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Une théorie moderne de la justice: John Rawls.

John Rawls 

    

      

A theory of justice :1971. Traduction française :1987.John Rawls (1921.2002).    

     

Idées cardinales :

     

  « La justice est la vertu absolument première des Institutions sociales ». Par cette déclaration, Rawls signifie clairement qu’il s’inscrit, contre le positivisme juridique dans la tradition du droit naturel. Les hommes sont des sujets moraux « c’est-à-dire des êtres rationnels ayant leurs propres systèmes de fins et capables, selon moi, d’un sens de la justice »Rawls (Cf. Manuel. La justice et le droit. Réflexion 5) Il s’ensuit qu’il y a une primauté du juste sur le droit et le droit n’est droit qu’autant qu’il protège et garantit la norme de justice et d’abord celle qui reconnaît la dignité de la personne humaine. « Nous pensons, écrit Rawls, que chaque membre de la société possède une inviolabilité fondée sur la justice, ou, comme disent certains, sur le droit naturel, qui a priorité sur tout, même sur le bien-être de tous les autres ».    

     

   Mais il ne semble pas possible de définir objectivement la nature d’un ordre social juste. Plusieurs systèmes de répartition également raisonnable sont pensables. Les hommes ayant diverses conceptions du bien, il faut admettre le « polythéisme des valeurs » (Max Weber), et renoncer au monothéisme d’un nomothète central. On a là une option libérale. On reconnaît que le conflit est une donnée constitutive de n’importe quelle société. Il s’ensuit que c’est à partir de lui, par la délibération publique qu’il faut réaliser un accord sur des principes régulateurs.    

Le juste n’étant pas à découvrir ; il est à construire. Rawls substitue à une conception fondationnelle de la justice, une conception constructiviste. Il convient de définir une procédure contractuelle dont l‘équité suffirait à garantir la justice des principes de justice choisis. Cette procédure implique d’envisager la société comme un système de coopération en vue de l’avantage mutuel entre des personnes libres et égales. Chacune, même la plus défavorisée doit pouvoir consentir à l’organisation d’ensemble.    

  Par là Rawls s’inscrit dans la tradition des philosophies du contrat. Comme chez Hobbes, Rousseau ou Kant, le contrat est une fiction, mettant en jeu une expérience de pensée. Il implique de se poser la question suivante : Quels sont les principes que se donneraient antérieurement à l’ordre social existant, des individus rationnels soucieux de promouvoir leurs intérêts mais indifférents à ceux des autres ? Cet état pré-constitutionnel, Rawls l’appelle « la position originelle ». Celle-ci ne cherche pas à penser, même sous forme fictive, la sortie d’un état de nature : ce problème est supposé résolu, à titre de pré-requis par la démocratie constitutionnelle. La position originelle a pour vocation de définir, une manière procédurale, argumentative permettant de s’accorder, à partir d’une situation d’intersubjectivité, sur une charte fondatrice de la répartition des avantages et des charges dans la société. Cette situation n’est d’ailleurs pas n’importe quelle situation intersubjective. Rawls précise que c’est celle des démocraties occidentales développées. Sans doute n’est-il pas exclu de pouvoir universaliser les principes définis mais ils supposent des individus rationnels revendiquant le droit de décider des principes de leur existence sociale. Or cet individu rationnel est en grande partie une production morale et politique, typique des sociétés occidentales. Il y a fort à parier  que la procédure décrite serait sans intérêt pour des individus religieux considérant que les fins de leurs vies résultent d’un décret divin. Elle a aussi ceci de singulier qu’elle fait l’économie de la part de l’irrationnel dans la condition humaine, par exemple de certains affects tels que l’envie conduisant certains à préférer compromettre leurs intérêts plutôt que d’autres aient plus qu’eux. Quoiqu’il en soit, son objectif est de concilier deux exigences auxquelles les membres des démocraties occidentales développées sont très attachés. D’une part la liberté individuelle, d’autre part la justice sociale. Aussi est-il permis de dire que la Théorie de la justice cherche à fonder rationnellement la social-démocratie. Un ordre social juste est un ordre excluant deux sacrifices. D’une part le sacrifice des défavorisés au nom de l’efficacité économique et c’est le refus du libéralisme sauvage. D’autre part le sacrifice des plus favorisés au nom de la justice sociale et c’est le refus du socialisme autoritaire.    

