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"L’âme c’est ce qui refuse le corps" Alain


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«  L’âme c’est ce qui refuse le corps. Par exemple, ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s’irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d’abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l’homme. Le total refus est la sainteté ; l’examen avant de suivre est la sagesse ; et cette force de refus, c’est l’âme. Le fou n’a aucune force de refus ; il n’a plus d’âme. On dit aussi qu’il n’a plus de conscience, et c’est vrai. Qui cède absolument à son corps, soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu’il fait ni ce qu’il dit. On ne prend conscience que par opposition de soi à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d’un désert reçoit un casque plein d’eau ; il remercie et le verse par terre devant toute l’armée. Magnanimité ; âme, c’est-à-dire grande âme. Il n’y a point d’âme vile, mais seulement un manque d’âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action. »   Alain. Définitions, 1953

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Introduction :

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   Définir c’est fixer le contenu d’une notion, déterminer la nature ou l’essence de ce dont on parle. La définition est une opération fondamentale de la pensée tant il est vrai, selon Alain lui-même, que philosopher consiste peut-être seulement à savoir ce que l’on dit et si ce que l’on dit est vrai. Or, on parle souvent d’âme.

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   « L’homme c’est l’âme » disait Socrate et nos institutions fondent l’égalité en droits et en dignité des hommes sur la conscience ou la raison.

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   Ame, conscience, raison, l’usage ne distingue pas nécessairement les significations. Alain non plus. Par exemple, l’équivalence âme-conscience est établie lorsqu’il procède à une reprise de sa première définition : « le fou n’a aucune force de refus ; il n’a plus d’âme. On dit aussi qu’il n’a plus de conscience, et c’est vrai »  lit-on.

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   Sans doute, le philosophe athée que fut Alain n’ignore-t-il pas les réticences que le mot âme peut susciter chez ceux qui récusent toute option religieuse ; mais s’il ne répugne pas à employer le mot , il ne se dispense pas d’en interroger le sens.  Que faut-il entendre par « âme » ? «  Ce beau mot » précise-t-il. Qu’est-ce qui nous conduit à en admettre le principe ?

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   Telles sont les questions que Alain affronte dans ce texte dont le ton est très dogmatique. Son élucidation s’étaie sur la seule observation du réel. Alain ne prétend pas définir l’âme dans sa nature, il se contente de la décrire dans ses manifestations.   Et si la description exige de recourir au dualisme de l’âme et du corps, c’est que la part mécanique n’épuise pas la réalité humaine et qu’aux antipodes de l’animalité, l’humanité fait signe dans le monde comme ce qui la refuse. « Dire qu’il faut séparer l’âme du corps, remarque Alain dans  Histoire de mes pensées , c’est la même chose que de dire qu’il faut séparer l’homme de l’animal »

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    Le dualisme n’est donc qu’une manière de mettre en mots ce que le courageux, le tempérant, le saint, le sage, le magnanime ou, a contrario, le fou révèlent par leur conduite.

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   En quoi consistent donc ces profils humains et pourquoi, à bien les observer, est-il impossible de faire l’économie de l’idée d’âme ?

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   L’argumentation se déploie en trois moments :

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   1. «  l’âme ….faits de l’homme » : définition de l’âme et illustration.

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   2. «  le total refus ….dit » : qualité variable de l’âme selon sa force de résistance aux mouvements passionnels. Absolue chez le saint, raisonnée chez le sage, inexistante chez le fou.

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   3. reprise de la définition initiale et nouvel éclaircissement. L’âme n’existe qu’en acte, elle n’est pas un être ou une substance.

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                      1)      Première partie : analyse.

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     La première proposition énonce la définition qu’il convient de donner de l’âme :

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« L’âme c’est ce qui refuse le corps ». Telle est l’affirmation qui revient comme un leitmotiv et que le développement va décliner dans de multiples exemples. Alain ne dit pas : « l’âme c’est ce qui doit refuser le corps »  comme s’il y avait là un impératif moral. Il dit : l’âme, c’est cela même qui refuse le corps, précisant par la suite que «  ces refus sont des faits de l’homme ».

