. Pour apparaître autrement à ses propres yeux, il doit s’aliéner à son propre égard, et ce processus d’aliénation doit lui appartenir, avoir son fondement dans la manière d’être qui lui est propre. C’est dire que l’homme est de telle manière que l’aliénation lui est en quelque sorte plus « agréable », plus « naturelle» que son être propre. L’être propre n’est jamais chose indifférente, il est toujours un accomplissement. Dans ce sens cependant, on peut dire que l’aliénation elle aussi est au bout du compte un accomplissement; elle est un « allégement » – non pas une légèreté « naturelle » mais le résultat d’un certain «acte ».

    L’homme ne peut pas être dans l’évidence propre aux étants extra-humains; il doit accomplir, porter sa vie, en « venir à bout», « s’expliquer avec elle ». Cela dit, on peut avoir l’impression qu’il se trouve placé toujours entre deux possibilités équivalentes. Ce n’est pourtant pas le cas. L’aliénation signifie qu’il n’y a pas équivalence, mais que seule l’une des vies possibles est la « vraie », la vie propre, irremplaçable, que nous seuls pouvons accomplir en ce sens que nous la portons effectivement, que nous nous identifions avec le poids dont elle nous charge – l’autre possibilité est, au contraire, une dérobade, une fuite qui cherche refuge dans l’inauthentique et l’allégement » Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. Verdier poche, 1999, traduction Erika Abrams p.156.157.

 

II)                En quoi le quotidien et l’orgiasme incarnent-ils un risque d’aliénation ?

 

 

   Dans l’élucidation de la notion d’aliénation, nous venons de voir en quel sens la chute dans le quotidien en est une. La vie accomplie est une vie authentique, assumée dans les responsabilités qui sont les siennes. Elle ne consiste ni à se dérober à l’inquiétude du sens, ni à considérer qu’une vie vécue en vérité puisse être réduite au simple entretien de la vie. (Cf. La distinction grecque entre le libéral et l’utilitaire) [2]  Une telle vie est une vie déchue dont on comprend qu’elle ait besoin d’une compensation pour ne pas mourir d’ennui. Et quel peut bien être le contrepoint de la platitude du train-train journalier si ce n’est ce qui soulève l’existence dans des états exceptionnels ? On se souvient du « enivrez-vous » baudelairien. Ne plus « sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre », vivre enfin d’une vie qui s’exalte et a l’impression de se retrouver dans sa vérité oubliée… Voilà ce que les hommes vont chercher dans l’orgiasme.

 Transports érotiques, religieux, soulèvements révolutionnaires, violences guerrières, transes dues à l’alcool, aux drogues, à la danse etc. La liste est longue des expériences où l’ivresse dionysiaque arrache à l’ennui de la quotidienneté et où l’homme croit expérimenter dans la dépossession de soi et la dissolution du principe d’individuation une voie de salut.

  Or là est le problème. Car que la quotidienneté ait besoin d’être dépassée, rien de plus salutaire. Mais ne peut-elle pas être relevée sans que cela passe par la dépossession de soi-même, la perte du contrôle de soi, autrement dit sans le renoncement à la responsabilité ? Bref n’y a-t-il pas moyen de s’ouvrir à la vraie vie, la vie exaltante des sens et de l’esprit sans que cela implique le sacrifice de la lucidité et de la maîtrise de soi ?

   L’intérêt de l’analyse de Patocka est d’établir que l’enthousiasme, l’irruption du sacré dans le profane, le ravissement de l’âme ne doivent pas être surmontés comme c’est le cas de la quotidienneté mais « incorporés » dans la vie responsable. Et cette possibilité est précisément ouverte, à l’aube de la condition historique, par la philosophie. Socrate en formule le programme dans sa célèbre proposition : prendre soin de  son âme. Il signifiait par là que la quête du sens, la recherche de la vérité, le souci de la vie bonne et de la cité juste dessinent l’horizon d’une vie authentiquement humaine et qu’une telle tâche est proprement exaltanteSa parole inspiratrice de l’aventure européenne invitait ainsi à sauver les élans de la passion dans une ivresse qui, pour être apollinienne et non pas dionysiaque, n’en est pas moins une ivresse. Celle d’une vie travaillée par la puissance démonique d’éros, le dieu qui ne saurait donner des ailes à l’âme sans soulever l’existence humaine tout entière.

