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Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. Freud.

St Anne, la Vierge et l'enfant. Léonard de Vinci pages.glogetrotter.net

 

Elle est belle, si belle cette Sainte Anne en tierce, d’une beauté qui « respire une mystique dont on n’ose pas pénétrer le secret » (Freud). Profondeur infinie de l’amour maternel enveloppant le bambin de son tendre sourire. Il est là le divin enfant, insouciant encore sous ce double regard où affleure déjà la sombre inquiétude de l’annonce du sacrifice. Entre la promesse de l’aube et le triomphe du crépuscule, le grand Léonard immobilise un instant de perfection.

 

  Alors, ne faudrait-il pas un génie de l’écriture pour rendre justice au génie de la peinture ? Seul un poème en mots serait à la mesure de ce poème en lignes et en couleurs. On attendrait Chateaubriand ou Péguy et je me permets d’introduire Freud.

  Est-ce le goût de la descente aux enfers après avoir foulé l’air des cimes ? Freud évoque le dépit de Schiller reprochant à Voltaire de salir Jeanne d’Arc dans la Pucelle d’Orléans (1762) et il se défend de l’intention de « noircir ce qui rayonne » ou de « traîner le sublime dans la poussière ».Extrait du poème de Schiller  « Das Mädchen von Orleans » vers13-14.

  Certes, il n’est ni un peintre, ni un poète, il est seulement homme de science. Est-ce à dire qu’il n’y a pas une poésie du savoir et que la science ne peut pas rivaliser avec l’art en matière de poétique ?  Ce serait trahir l’art de la Renaissance et faire injure à Léonard de Vinci de le croire car le chercheur en lui est au moins aussi important que l’artiste. Malicieusement, Freud convoque l’insatiable curiosité de son personnage pour s’autoriser du soutien de celui dont il va élaborer la psychanalyse. « Léonard lui-même, dans son amour de la vérité et l’impulsion qui le pousse au savoir, n’aurait pas écarté la possibilité de deviner, à partir des petites étrangetés et énigmes de son être, les conditions de son développement psychique et intellectuel ». (Freud)

  Car tel est l’enjeu d’une psychanalyse, fût-elle celle d’un génie créateur. Il s’agit d’adopter à son égard, une approche identique à celle que l’on met en œuvre à l’endroit d’un malade mental ou d’un homme commun. Des uns aux autres, affirme Freud, la différence n’est pas de nature, seulement de degré. Toutes les conduites humaines obéissent aux lois de la nature, génie inclus.

  Certes, la définition des beaux-arts comme arts du génie suggérait le contraire. Ceux-ci, voulait-on faire croire, ne pouvaient pas être des productions humaines, rien qu’humaines. Seul un don divin pouvait en rendre compte. « Génie : part des dieux » selon l’étymologie. Pour Platon, par exemple, le don poétique est une faveur et une ferveur divine. « Le don des dieux l’emporte sur le talent qui vient des hommes » lit-on dans le Phèdre 244.a.

  Pour Freud, il n’y a pas de mystère exigeant de démettre les ressources de l’entendement pour s’en remettre au divin : « cet asile d’ignorance » selon la formule de Spinoza. Rien ne doit par principe échapper à l’investigation rationnelle et ce n’est pas Léonard qui dirait le contraire. N’a-t-il pas déposé toute forme d’autorité autre que celle de l’expérience et de la raison lorsqu’il a écrit : « Qui, dans le conflit des opinions, se réfère à l’autorité, opère avec sa mémoire au lieu d’opérer avec son entendement » ?

  Bien sûr, il ne faut pas méconnaître les limites du projet.

  Avec une lucidité exonérant Freud de tout péché de dogmatisme, le psychanalyste s’applique à les pointer à la fin de son étude.

  Il avoue ne pas pouvoir se défendre entièrement du procès d’avoir écrit « un roman psychanalytique ». D’une part, parce qu’il ne dispose pas de données biographiques suffisantes pour étayer ses analyses, d’autre part, parce que quand bien même elles seraient à sa disposition, « une enquête psychanalytique serait sur deux points significatifs, impuissante à faire comprendre la nécessité par laquelle l’individu n’a pu devenir que ceci et rien d’autre » (Freud).  