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   La perspective est donc descriptive, non normative même si l’enjeu moral de l’analyse est explicite.

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   En effet, « un fait » c’est ce qui se constate, s’observe, une des grandes vertus de l’esprit étant de savoir en prendre acte. Or, il suffit d’être attentif à la conduite des hommes pour découvrir que dans de nombreuses expériences, ils se vivent comme un terrain où s’affrontent des principes contradictoires.

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   Alain commence par pointer ces situations où l’homme est déchiré entre ces deux postulations opposées. J’ai soif mais je sais que boire aggraverait mon état, j’ai peur mais je ne dois pas abandonner cet enfant menacé par les flammes de l’incendie, je sens la colère monter en moi mais je dois rester calme, je suis profondément amoureux mais l’être qui suscite mon désir est la femme de mon ami, j’éprouve une répulsion pour cet ivrogne malodorant mais il a besoin de mon aide.

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   Tout homme a l’expérience de ce genre de débat interne et c’est pour en rendre compte que toute une tradition a distingué l’âme du corps. Distinction théorique tant il est vrai que nous sommes indistinctement psychique et somatique. Concevoir «  le vrai homme » disait le grand théoricien de la séparation anthropologique que fut Descartes, c’est concevoir les deux substances comme une seule.

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   Et pourtant l’unité de mon être semble éclater dans les expériences précédemment évoquées. Comment, si je ne participais pas de deux dimensions hétérogènes, pourrais-je être à la fois celui qui a soif et celui qui s’interdit de boire ; celui qui s’irrite et celui qui garde son sang-froid ? Il y a là une étrangeté typique de l’humanité. De fait, sous l’empire de la soif l’animal boit, sous l’empire de la peur il fuit. On ne peut pas supposer dans le comportement animal une force d’opposition aux penchants corporels, aux lois de la nature. C’est pourquoi on dit de l’homme qu’il n’est pas un animal comme les autres. Il est bien aussi un animal, entendons, et c’est ce que connote la notion de corps, il est bien soumis aux mécanismes corporels. Le manque détermine le besoin, la soif ou la faim, l’excitation corporelle le désir, la décharge d’adrénaline la peur, mais ces états sont ce que Descartes appelle des passions de l’âme. Mon âme pâtit avec mon corps et est déterminée par lui à certaines actions. Le corps incarne donc le poids du passif, un passif sans spiritualité ni moralité, définissant chez l’animal ou l’enfant la totalité du comportement. Déterminés par les impulsions, les pulsions, le mécanisme corporel, l’enfant ou l’animal sont privés de liberté.

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   Ainsi en est-il aussi du poltron qui, submergé par la peur, fuit à toutes jambes ou du colérique qui, sous l’empire de la colère, ne « sait ce qu’il fait ni ce qu’il dit ».

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   Le courageux, au contraire, met en œuvre une force qui domine la peur, contrôle le tremblement corporel et s’avance fermement au devant du danger. On dit de cette force qu’elle est la « force d’âme » et si l’on parle d’âme c’est pour deux raisons. D’une part il est difficile de dériver du corps une action qui en suspend la dynamique, d’autre part c’est toujours au nom d’exigences spirituelles et morales qu’on s’oppose ou refuse.

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    Ex : si un homme décide de dire non au besoin de manger en faisant la grève de la faim, c’est pour revendiquer le respect des droits fondamentaux de l’homme.

(Liberté d’expression, d’association, de presse etc.)

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   Si un résistant décide de dire non au désir de vivre en se suicidant c’est, parce que, n’étant pas certain de résister à la torture, il ne veut pas prendre le risque de trahir les membres de son réseau. Il ne veut pas être mis en situation d’avoir honte de lui-même.

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                                2)  Deuxième partie : analyse.

