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Vaut-il mieux changer ses désirs que l’ordre du monde?

Georges Braque. 

 Introduction :

 

    Pourquoi faudrait-il changer ses désirs ? Le désir n’est-il pas, selon Spinoza, « l’essence » de l’homme, et la tendance de tout désir n’est-elle pas de tendre à se réaliser ?

    Or il faut pour cela se disposer à transformer le réel car il n’y a pas un accord de fait entre notre désir et la réalité. Nous désirons la santé mais le réel contient la maladie, nous désirons être libres, mais il y a des contraintes naturelles ou sociales nous condamnant dans certaines situations à une véritable aliénation. La grandeur de l’homme ne consiste-t-elle pas à se dresser contre ces limites et à les faire reculer ? Sa vocation n’est-elle pas d’aménager ses conditions d’existence de telle sorte que, ce qui commence par être un rêve devienne réalité ? Si la liberté, le bonheur sont des biens, et personne ne peut raisonnablement dire le contraire, alors il ne semble pas qu’il faille changer ses désirs, il faut les réaliser. Seuls des esprits chagrins peuvent consentir à la servitude et au malheur d’exister. Seuls, des esprits morbides ou des conservateurs trop intéressés à ce que les choses restent comme elles sont, peuvent nous demander de renoncer à nos désirs, de nous résigner à une vie mutilée. Parce que le ressort du progrès, des conquêtes humaines les plus sublimes, des victoires de l’homme sur l’adversité est le désir il faut refuser un mot d’ordre aussi défaitiste. La sagesse nous enjoint d’abord, comme l’écrit Descartes de faire « notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures ».

   Mais tout n’est pas possible, nous avons souvent rendez-vous avec l’échec, nous faisons l’expérience d’une impuissance qui n’est pas momentanée mais constitutive de notre situation concrète. ( Le texte cartésien dit : « après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible »). J’ai tenté l’opération de mon cancer, accepter une chimiothérapie éprouvante, néanmoins la maladie progresse. Comment se conduire dans cette situation ? J’ai rêvé de la cité de Dieu à la place de la cité humaine et malgré les bouleversements violents auxquels j’ai contribué, les faits qui sont têtus me donnent tort. Faut-il s’arc-bouter sur son désir et creusant le divorce du désir et du réel consacrer son malheur et sa servitude ? N’y a-t-il pas là une forme de folie contre laquelle la fonction de la sagesse est de nous mettre en garde ? Car le bonheur et la liberté sont des biens qu’il faut conquérir toujours et partout. Dans les situations d’adversité comme dans les autres. Pourquoi est-il donc préférable de transformer son désir lorsqu’on ne peut pas transformer l’ordre des choses et pourquoi est-ce le contraire de la résignation ?

  Car l’homme fait resplendir sa supériorité selon les situations, en changeant le monde lorsque cela est possible, en changeant son désir lorsqu’il est confronté à la résistance du réel ou à la découverte de la folie de son désir. Dans les deux cas, sa victoire sur le monde ou sur lui-même procède d’un héroïsme et traduit la vitalité de son désir de liberté et de bonheur. Et la liberté et le bonheur impliquent nécessairement l’accord de l’homme et du monde, quelle que soit la solution à mettre en œuvre.

 

I)                   Thèse : Il faut réaliser les désirs de l’humanité. Il est préférable de changer l’ordre du monde si c’est à notre portée.

 

    –Définitions : désir. Cf.cours.  Ordre du monde. Dans cette partie l’expression peut être interprétée comme le réel tel qu’il est donné qu’il s’agisse de la nature ou de la société.

  -Thèse hégélienne : le désir est négativité. Cf. cours.

  -Le travail, la technique, l’industrie, la politique procèdent du désir de l’homme de promouvoir une réalité aux couleurs de ses rêves. Par le travail il transforme la nature, par la réforme ou la révolution il transforme la société, par l’éducation il se transforme lui-même.