  Le premier point tient au « degré de liberté » psychanalytiquement irréductible que toute existence met en jeu. Les mécanismes observables chez Léonard ne seraient peut-être pas intervenus chez un autre individu. Tout se passe comme si le champion du déterminisme admettait ici de la contingence et cela surprend.

  Le deuxième point tient au fait que la psychanalyse peut décrire des processus, elle ne peut pas les expliquer. Pourquoi un individu sublime-t-il et pas un autre ? Ici la psychologie des profondeurs doit  céder la place à la biologie. On ne peut pas tout comprendre par les hasards d’une histoire. Il y a aussi une constitution naturelle que seule la biologie aura un jour les moyens de mettre à jour. Par cette remarque, Freud révèle qu’il a toujours, et pas seulement dans sa jeunesse, considéré qu’il y a un substrat physiologique et biologique du psychisme. « Etant donné la dépendance intime qui existe entre les choses que nous scindons en corporelles et psychiques, on peut prévoir qu’un jour viendra où les chemins s’ouvriront à la connaissance et aussi, espérons le, à la pratique, menant de la biologie des organes et de la chimie au domaine des manifestations des névroses » La question de l’analyse profane.

  « La psychanalyse ne nous explique (donc) pas pourquoi Léonard fut un artiste, du moins nous rend-elle compréhensibles les manifestations et les limitations de son art. Il semble bien que seul un homme ayant vécu l’enfance de Léonard aurait pu peindre La Joconde et la Sainte Anne en tierce, réserver à ses œuvres un si triste destin et prendre, comme investigateur de la nature, un essor si inouï, comme si la clé de toutes ses réalisations et de son infortune se trouvait enclose dans la fantaisie infantile du vautour  » (Freud).

  Par ces réserves, Freud refuse d’assumer une responsabilité qu’il ne revendique pas. Il n’était pas dans ses intentions de percer le secret de l’art, en particulier celui de sa réussite formelle. L’essentiel en cette matière, échappe à la compétence analytique.

 

  Je dois avouer que cette modestie, révélatrice d’un grand penseur, fait à mes yeux la force de ce texte. Freud veut composer le poème d’un poème et le talent avec lequel il y parvient m’éblouit. Cet essai atteste ainsi que dans ce qu’elle a de meilleur, la psychanalyse est une poétique du fait psychique. C’est par là qu’elle me séduit, beaucoup plus que par l’alphabet hypothétique qu’elle nous demande d’admettre pour l’élaborer.

  En réalité, le poème dont il cherche à retracer la genèse n’est pas la peinture de Léonard. Excepté le fait que le drapé de la Vierge dessine sous forme de devinette un vautour, que les figures féminines ou masculines du peintre arborent un étrange sourire, l’œuvre en elle-même est la grande absente de l’investigation freudienne. Toute l’attention du psychanalyste est focalisée sur un récit qu’il va interpréter comme il interprète un rêve. Ce récit est ce que Léonard évoque comme un souvenir d’enfance mais que Freud considère comme un fantasme que l’artiste s’est formé par la suite et qu’il a reporté dans son enfance.

  Dans son traité sur le vol des oiseaux, Léonard écrit : « Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et à plusieurs reprises, a heurté mes lèves de cette même queue ». Codex atlanticus folio 66v.b.

  L’interprétation de cette fantaisie requiert la connaissance de quelques données biographiques.

  Léonard de Vinci (1452-1519) est le fils naturel de Ser Piero da Vinci, notaire, descendant d’une famille de notables et de Catarina, vraisemblablement une paysanne qui fut plus tard l’épouse d’un habitant de Vinci. Il semble qu’il ait passé les premières années de son existence avec sa mère mais dès l’âge de cinq ans, il dut rejoindre la maison paternelle. Le mariage, l’année de sa naissance de son père avec la noble Donna Albiera étant resté sans enfant, Léonard fut sans doute accueilli comme un fils par sa belle mère. Il quitta la maison paternelle pour entrer en formation dans l’atelier d’Andréa del Verrocchio. Son nom figure en 1472, sur la liste de « la Compagnia dei Pittori ». C’est tout ce que l’on sait de son enfance, or c’est peu de chose pour une discipline conférant une importance déterminante au temps de l’enfance dans le destin psychique d’un individu.

