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   Ce n’est pas sans mélancolie que l’on prend en défaut un auteur admiré. Et pourtant il faut bien le faire lorsque ce qui s’observe de la réalité présente des sociétés démocratiques ne corrobore pas la prophétie tocquevillienne. Les polémiques du moment à propos de l’affaire Proglio m’en donnent l’occasion. Tocqueville écrit qu’ « En fait de jouissances matérielles, les plus opulents citoyens d’une démocratie ne montreront pas des goûts fort différents de ceux du peuple, soit que, étant sortis du sein du peuple, ils les partagent réellement, soit qu’ils croient devoir s’y soumettre. Dans les sociétés démocratiques, la sensualité du public a pris une certaine allure modérée et tranquille, à laquelle toutes les âmes sont tenues de se conformer. Il y est aussi difficile d’échapper à la règle commune par ses vices que par ses vertus ». De la Démocratie en Amérique, II, I, § XI.

 

   Tocqueville ne s’est pas trompé pour ce qui est des vertus. La poursuite de nobles idéaux, le souci de l’excellence n’est guère l’affaire d’individus ayant fait du bien-être matériel leur passion dominante. Mais qu’en est-il pour ce qui est des vices ?  Il prétendait que seule une aristocratie déchue ferait preuve de mégalomanie dans la recherche des biens matériels comme si seules « une dépravation somptueuse et une corruption éclatante » étaient à la mesure de sa splendeur passée.  Or que remarque-t-on ? Que ce que Tocqueville appelle, dans le propos cité précédemment, la règle commune à laquelle tous les hommes de l’âge démocratique sont censés se sentir tenus de se conformer ne semble pas si commune que cela.

 

   Car qu’est-ce que cette idée d’une « règle commune » ? En toute rigueur, est commune la règle définie par « le sens commun » ou « le bon sens ou la raison » ainsi que le nomme Descartes. Cette faculté commune à tous les hommes leur permet de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, le convenant de l’inconvenant et d’habiter ainsi un monde commun. Sans ce sens commun ils seraient inaptes à se comprendre les uns les autres et à partager-le-monde-entre-eux, ils n’auraient aucun idée de l’ordre des choses en ce qu’il est l’ordre commun. 

 

   Qu’en est-il donc de la règle commune en ce qui concerne le souci de rendre à chacun ce qui lui est dû ? On appelle ce souci le souci de la justice et il pose deux principes. D’une part que les personnes étant égales en dignité ont un égal droit au respect. D’autre part qu’il convient de rétribuer justement les vertus et les talents des unes et des autres. L’égalité de droit des personnes n’exclut pas l’inégalité des revenus et des statuts sociaux. Mais il va de soi qu’un état caractérisé par l’égalité des conditions requiert un sens de la mesure dans l’application de la seconde exigence.

 

    Personne ne conteste raisonnablement qu’on ne peut pas traiter de la même manière la grande compétence et la médiocrité, mais personne ne peut soutenir raisonnablement qu’il est juste de creuser l’écart entre l’une et l’autre au point de défier le bon sens et de menacer le sentiment d’appartenance à un monde commun. Cette règle commune semble donc être ce que Georges Orwell appelait la « common decency » ; la décence commune. Il la définissait comme « ce sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas ». Ainsi, il nous semble que chacun devrait intuitivement comprendre, dans une période de crise particulièrement, que certains niveaux de revenus sont proprement indécents. Quand le petit ne gagne pas pendant toute une vie de travail, ce que le grand gagne en un an, il n’y a pas de justification raisonnable possible de cet état de fait. Il témoigne seulement qu’il n’y a plus de monde commun et que les nouvelles élites de l’industrie, du commerce, de la banque, des arts, du sport et de la sphère politique sont devenues une nouvelle aristocratie, encore plus détestable que l’ancienne car celle-ci avait au moins la circonstance atténuante de ne pas vivre dans un monde fondé sur le principe d’égalité des hommes. Faut-il que l’idée de l'autre comme le « semblable » soit à nouveau vacillante pour afficher des prétentions en rupture avec le plus élémentaire sens de la réciprocité ? Est-il donc si difficile de penser en se mettant à la place des autres ? Ne va-t-il pas de soi que tous ceux qui  font les frais de la crise peuvent légitimement douter de la compétence de ceux qui en ont été les promoteurs et sont encore moins disposés aujourd’hui qu’hier à comprendre la légitimité de  revenus pharaoniques ?

   Peu importe que, sur le plan économique, la réduction des rétributions des grands capitaines ne soit pas la condition permettant d’améliorer la condition de tous ; ce qui compte ici n’est pas la logique économique, c’est l’ordre symbolique.

   Aucune élite n’a intérêt à s’en moquer. Lorsqu’elle se permet de faire ce qui ne se fait pas, aux yeux de tous,  sans aucune vergogne, elle suscite un légitime sentiment de dégoût et de colère. Elle se rend indigne de la valeur que le corps social lui a reconnue. Elle se menace elle-même autant qu’elle désespère ceux qu’elle avait mission d’augmenter de ses talents.

   Elle donne du grain à moudre aux passions populaires qui n’ont déjà pas besoin de tant d’indécence pour s’enflammer. Tous les démagogues flattant la passion égalitariste au mépris du sens de la liberté et de la justice se frottent les mains. Ils ont là leur allié objectif.

   Je n'ai pas plus de sympathie  pour les uns que pour les autres mais la trahison et l’indignité des élites accablent davantage un professeur car il ne peut même pas leur donner l’excuse de l’ignorance.

 

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5 Réponses à “Une erreur de Tocqueville ou feu la « common decency ».”

  1. daniel sachet dit :

    que font les syndicats d’EDF?
    cordialement.

  2. juliette dit :

    comment faire pour imprimer? la version imprimable n’existe plus??

  3. Simone MANON dit :

    Je vous demande un peu de patience. La fonction impression va bientôt être rétablie.

  4. Thierry F dit :

    Vous touchez juste en évoquant la notion d’une nouvelle aristocratie. Il existe de fait un accroissement des inégalités sociales. Parallèlement l’égalité réelle est en train de se séparer de l’égalité formelle (je le vis au quotidien dans le milieu sanitaire). Ces mutations de la société française ne seraient elles pas à mettre en relation avec les déclarations d’un certain Denis Kessler (ex n°2 du MEDEF) en 2007 qui veut en finir avec le programme social issu du Conseil National de la Résistance?
    Toutefois je vous trouve bien indulgente avec les élites concernant leur niveau d’ignorance, la langue française, entre autres, est bien malmenée par le Président de la République.

  5. Simone MANON dit :

    J’avoue ne pas comprendre votre distinction entre une égalité réelle et une égalité formelle. Nos institutions sont fondées sur le principe de l’égalité en dignité et en droit des personnes. Les inégalités sociales et économiques ne sont pas du tout incompatibles avec ce principe. Par ailleurs contrairement à une certaine doxa bien pensante ne pensez-vous pas qu’on peut légitimement considérer qu’un certain niveau d’assistance sociale compromet chez les assistés le sens de leur dignité et des responsabilités qui lui sont liées?
    Bien à vous.

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