  Il faut donc se placer dans une position originelle qui doit être équitable. Son équité est tributaire de certaines conditions que Rawls donne à entendre dans une allégorie : l’allégorie du voile d’ignorance. Pour éviter que le jugement des individus soit influencé par leurs conditions concrètes d’existence, bref pour que l’impartialité soit possible, il faut mentalement se placer dans une situation d’incertitude : « Personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l’intelligence, la force, etc. Les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques ». La fonction de la position originelle est d’annuler les effets de contingence dus tant à la nature qu’à l’histoire ou aux circonstances sociales. Il faut, pour qu’il y ait équité et donc impartialité que « personne ne soit avantagé ou désavantagé dans le choix des principes par le hasard naturel ou par la contingence des circonstances sociales » Rawls. Ceux qui sont favorisés par l’intelligence, par la naissance (le mérite n’est pas moins contingent que les qualités contraires pour Rawls), et ceux qui ne le sont pas doivent également ignorer ces contingences. Ces précautions signifient qu’il ne faut pas que les uns et les autres soient préoccupés dans la discussion de défendre leurs positions d’intérêts contingents, les défavorisés, leurs intérêts de défavorisés, les favorisés leurs intérêts de favorisés. Il s’ensuit que « comme tous ont une situation comparable et qu’aucun ne peut formuler des principes favorisant sa situation particulière, les principes de la justice sont le résultat d’un accord ou d’une négociation équitable » Rawls.    

  Le raisonnement de Rawls repose sur l’axiome suivant : Puisque les partenaires choisissent derrière un voile d’ignorance, que l’équité est assurée et qu’ils sont également rationnels et ignorants de ce qui les différencie, ils doivent être convaincus par la même argumentation. (NB : On peut se demander si la plus grande partie du caractère problématique de la théorie ne se concentre pas dans cet axiome. A prendre acte de tous les débats qu’a suscités la Théorie de la justice, il n’est pas du tout évident qu’il soit possible de réaliser des accords rationnels entre les hommes, même sous voile d’ignorance ou peut-être parce qu’il n’est pas possible de se placer vraiment dans cette position originelle. Ne revient-elle pas à décliner le thème philosophique classique de la nécessité d’une ascèse du contingent, du particulier pour faire triompher la nécessité et l’universalité rationnelles ? Or ce postulat qui est celui de l’idéalisme platonicien ne se heurte-il pas de manière irréductible à l’objection de Protagoras, de telle sorte que le polythéisme des valeurs ne porte pas seulement sur les conceptions métaphysiques et morales mais aussi sur le choix de principes dans la position originelle ?).    

   Quels sont donc les principes de justice qui seraient choisis dans le cadre de cette procédure équitable ?    

     

Premier principe  ou principe d’égalité.    

     

  Il exige l’égalité dans l’attribution des droits et des devoirs de base. « Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres ».    

Rawls recense ces libertés de base : « les libertés politiques (droit de vote et d’occuper un poste public), la liberté d’expression, de réunion, la liberté de pensée et de conscience, la liberté de la personne qui comporte la protection à l’égard de l’oppression psychologique et de l’agression physique (intégrité de la personne), le droit de propriété personnelle et la protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraire, tels qu’ils sont définis par le concept d’autorité de la loi ».    

  Ce principe est dit lexicalement prioritaire par rapport au second. Cela signifie que « les atteintes aux libertés de base égales pour tous, qui sont protégées par le premier principe ne peuvent être justifiées ou compensées par des avantages économiques ou sociaux plus grands ».    