  Léonard adulte était un homme élégant, aimant la compagnie, s’entourant de belles choses. Il était à la fois, un peintre, un technicien et un savant. Tous les témoins parlent de sa lenteur dans l’exécution d’un tableau et de son incapacité à achever l’œuvre en cours. Il ne se préoccupait pas de l’avenir de sa production et son goût de l’expérimentation de nouvelles techniques fut coûteux pour la conservation de ses œuvres. (La bataille d’Anghiari qu’il peignit sur un mur de la salle du conseil, à Florence, se délita très vite).  

  Végétarien, il avait une grande douceur de caractère, rendait la liberté aux oiseaux qu’il achetait sur le marché mais il concevait des machines de guerre d’un terrible pouvoir de destruction pour Lodovico Sforza ou César Borgia au service desquels il fut, pendant de nombreuses années.

  Il y avait chez lui un froid refus de la sexualité. En témoigne cette déclaration citée par Solmi : « L’acte de procréation et tout ce qui s’y rattache, est si répugnant que l’humanité s’éteindrait bientôt, s’il ne s’agissait là d’une coutume traditionnelle et s’il n’y avait pas encore de jolis visages et des prédispositions sensuelles ». On ne connaît pas d’aventures amoureuses de Léonard. On sait seulement que pendant son apprentissage, il fut dénoncé pour commerce homosexuel mais bénéficia d’un non-lieu. Maître, il s’entoura de beaux garçons qu’il prit pour élèves, néanmoins il est peu probable que ces relations aboutirent à une activité sexuelle.

  Freud est frappé par l’hypertrophie de la pulsion de savoir dans cette vie et il tient pour probable que Léonard a dû détourner la plus grande part de son énergie sexuelle à son service. Il voit donc dans Léonard un cas typique de refoulement et de sublimation de la libido. L’investigation devient chez lui, une compulsion et un substitut de l’activité sexuelle, ce qui le sauve de la névrose et lui donne cette infatigable avidité de savoir.

  Cependant cette hypothèse n’a une validité psychanalytique que si l’on peut établir que dans l’histoire infantile du sujet, cette pulsion d’investigation était au service d’intérêts sexuels.

  Et de fait, la sublimation a dû se mettre en place vers l’âge de trois ans, au moment où les enfants mènent une recherche condamnée à être déçue, celle concernant leur origine et la différence des sexes. On a beau leur expliquer que les bébés sont apportés par les cigognes, ils ne peuvent se satisfaire de cette réponse et ils sentent bien qu’ils doivent devenir grands pour résoudre ce problème. Aussi le désir majeur de l’enfant prend-il la forme du désir de voler, désir ne signifiant rien d’autre que le désir intense d’être capable d’activité sexuelle. Freud nous apprend que l’aéronautique a une racine érotique infantile ; que l’intérêt de Léonard pour les oiseaux est surdéterminé par son érotisme infantile. Oiseau (uccello) est, en effet, le nom par lequel les italiens désignent l’organe génital masculin et les Anciens figuraient le phallus avec des ailes.

  La fantaisie du vautour libère ainsi peu à peu son sens. Elle est l’expression d’un fantasme homosexuel révélant une fixation affective à la mère.

  La queue est, en effet, le symbole du phallus. Léonard met en scène une fellation, ce qui est la réminiscence du plaisir de la tétée. La psychanalyse nous dit que la succion du sein maternel est une expérience de jouissance intense. Mais dans la fantaisie, la mère est remplacée par un vautour. Pourquoi ?

  Oublions que Freud commet ici une erreur et que dans le texte, écrit en italien, langue maîtrisée par Freud, il est question d’un milan (nibbio). L’interprète avait sans doute besoin du vautour pour se faciliter la tâche. Car Freud est un grand connaisseur de l’Egypte, et dans les pictogrammes égyptiens, la déesse Mout, dénomination si proche du Mutter allemand, était représentée avec une tête de  vautour. Cet oiseau était un symbole de la maternité car on croyait que les vautours étaient seulement des femelles, fécondables par l’action du vent. Léonard pouvait très bien connaître cette légende car les Pères de L’Eglise l’utilisaient pour justifier la parturition de la Vierge.