   Patocka donne une belle interprétation de la parole socratique:  « L’homme est juste et véridique pour autant qu’il se soucie de son âme. L’héritage de la philosophie classique grecque, c’est le souci de l’âme. Le souci de l’âme signifie: la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle n’est pas non plus l’affaire d’un simple acte d’intelligence et de prise de conscience, mais une praxis continue d’examen, de contrôle et d’unification de soi-même, qui engage la vie et la pensée » Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier/poche, Traduction Erika Abrams, p. 133.

  Heureux démonisme donc que celui de la passion philosophique ! Elle seule permet d’alléger l’existence sans que cet allégement soit un renoncement à  la responsabilité. Elle seule permet d’échapper à la double aliénation de la quotidienneté et de l’orgiasme.

 

  «   Or, il y a encore une différence entre le quotidien et l’exceptionnel, la fête. L’exception, la fête, allège elle aussi, non pas en fuyant la responsabilité, mais en découvrant la dimension de la vie où le poids de la responsabilité et la fuite devant cette charge ne sont pas ce dont il y va, la dimension où nous sommes transportés, où quelque chose de plus fort que notre libre possibilité, de plus fort que notre responsabilité, semble faire irruption dans la vie et la doter d’un sens qui lui est, sinon, inconnu. C’est la dimension du démonique et de la passion. Ici et là, l’homme est livré en proie; il ne fuit pas simplement loin de soi dans la « publicité », dans la grisaille de tous les jours, dans la «  choséité », il ne s’aliène pas de la manière quotidienne. Ce n’est pas s’aliéner à son propre égard, mais perdre l’empire sur soi, se laisser emporter. Nous ne nous fuyons pas; nous sommes pris au dépourvu, surpris, ravis par un quelque chose qui n’est pas du domaine des choses et de la quotidienneté où nous pouvons nous perdre au milieu de ce dont nous nous préoccupons. Nous éprouvons le monde comme la sphère non seulement de ce que nous pouvons, mais de ce qui s’ouvre à nous tout seul et qui est alors à même, en tant qu’expérience (de l’érotique, du sexuel, du démonique, de la terreur sacrée), d’imprégner et de transformer notre vie tout entière. Face à ce phénomène, nous avons tendance à oublier toute la dimension de la’lutte pour nous-mêmes, la fuite au même titre que la responsabilité, pour nous laisser entraîner dans la dimension nouvelle qui vient de s’ouvrir comme si nous nous trouvions pour la première fois en présence de la vie réelle, comme si cette « vie nouvelle» n’avait aucunement besoin de se soucier de la dimension de la responsabilité.

     La dimension de l’opposition sacré-profane est donc distincte de celle qui oppose l’authenticité, c’est-à-dire la responsabilité, à la fuite. Elle est à rapporter à la responsabilité autrement que la fuite; elle ne peut pas être simplement surmontée, elle doit être incorporée dans la vie responsable.

     L’opposition du sacré et du profane est importante en ce sens aussi que le profane est par essence le domaine du travail et de lauto-asservissement de la vie, de lenchaînement de la vie à ellemême. La dimension démonique, orgiaque s’oppose par essence à cet asservissement par la vie que lhomme est seul à éprouver et qui s’exprime avec force surtout dans la nécessité du travail. Tout travail est un travail forcé. Le travail est un égard qu’on a pour soi-même; le démonique est sans égards. La vie qui languit dans ses propres chaînes comporte un pendant orgiaque, la vie dans le déchaînement de ce qui n’est pas disponible et ne peut faire l’objet d’une préoccupation. Pour cette raison, la dimension orgiaque ne disparaît pas simplement là où la responsabilité comme telle n’est pas découverte, où on n’en tient pas compte, où on la fuit; au contraire, elle ne s’en impose que davantage. Son règne et son rôle indispensable s’étendent depuis les peuples naturels, « primitifs », jusqu’à nos jours.