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     La suite du texte va montrer que du saint au fou en passant par le sage, ce qui fait la différence, c’est le degré de la résistance aux penchants naturels ou aux mouvements passionnels ; c’est le déploiement ou non de la « force d’âme »

 

«Le total refus est la sainteté» écrit Alain.

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      La sainteté est un idéal religieux. Elle est l’état vers lequel tend celui qui cherche à s’élever jusqu’à la perfection divine. « La sainteté est en Dieu une incompatibilité essentielle avec tout péché, avec tout défaut, avec toute imperfection d’entendement et de volonté «  dit Bossuet. Et l’on sait qu’avec St Paul, le corps est précisément ce qui éloigne l’homme de cette perfection divine. En tant que siège des concupiscences (de la chair, des biens et des richesses, du pouvoir) il est pointé comme ce qui voue l’homme au péché et à la mort.

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   Les jouissances sensibles sont donc condamnées non pas en tant que jouissances mais en tant que leur séduction détourne l’homme de Dieu. D’où le vœu de chasteté, de pauvreté, d’humilité de celui qui, par sa conduite, porte témoignage d’une vie consacrée au service des vertus divines. Vie ascétique, vie d’amour, vie de bonté où l’on a l’impression que tout ce qui fait la faiblesse de la nature humaine est surmonté. Il semble qu’arrivé à un certain niveau de perfectionnement moral le saint soit celui qui fasse par inclination ce que l’homme moral fait par volonté.

Voila pourquoi on a défini la sainteté comme le propre de «  celui qui veut et fait le bien par l’excellence même de sa nature, innée ou acquise, et non pas en dominant ses mauvais penchants. » (Lalande).

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  La question est de savoir si une telle pureté des dispositions de la volonté est à la portée de l’humaine condition. L’exemple de la tentation de St Antoine permet d’en douter et justifie pleinement la définition d’Alain. Le philosophe suit ici la leçon de Kant. Parlant de l’homme, celui-ci écrit : « son état moral, quand il peut y atteindre est la vertu, c’est-à-dire la disposition au bien en lutte (contre le mal) et non la sainteté, en prétendue possession d’une pureté parfaite des dispositions de la volonté ».

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   Ce qu’Alain définit, ensuite, comme sagesse est donc plus accessible à l’humaine condition.

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   C’est dit-il « l’examen avant de suivre ». « Suivre » c’est consentir à quelque chose, c’est aller dans le sens de …. On comprend que ce quelque chose est le penchant corporel ou le mouvement passionnel puisque le philosophe examine dans ce passage les différents degrés de la force de refus. La sagesse ne nous enjoint pas, par principe, de refuser tout ce qui a sa source dans le corps, mais de faire preuve de libre arbitre et de suivre ou de consentir selon les situations.

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    On ne peut pas, en effet, soupçonner l’idéal de la sagesse socratique, épicurienne, stoïcienne ou cartésienne d’être travaillé par des affects morbides. En particulier par la haine du corps, la haine des plaisirs, la haine de la vie terrestre au nom d’un royaume qui n’est pas de ce monde. Sans doute est-ce ce que Nietzsche soupçonnera, dans sa célèbre dénonciation du nihilisme. Ces affects morbides seraient, en dernière analyse, la vérité profonde du platonisme et du christianisme. Ils seraient l’un et l’autre l’expression d’un puissant ressentiment à l’endroit de la vie et au nom d’un néant (nihil : le royaume des cieux pour le Christ, le monde intelligible pour Platon) ils dresseraient la vie contre la vie. « Notion chrétienne de Dieu : Dieu dégénéré, en contradiction avec la vie au lieu d’en être la transfiguration et le oui éternel ! Avoir moyennant Dieu ouvert les hostilités contre la vie, la nature, la volonté de vie ! Dieu, la formule de chaque diffamation de l’ici-bas, de chaque mensonge de l’au-delà ! En Dieu le néant divinisé, la volonté de néant sanctifiée » Nietzsche (Antéchrist.ch 18).