  Freud imagine que, lorsqu’un jour Léonard lut cette histoire, surgit en lui le souvenir qu’il était comparable à un enfant vautour. Lui aussi avait été privé de son père pendant les années où il vécut auprès de sa mère seule et abandonnée. Tel est sans doute, selon l’herméneute, le contenu mnésique réel de sa fantaisie et la question est désormais de savoir pourquoi il a été réélaboré en situation homosexuelle passive.

  La mère que l’enfant tète est transformée en un vautour qui agite sa queue dans la bouche de l’enfant.

  Il y a là, pour Freud une illustration de ses thèses sur la sexualité infantile écrites quelques années plus tôt. A un certain âge, l’enfant se représente sa mère comme munie d’un phallus. Il ne peut d’ailleurs pas concevoir que les petites filles en soient privées et la découverte de cette absence de pénis chez la femme suscite une répulsion qui serait à l’origine de la misogynie et de l’orientation homosexuelle. Freud rappelle que chez les homosexuels masculins, il y eut dans la première enfance un lien érotique très intense avec une femme, généralement la mère. « Cet amour pour la mère est ensuite refoulé avec pour conséquence qu’il se met à sa place en s’identifiant à elle, c’est-à-dire en choisissant à sa ressemblance ses nouveaux objets d’amour. Il est ainsi devenu homosexuel ; à vrai dire il y a eu un glissement et il est retourné à l’auto-érotisme, étant donné que les garçons que l’adolescent aime désormais ne sont que des personnes substitutives et des renouvellements de sa propre personne enfantine qu’il aime comme sa mère l’a aimé enfant. Nous dirons qu’il trouve ses objets d’amour sur la voie du narcissisme ».

  A partir de là, il n’est pas difficile de traduire le sens du fantasme : « la queue du vautour a heurté à plusieurs reprises mes lèvres ». Freud y voit la révélation d’un second contenu mnésique : « ma mère a pressé sur ma bouche d’innombrables baisers passionnés. La fantaisie est composée du souvenir d’avoir reçu de la mère la tétée et les baisers ».

 

  Mère omniprésente, dont la réminiscence devient obsessionnelle dans les années où il peint La Joconde. Comment expliquer sa lenteur d’exécution, le fait qu’il ne se dépossède pas de l’œuvre jusqu’à sa mort? N’est-ce pas parce que la belle florentine, Monna Lisa, lui rappelle quelqu’un d’autre, la femme dont le sourire séducteur et réservé l’a fasciné, sa mère tant aimée ?

  Il est là, ce sourire, sur les lèvres de Sainte Anne et de la Vierge témoignant, comme dans d’autres peintures, de l’extraordinaire pouvoir que Léonard avait reçu de la nature de « conférer l’expression à ses motions psychiques les plus secrètes, à lui-même cachées ».

  Si sa fixation érotique à Catarina s’exhibe dans le fameux sourire, l’identification au père se manifeste dans la magnificence des habits, du verbe de Léonard, et pour son malheur dans son rapport à ses œuvres. Il ne s’en est pas davantage préoccupé que son père ne s’était occupé de lui et c’est pourquoi la bataille d’Anghiari de Florence a disparu ou La Cène du Couvent Santa Maria delle Grazie de Milan résiste si difficilement aux outrages du temps.

 

  Il ne m’appartient pas de juger la valeur de l’interprétation freudienne. Je n’ai aucune compétence psychanalytique et n’y suis donc pas habilitée. Néanmoins le philosophe rationaliste ne peut s’empêcher d’avoir des doutes sur la validité théorique de cet art de la divination. Je l’ai dit au début. Ce n’est pas le contenu de l’interprétation que je trouve intéressant. C’est la réussite formelle de la construction herméneutique freudienne.

Freud avait une prédilection pour ce texte. Il le trouvait réussi. Et c’est vrai. On le lit comme un roman policier, toujours surpris par les nouvelles pistes qu’il ouvre. Je ne suis pas convaincue qu’il s’agisse du travail d’un homme de science, mais c’est à coup sûr celui d’un artiste.

 

  Artiste, dit Freud, celui qui a le talent de porter à l’expression  ses fantasmes.

  Et, si cette psychanalyse de Léonard de Vinci était, dans ce beau « roman psychanalytique », la mise en forme des fantasmes de Freud ?