  – La civilisation humaine, l’histoire apparaissent comme l’œuvre du désir s’efforçant de se réaliser et d’aménager un monde dans lequel il puisse se sentir « chez lui ». S’il en est ainsi, c’est bien que la nature de l’homme est d’être libre c’est-à-dire de nier tout ce qui le nie. Il construit ainsi un monde qui est le produit de son désir. Il imagine, il rêve ce qui pourrait le combler et il transforme le réel et se transforme lui-même en fonction de cet imaginaire. Avec l’homme, le souhaitable est l’artisan du réel.

  Exemple : Il aspire à un ordre social juste, à un rapport de l’homme avec l’homme affranchi de la loi naturelle de la force. Il institue donc le droit. Il aspire à un rapport à la nature non déterminé par la rareté des biens, la rudesse des conditions sauvages. Il déploie son génie technique pour produire l’abondance des biens et le confort de la civilisation.

  Ce n’est donc pas le renoncement au souhaitable pour s’incliner devant la souveraineté du donné qui peut constituer une valeur. Renoncer a priori,  à modifier l’ordre des choses est au contraire, sacrifice insensé, paresse, démission, résignation, lâcheté, motifs peu honorables, que jamais la réflexion ne cautionnera. Certes, il est préférable de renoncer d’emblée à des désirs condamnables moralement, mais la question ne se pose pas pour ce genre de désirs, tant la réponse va de soi. Car qu’est-ce qu’un désir mauvais ? C’est soit un désir négateur du désir de l’autre soit un désir oublieux des contraintes du réel. Dans les deux cas, le propre de tels désirs est l’impuissance à être créateurs car changer le monde est œuvre collective et ne peut réussir que si on tient compte des lois du réel. Les désirs condamnables moralement sont donc des désirs générateurs de malheur et de servitude. Vient toujours un moment où ils sont mis en échec, soit par la résistance des hommes, soit par la résistance des choses.

  Exemple : La pollution pointe la résistance du réel à notre volonté de puissance technicienne. La chute du troisième Reich ou l’implosion de l’Union Soviétique pointe la folie des désirs promoteurs de systèmes politiques aussi monstrueux.

  Si la grandeur de l’homme est de se libérer de tels désirs, elle est aussi et surtout de réaliser ses désirs légitimes.

  Cependant cet héroïsme n’a-t-il pas des limites ? L’homme ne fait-il pas l’expérience qu’il y a des bornes à son pouvoir sur l’extériorité ? Telle est la situation limite donnant sens au mot d’ordre : changer ses désirs. Tout n’est pas possible. Il y a une résistance des choses, une nécessité, avec laquelle il faut compter. J’ai un désir d’éternité, mais je suis programmé pour mourir. Je désire que tu m’aimes mais ton propre désir te porte ailleurs. Je désire devenir pilote de chasse, mais ma vue est défectueuse, vice rédhibitoire pour une telle ambition. Faut-il s’entêter dans des désirs voués à l’échec, ou confronté à une forme d’impuissance, dois-je comprendre que l’affirmation de ma puissance implique d’ouvrir une autre possibilité de vie, une possibilité consacrant une victoire et non une défaite humaine ? Comment puis-je affirmer mon désir de liberté et de bonheur, là où tout contribue à le nier ?

 

II)                Antithèse : Il est préférable dans l’adversité, de changer ses désirs pour supprimer la cause de la souffrance et de la servitude.

 

   -Bien préciser que ce précepte ne peut pas être absolutisé, il s’impose dans des situations d’adversité. C’est précisément parce que l’homme est exposé à ce genre de situation que la sagesse est nécessaire.  En effet lorsque la puissance d’exister ne se heurte pas à des obstacles, il n’est nul besoin d’un effort sur soi-même pour sauver les biens supérieurs de l’existence humaine. Le courage d’entreprendre et de conduire à terme un projet suffit. Mais lorsque le désir s’échoue sur un écueil incontournable, alors l’homme doit explorer une autre voie, celle même que de grands hommes, confrontés à l’adversité ont su définir et mettre en œuvre.