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    Il nous semble que l’idéal de la sagesse est au dessus de ce soupçon car elle enseigne simplement, par la voix de ses grands maîtres, à ne pas suivre aveuglément afin de rester libre. Or tant que le penchant corporel ou le mouvement passionnel détermine ma conduite, je ne le suis pas et l’expérience montre que je peux être enclin à faire ou à dire, ce que je ne ferais pas, ce que je ne dirais pas, si ma volonté était restée libre.

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   « Je ne voulais pas cela »  «  Je ne l’ai pas fait exprès » se lamente trop tard celui qu’Alain va appeler le fou. A l’opposé, le sage fait de sa volonté raisonnable le maître de sa conduite. Il se réapproprie le gouvernement de son être car dans l’immédiat il en est dépossédé par tout ce qui agit en lui sans lui. L’impulsion est donc stoppée dans son dynamisme aveugle, jugée et suivie ou refusée selon les résultats de l’examen.

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    Par exemple, ne pas succomber à la panique dans cette situation où le plus sûr moyen de se perdre est d’y céder ou au contraire fuir comme m’y portent mes jambes, parce que, dans ce cas, c’est la solution la plus raisonnable. Voila en quoi consiste la sagesse, manière d’agir réfléchie et volontaire.

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    Elle dit oui ou non à la spontanéité sensible mais parce que pour dire oui, il faut suspendre le déterminisme naturel, il est juste de dire que même dans le consentement il y a déploiement de la force d’âme, force de refus.

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   Cette force de refus est en revanche ce qui fait totalement défaut à celui qu’Alain appelle ici «  le fou ». Le terme n’a pas un sens psychiatrique. Alain reconduit le sens moral qui transparaît dans les expressions coutumières. « Il est devenu fou » dit-on parfois en parlant d’un homme qui, emporté par la colère ou la jalousie, a commis l’irréparable. Le terme connote donc déraison, soumission aux passions, comportement impulsif, irréfléchi.

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    Qu’est-ce qui caractérise ce profil humain ? Là encore Alain justifie le sens commun. On dit que « le fou n’a plus d’âme, qu’il n’a plus de conscience et c’est vrai ». L’équivalence âme-conscience est ici affirmée. Faire preuve de conscience ou faire preuve d’âme, c’est une seule et même chose. Or le fou révèle par défaut que la conscience ou l’âme s’effectue comme distanciation, division, opposition de soi à soi. Avoir conscience de soi consiste à introduire un écart entre soi et soi afin de se représenter et de se juger.

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   En effet «  la conscience est toujours implicitement morale »Alain. Me donner le spectacle de moi-même comme sujet en colère revient à me condamner dans cet affect dont le danger est de m’aveugler et de m’inciter à prononcer des paroles dont je dirai, lorsque « l’échauffement du sang » sera retombé, qu’elles ont dépassé ma pensée. En écrivant il n’a « plus d’âme » ou bien « qui cède absolument » le philosophe présuppose que  « le fou » à la différence de la personne aliénée, au sens psychiatrique, a la libre disposition de ses capacités psychiques, mais sous l’empire de l’emportement passionnel il n’en déploie pas les ressources.

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   Car seul peut «  céder » celui qui peut résister. Et le fou cède  »  absolument  » c’est-à-dire sans réserve, sans cette distance de soi à soi que permet la conscience. Il incarne la figure de la totale passivité de l’âme, de son esclavage. Cette servitude est toujours pathétique et coupable. Coupable car, sauf cas pathologique, on attend de l’homme qu’il fasse preuve de ce qui définit son humanité.

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                                     3) Troisième partie : analyse.

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      La dernière partie propose, avec l’exemple d’Alexandre, de méditer ce qu’est la grandeur d’âme.

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    A la traversée d’un désert, l’empereur, mourant de soif reçoit un casque plein d’eau. Boire, tel est son désir le plus naturel et le plus pressant. Or Alexandre ne boit pas. Il n’a pas l’indécence d’étancher sa soif devant son armée, tout autant assoiffée que lui. Il est empereur et seul peut être autorisé à gouverner celui qui se gouverne lui-même. Alexandre s’interdit de boire car il sait qu’on ne peut pas légitimement demander aux autres plus qu’on ne se demande à soi-même. Ainsi peut-il être conducteur d’hommes, ainsi peut-il obtenir d’eux le courage de marcher malgré les affres de la soif.