   L’altérité, la différence du sacré s’affirme ainsi par opposition à la quotidienneté. Durkheim souligne par exemple que dans les sociétés totémiques, comme plusieurs des sociétés australiennes qu’il analyse, la réalité se répartit en deux catégories fondamentales, celle des choses profanes, à l’égard desquelles l’homme a un comportement « économique », et celle des choses sacrées dont relèvent les totems, leurs symboles, leurs représentants parmi les hommes.

   Quiconque connaît les analyses de Durkheim se souviendra de son interprétation de la scène orgiaque qu’il décrit d’après la relation des voyageurs Spencer et Gillen: « On conçoit sans peine que, parvenu à cet état d’exaltation, l’homme ne se connaisse plus. Se sentant dominé, entraîné par une sorte de pouvoir extérieur qui le fait penser et agir autrement qu’en temps normal, il a naturellement l’impression de n’être plus lui-même. Il lui semble être devenu un être nouveau: les décorations
dont il s’affuble, les sortes de masques dont il se recouvre le visage figurent matériellement cette transformation intérieure, plus encore qu’ils ne contribuent à la déterminer. Et comme, au même moment, tous ses compagnons se sentent transfigurés de la même manière, […] tout se passe comme s’il était réellement transporté dans un monde spécial, entièrement différent de celui où il vit d’ordinaire. Comment des expériences comme celles-là, surtout quand elles se répètent chaque jour pendant des semaines, ne lui laisseraient-elles pas la conviction qu’il existe effectivement deux mondes hétérogènes et incomparables entre eux? L’un est celui où il traîne languissamment sa vie quotidienne; au contraire, il ne peut pénétrer dans l’autre sans entrer aussitôt en rapports avec des puissances extraordinaires qui le galvanisent jusqu’à la frénésie. Le premier est le monde profane, le second, celui des choses sacrée » É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968, p. 312-313.

   Le préjugé positiviste, qui fait passer le monde du quotidien devant l’autre, n’empêche pas de reconnaître l’acuité du regard porté ici sur le phénomène. Le démonique doit être mis en rapport avec la responsabilité; c’est un rapport qui, tout d’abord, primitivement, n’existe pas. Le démonique est démonique précisément parce qu’il est à même d’approfondir l’aliénation que, d’autre part, il signale à l’attention: l’homme s’aliène à son propre égard en s’enchaînant à la vie et à ses choses et en se perdant en elles. Le ravissement larrache à cette servitude, mais n’est pas pour autant liberté. Le ravissement peut assumer le masque de la liberté et se fait en effet quelque fois passer pour elle – du point de vue du dépassement de cette sacralité orgiaque, il est vu alors précisément comme démonique.

    Que la sexualité aussi relève de cette dimension de l’opposition démonique au profane quotidien, cela n’a sans doute pas besoin d’être démontré. Les cultes orgiaques ont presque toujours un côté sexuel. D’autre part, la sexualité implique intérieurement le même dédoublement du monde, de la réalité, qui est une conséquence caractéristique de l’orgie telle que Spencer et Gillen la décrivent.

   La sexualité permet également de comprendre comment le domaine orgiaque est rapproché, nécessairement, de la sphère de la responsabilité.

   Cette mise en rapport avec la responsabilité, soit avec la sphère de la vérité et de l’authenticité humaine, est probablement la cellule embryonnaire de l’histoire des religions. La religion n’est pas le sacré, elle ne tire pas directement son origine de l’expérience des cérémonies et des orgies sacrées. Elle émerge là où l’on dépasse expressément le sacré en tant que démonie.