  -Il y a en effet, un ordre des choses au sens où l’expression ne connote plus le simple donné, mais ce donné en tant qu’il obéit à une nécessité. Cf. analyse de la notion d’ordre : arrangement des éléments d’une totalité conformément à des lois.

  Nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement. La maladie, la solitude, la mort, l’agressivité, les passions de l’homme civil, la rareté de certains biens ont une nécessité. Il est vain de prétendre les éradiquer. On peut partager la solitude mais on ne peut la supprimer. On peut faire reculer la mort mais on ne peut l’abolir. On peut organiser la société d’une manière plus satisfaisante mais on ne peut empêcher les appétits et les passions humains de corrompre les meilleures lois en les détournant de leur vocation éthique. La liste est longue de toutes les figures du mal, de ce mal qui écrase parfois et toujours fait souffrir. Notre lutte contre ces maux produit d’ailleurs elle-même d’autres maux: La technique produit la pollution, la science des pouvoirs dangereux, la médecine, la surpopulation, la démocratie va de pair avec l’irresponsabilité des masses. Il y a un tragique de la condition humaine. L’écueil de la liberté et du bonheur peut s’appeler destin, si on entend par là, un sort auquel on ne peut échapper. Alors quelle est la voie de salut dans ces situations ?

  –La solution stoïcienne. Il faut, dit Descartes, en reprenant l’enseignement stoïcien « faire de nécessité vertu » c’est-à-dire transformer une situation d’impuissance (par définition ce qui est nécessaire est ce qui ne peut pas être autrement) en occasion d’affirmer sa puissance. La règle cardinale de la sagesse consiste à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Ce qui ne dépend pas de moi est ce sur quoi je n’ai pas pouvoir. Il est vain de prétendre résoudre un problème par des moyens voués d’avance à l’échec. Or le problème a résoudre étant celui posé par le divorce du désir et du réel, si je ne peux pas supprimer cet écart, source de malheur et de servitude, en intervenant sur le réel, je dois comprendre qu’il me reste une autre solution. Intervenir sur ce sur quoi j’ai pouvoir. Or mon désir appartient à la sphère de ce qui dépend de moi. Dans la mesure où il met en jeu la représentation, je peux par un bon usage de mes représentations, comprendre sa vanité et me disposer à l’accorder à la nécessité des choses.  L’adversité ne peut plus rien sur un homme qui se dispose favorablement à son égard. Le stoïcien s’affranchit de ce qui a pouvoir sur lui, et comme l’extériorité n’a pouvoir sur lui que par ce qui le met aux prises avec elle, à savoir son désir, il s’efforce d’agir sur son désir. Il  a compris que le coefficient d’adversité des choses dépend de lui. « Rien d’extérieur à la volonté ne peut l’entraver ou la léser si elle ne se fait pas obstacle à elle-même » enseigne Epictète. En modifiant son désir de façon à l’accorder à ce qui est, le sage affirme une liberté souveraine et jouit d’une sérénité que rien ne peut altérer. Il ne subit rien, il coopère à ce qui par ailleurs échappe à son pouvoir. « Le destin conduit celui qui acquiesce et entraîne celui qui refuse » dit Sénèque. Par sa raison, le stoïcien comprend la nécessité du réel, il harmonise son désir et la loi du réel, plus même il se dispose à l’aimer car il n’y a de salut que dans l’amor fati, le oui à la nécessité. Il parvient ainsi à rester libre, dans les fers comme sur le trône, à être heureux dans le malheur comme dans le bonheur.