  On ne peut donc pas prétendre lutter contre les inégalités de fait en portant atteinte aux libertés individuelles fondamentales. L’égalité en droits est le principe prioritaire.     

  Même au nom de la justice sociale on n’a pas le droit de lui faire des entorses.    

     

Deuxième principe ou principe de différence.    

     

  Il prend en charge la répartition inégale des revenus et des richesses mais aussi de l’autorité et de la responsabilité.    

  L’idée est héritée d’Aristote : il existe dans les partages inégaux un point d’équilibre tel que certaines inégalités doivent être préférées à des inégalités plus grandes mais aussi à une répartition égalitaire. Il stipule que les inégalités socio-économiques sont justes si et seulement si elles produisent en compensation des avantages pour chacun et en particulier pour les membres les plus défavorisés de la société.    

  Ce principe de différence pose que : « les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon qu’à la fois :  

  • a) Elles soient attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans des conditions de juste égalité des chances.   
  • b) Elles doivent être au plus grand avantage des membres les plus défavorisés de la société ».   

     

  Quelque chose du premier principe est préservé au sein du second sous la forme de l’égalité des chances ; ce que Rawls appelle les positions de départ. Un ordre juste doit en effet s’efforcer de réaliser l’égalité des chances, donc de corriger les inégalités de fait par divers moyens, en particulier ceux de l’Etat-Providence.    

     

  C’est ce point de la théorie qu’utilisent les partisans de la discrimination positive. Les inégalités ne peuvent pas, aux yeux de Rawls, se justifier par le mérite. On sait que ce principe est cher aux républicains et que selon la conception méritocratique : les inégalités sont justes dès lors qu’elles procèdent de la différence des talents et des vertus propres aux individus.    

  Pour Rawls « il n’est pas correct de dire que des individus qui ont davantage de dons naturels et un caractère supérieur ayant rendu possible leur développement ont droit à un système de coopération qui les rende capables d’obtenir encore plus d’avantages ». Rawls déconstruit l’idée de mérite au motif que nul ne mérite son mérite. Il s’ensuit que nul n’a droit à revendiquer, une place dans la société en fonction des seuls critères méritocratiques. Ce qui permet aux partisans de la discrimination positive de dire qu’un individu désavantagé par la discrimination positive pour une place dans une grande école par exemple, n’est pas fondé à dénoncer en celle-ci une violation de son intégrité. (C’est-à-dire une violation du premier principe).             

  La discrimination positive n’est donc pas en contradiction avec le premier principe stipulant l’égalité des libertés de bases car celles-ci ne comprennent pas le droit à une distribution inégale. Si dans la position originelle on la préfère à une répartition strictement égalitaire, c’est que « la société doit prendre en considération l’efficacité économique et les exigences de l’organisation et de la technologie. S’il y a des inégalités de revenus et de fortune, des différences d’autorité et des degrés de responsabilité qui tendent à améliorer la situation de tous par rapport à la situation d’égalité, pourquoi ne pas les autoriser ? ».    

    L’argument du maximim (maximiser la part minimum) est un refus de l’utilitarisme qui définit la justice par la maximisation du bien du plus grand nombre. Cf. Bentham, Stuart Mill : le bien c’est le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre. ( https://www.philolog.fr/lutilitarisme-ou-morale-de-linteret/ [1]) Il cherche à pondérer le principe sacrificiel inhérent à cette conception par la réaffirmation du principe kantien : tout homme quel qu’il soit, même le plus démuni sur le plan des compétences, le moins chanceux, ne doit jamais être seulement traité comme un moyen, il doit toujours en même temps être traité comme un fin. D’où la nécessité de l’Etat-Providence pour que les inégalités économiques et sociales permettent la maximisation de la part minimum et concilient les deux impératifs de la liberté individuelle et de la justice sociale.