   Les expériences du sacré deviennent expériences religieuses dès lors qu’on tente d’intégrer la responsabilité dans le sacré ou d’assujettir le sacré à des règles dictées par la responsabilité.

   Tout cela se réalise à l’origine, et peut se produire toujours à nouveau, sans que la lumière soit faite expressément sur la manière d’être de l’être responsable qu’est l’homme. La clarté explicite sur l’homme ne peut être acquise sans un rapport explicite à l’être. L’expérience de type sacré et religieux n’a pas toujours cette clarté: c’est une expérience de ruptures, de tournants et de conversions, dans laquelle l’être de l’homme se fait valoir sans clarté explicite, sans critère essentiel de ce qui est et de ce qui n’est pas. C’est ce qui fait que, dans la question de l’être de l’homme, les virages religieux (et ce qui s’y rattache, l’expérience artistique par exemple) n’ont pas la même signification fondamentale que l’expérience ontologique de la philosophie. Pour cette même raison, il peut arriver que la religion subisse un temps d’éclipse en attendant que ses problèmes reçoivent une solution philosophique.

    L’opposition du sacré et du profane, celle de la fête et du jour ouvrable, celle de l’extraordinaire et du quotidien ont leur place parmi les problèmes posés à la responsabilité pour que celle-ci les résolve ; elles sont autre chose que l’opposition de l’authentique et de l’inauthentique. Chaque forme de l’humain, à quelque « stade» que ce soit, connaît sous une forme ou une autre l’opposition du quotidien et de ce qui sort du quotidien, mais ce n’est pas pour autant chacune qui demande toujours déjà à être relevée d’un état de déchéance. L’opposition du quotidien et de l’extraordinaire peut signifier une libération de l’ordinaire sans pour autant faire parvenir à l’être propre, plein et inaliénable, tel que l’annonce, par un indice mystérieux, le mot « moi ». Nous croyons que le moi en ce sens émerge au commencement de l’histoire et consiste, non pas à se perdre dans le sacré, non pas à y renoncer simplement à soi-même, mais à vivre pleinement toute l’opposition du sacré et du profane en posant de façon responsable des questions qui éclaircissent la problématique découverte avec la sobre lucidité de tous les jours, avec aussi le courage actif d’accepter le vertige qui en résulte: à surmonter la quotidienneté sans pour autant sombrer, oublieux de soimême, dans le règne des ténèbres, si attirantes soient-elles. La vie historique signifie, d’une part, la différenciation de la quotidienneté confuse de l’homme pré-historique, la division du travail et la fonctionnalisation des individus, d’autre part, une intériorisation du sacré, qui nous donne sur lui une emprise nouvelle. Au lieu de nous y soumettre extérieurement, nous nous confrontons intérieurement avec son fondement d’essence dont le chemin nous est ouvert par l’ébranlement de ce manque de clarté explicite qui est le refuge de notre routine vitale. C’est ce qui explique l’importance de la naissance, à l’aube du processus historique, de la poésie épique et surtout dramatique qui permet à l’homme d’assister d’abord intérieurement, puis aussi au-dehors, au spectacle d’un devenir auquel il ne peut participer sans choir dans l’orgie. L’histoire prend naissance comme relèvement d’un état de déchéance, compréhension que la vie jusque-là était une vie dans la déchéance, et qu’il y a une autre possibilité ou d’autres possibilités de vie que de s’échiner, d’une part pour se remplir le ventre dans un état de misère et de besoin auquel les techniques humaines travaillent industrieusement à remédier, en s’adonnant, d’autre  part aux instants orgiaques, privés et publics, qu’offrent la sexualité et le culte. La polis, la poésie épique, la tragédie et la philosophie grecques sont différents  aspects d’un même coup d’envoi qui signifie un élan hors de la déchéance. »          

   Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier/poche, Traduction Erika Abrams, p.156 à 164.