  PB : Sagesse surhumaine diront ceux qui ne parviennent pas à déployer une telle force d’âme. « Superbe diabolique » dira Pascal qui reprochera à Epictète cet orgueil par lequel il croit pouvoir se passer de la miséricorde divine et conquérir par sa seule force, sans l’aide de Dieu, l’impassibilité et la liberté des dieux. Volonté de puissance inouïe retournée contre soi dira Nietzsche. On peut plus simplement faire les objections suivantes aux stoïciens :

  – Comment parvenir toujours à bien distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas ? N’est-ce pas en essayant ? En prenant donc le risque de l’échec et de la souffrance ? A vouloir s’en protéger au nom du souverain bien (liberté et bonheur) ne met-on pas en péril les possibilités du progrès ?

  – La liberté proposée par les stoïciens est une liberté intérieure, une liberté abstraite dira Hegel. Or l’homme aspire à une liberté concrète, effective. Il se sent libre lorsque le réel ne fait pas obstacle à sa volonté et s’il est vrai qu’il peut supprimer l’obstacle en modifiant sa volonté il n’en reste pas moins qu’il aspire à une liberté réelle, une liberté s’attestant dans l’accomplissement de son désir.

  – Le bonheur défini par les stoïciens est l’impassibilité, la sérénité or n’aspire-t-on pas à un bonheur plus effectif ? Nous nous sentons heureux lorsque nos désirs sont comblés, nous aspirons à autre chose qu’à la seule sérénité.

 

III)             Dépassement : le double héroïsme humain.

 

  Reste que la sérénité vaut mieux que le désespoir, une liberté intérieure et abstraite vaut mieux  que pas de liberté du tout. Voilà pourquoi le désir d’être libre et d’être heureux passe, toutes les fois qu’il y a désaccord entre le désir et le réel et impossibilité de fait d’intervenir sur le réel, par l’héroïsme stoïcien.

  Tout se passe comme si l’homme était destiné à un double héroïsme ayant son fondement dans la nécessité des choses. D’une part la nécessité du réel implique le désir humain et est perméable dans certaines limites à ses exigences. L’homme doit tout faire pour accomplir, dans ces limites, le possible. Il nie sa propre nature dès qu’il y renonce. Mais la nécessité du désir humain n’épuise pas l’ordre nécessaire du monde. L’homme n’est qu’un élément d’une totalité et le propre du tout n’est pas d’être aux ordres de la partie. La grandeur humaine est de le comprendre, d’accepter la finitude, de s’accorder à l’ensemble, avec le courage qui sied à un être qui peut beaucoup mais ne peut pas tout. Ainsi fait-il resplendir sa supériorité. Celle-ci ne s’atteste pas seulement dans la réussite de ses victoires sur le monde, elle s’atteste aussi, de manière moins spectaculaire mais non moins glorieuse, dans ses victoires sur lui-même.

 

Conclusion :

 

  Au terme de cette analyse il apparaît que notre problème ne se pose pas en terme d’alternative : changer le monde ou changer ses désirs comme s’il y avait là, des règles absolutisables en droit. L’expérience montre qu’il faut se déterminer à l’une ou à l’autre des conduites selon les circonstances. Il faut changer le monde lorsque cela est possible afin de nous libérer de ce qui nous limite et nous attriste. Mais avec l’expression d’un « ordre du monde » les stoïciens et Descartes prennent acte du fait que le monde ne peut pas obéir entièrement à la loi de notre désir. Il a une nécessité propre qu’il nous appartient de connaître et à laquelle il est souhaitable de nous accorder pour sauver les biens supérieurs de l’existence.

 

  A lire et méditer:

  « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains, étant malades, ou d’être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice, et d’une méditation réitérée, pour s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que consistait le secret des ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire de l’empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument, qu’ils avaient en cela quelque raison de s’estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux, qu’aucun des autres hommes qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent ».

                                   DESCARTES : Discours de la méthode. Troisième partie. (1637).

NB: « Faire de nécessité vertu »: transformer une situation d’impuissance (par définition est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être) en occasion d’affirmer sa force d’âme et d’accomplir les fins supérieures de l’existence humaine (vertu).