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   Son geste force à la fois l’estime des soldats et l’estime qu’Alexandre peut avoir pour lui-même.

Dans le déploiement de sa force d’âme, l’empereur fait resplendir les valeurs morales au nom desquelles s’effectue le refus.

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      Faut-il en conclure qu’il y a des grandes âmes par nature ?

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  C’est ce que suggère Descartes lorsqu’il dit : « il est aisé de croire que toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes. »(Passions de l’âme. art 161)

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    Ainsi distingue-t-il «  les âmes nobles » et les «  âmes vulgaires » «  Il me semble, écrit-il à la princesse Elisabeth en Mai 1645, que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent en cette vie. »

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    Le tort de Descartes, selon Alain, est de substantialiser l’âme, d’en faire un être et de croire qu’il y a des âmes  grandes ou petites par nature. S’il en était ainsi, il faudrait renoncer à dire que les hommes sont égaux en dignité et d’une certaine manière atténuer la responsabilité de « l’âme vulgaire ». Il faudrait croire, comme le fait avec complaisance l’opinion, «  qu’il ne serait pas donné à tout le monde »  de faire preuve de maîtrise de soi. Alain dénonce cette erreur.

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    L’âme est toujours noble en ce qu’elle est le principe du jugement moral et tous les hommes sont égaux par cette conscience ou âme qui les définit comme hommes. Tous les hommes en tant qu’hommes disposent de cette force de refus mais tous n’en font pas le même usage. Il y a ceux qui l’exercent avec courage et ceux qui, par lâcheté, manquent d’âme.  On n’a pas une nature de lâche ou de courageux mais on fait preuve de courage ou de lâcheté. Et cela ne va pas sans une éducation de la volonté, sans exercice spirituel et moral car la vertu n’est pas un effet de la nature, elle est une conquête de la volonté raisonnable et réfléchie.

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    Tel est le sens de la dernière proposition. « L’âme ne désigne nullement un être, mais toujours une action ». Alain le précise dans la phrase précédente : «  il n’y a point d’âme vile mais seulement un manque d’âme. »

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  Conclusion :

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   Décrire l’expérience morale ou décrire le fait de conscience, c’est une seule et même chose. Etre une conscience ou une âme c’est porter en soi des exigences spirituelles et morales permettant de tracer, dans le monde, la frontière entre l’animalité et l’humanité.

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   « La moralité consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument car noblesse oblige » disait Alain. Le philosophe part de là et s’en tient à l’intelligence de cette expérience humaine. Ainsi est-il conduit à distinguer, à la manière cartésienne, ce qui, en nous, doit être rapporté au corps et ce qui doit l’être à l’âme.

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    En dernière analyse, la question est de savoir si cette distinction est pertinente ou bien si elle relève d’un rapport imaginaire à soi-même. Tel sera le soupçon de ceux qu’on a précisément appelé «  les philosophes du soupçon ». Le dualisme qu’on trouve dans presque toutes les grandes philosophies rationalistes leur paraîtra naïf. Ils ébranleront la croyance selon laquelle l’âme est une instance  autonome, une faculté proprement humaine que l’éducation développe mais qu’elle ne produit pas car elle serait une virtualité propre à l’humaine nature.

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   Avec Nietzsche l’âme ou conscience morale sera soupçonnée d’être l’effet en nous d’affects morbides,

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   Avec Foucault d’être le résultat de stratégies sociales de pouvoir, acharnées à discipliner et à réprimer l’énergie désirante.

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   Dans l’interprétation de cette force de refus que tout homme découvre en soi et à laquelle on donne le beau nom d’âme ce qui se joue, c’est donc une certaine conception de l’homme et de sa vocation.