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Un être désirant peut-il se dispenser de se préoccuper de sagesse?

Serge Poliakoff. Composition 1964. 

 

 Introduction détaillée.

  
« L’expérience instruit toujours, je l’avoue ; mais elle ne profite que
pour l’espace de temps qu’on a devant soi. Est-il temps au moment
qu’il faut mourir d’apprendre comment on aurait dû vivre ? »
Rousseau. Troisième Promenade des Rêveries du Promeneur
Solitaire.
 
  
  La question est étonnante à plus d’un titre.
 

   Elle demande d’examiner les choses pour n’importe quel être désirant. Que celui-ci soit un être humain n’est pas essentiel. Même s’il y avait des êtres désirants d’une autre nature dans un autre espace, cela vaudrait aussi pour eux parce que ce qui est en jeu, c’est la modalité d’être que définit le désir, le rapport au monde, la manière spécifique d’exister qu’il engage. Qu’est-ce qui dans cette manière fonde la nécessité morale de la sagesse ?  Est-ce le fait qu’à la différence d’une créature du besoin, l’accomplissement harmonieux d’une créature du désir n’est pas assuré par la nature mais incombe en grande partie à la responsabilité de la conscience ? Le désir se distingue, en effet, du besoin en ce qu’il fait intervenir la conscience avec sa fantaisie imaginative, sa négativité, ses espérances. Dès lors une existence placée sous le signe du désir peut-elle faire l’économie d’un art de vivre requérant l’exercice de la réflexion ? Peut-elle se dispenser de s’interroger sur la nature de ses désirs et des fins vers lesquelles ils tendent ? ? Et s’il est vrai que le désir bien compris est désir de bonheur, de liberté, de vérité, de dignité, est-il possible d’accomplir ces fins sans un minimum de lucidité et d’effort de soi sur soi pour s’affranchir de la propension du désir irréfléchi à exposer l’existence au malheur, à la servitude, à l’illusion et à l’immoralité ? Tel est précisément l’enjeu de la sagesse que les Anciens définissaient comme la méthode de la vie bonne et heureuse. Ils signifiaient par là qu’une vie réussie n’est pas offerte comme une grâce. Elle est la récompense d’une forme de savoir-vivre impliquant le souci de soustraire l’existence aux impasses du désir irréfléchi.

 

 
   Or il s’en faut de beaucoup que les hommes se préoccupent de sagesse. Il y a là une constatation autorisant un nouveau motif d’étonnement. Etonnante encore cette question, parce que si l’on devait s’en tenir à l’ordre du fait, il n’y aurait pas de problème. La réponse va de soi, l’expérience montrant que pour les êtres désirants que nous connaissons, à savoir les hommes, la méthode de la vie bonne et heureuse est le cadet de leur souci. Pire, l’idéal de la sagesse leur paraît ennuyeux, tout juste bon pour des vieillards n’ayant plus la possibilité d’être fous. Allan Bloom remarque ainsi que le problème le plus difficile pour un dramaturge est de conférer une séduction poétique à la figure du sage et Platon, auquel se réfère explicitement Bloom, s’indigne de la complaisance avec laquelle les poètes peignent les passions humaines comme s’ils savaient que le ressort de leur gloire tient au plaisir que les hommes trouvent dans la peinture de leur folie et des malheurs qu’elle génère. Les spectateurs au théâtre, les lecteurs d’un roman s’identifient à ce qui leur ressemble et ils ressemblent bien trop peu au sage pour lui trouver des attraits. Au niveau du fait, il faut donc prendre acte de la souveraineté du désir irréfléchi dans la vie des hommes. De manière générale ceux-ci ne se sentent pas tenus de faire preuve de sagesse. C’est pourquoi on peut dire avec Epicure que les hommes ont un véritable talent pour le malheur et avec Nietzsche qu’il n’y a qu’une chose qu’ils préfèrent à la liberté, c’est la servitude. D’où les malheurs privés et collectifs qui font souvent, inconsidérément, regretter d’être nés. Les hommes découvrent alors dans les affres de l’existence mutilée et aliénée ce qu’un minimum de lucidité et de vertu leur aurait permis d’éviter. Ils apprennent par la force des choses ce qu’ils ont eu la faiblesse d’ignorer par une inconscience et une inconsistance coupables et pour ceux qui ont l’intelligence de tirer les leçons de l’expérience, c’est la vie qui leur donne les leçons de Socrate, d’Epictète ou d’Epicure. Mais ces leçons sont amères, douloureuses et viennent souvent trop tard. « Est-il temps au moment qu’il faut mourir d’apprendre comment on aurait dû vivre ? » se lamente Rousseau*. On ne vit pas deux fois en effet, on ne peut  recommencer l’aventure et « l’expérience est une lanterne que l’on porte sur le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru » (Confucius) or s’il faut se soucier de sagesse, n’est-ce pas davantage pour fonder la réussite du présent et de l’avenir que pour éclairer les échecs passés?
 

   Il s’ensuit qu’il  est contradictoire, en droit, pour un être désirant de faire l’économie de la sagesse. Même l’insensé est condamné, en fait, à en découvrir l’utilité. Nul n’échappe, un jour ou l’autre, à la prise de conscience qu’il y a ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, que le désir illimité est vain, qu’il est imprudent d’oublier de vivre, que la négativité a des limites. Mais il y a manière et manière de le comprendre et il faudra toujours faire la différence entre une compréhension qui est le salaire des échecs et une compréhension qui conduit à les éviter. Non point qu’il soit possible à un homme, fût-ce le philosophe le plus conséquent, de leur échapper entièrement et de ne pas avoir à apprendre de l’expérience, mais enfin il y a un abîme entre une sagesse à laquelle on est condamné à son corps défendant et une sagesse faisant rayonner la supériorité de l’intelligence et le désir d’accomplir sa nature dans son excellence. Rançon de l’échec, l’une a la tristesse de la résignation*, signe de la force d’âme, l’autre porte le chiffre de tout ce qui fait la supériorité humaine. Certes la lucidité, la sérénité et la liberté de l’amoureux de la sagesse ne peuvent être celles des dieux. La sagesse est un idéal qui, dans sa perfection, demeure inaccessible à l’homme. Celui-ci peut s’y exercer non prétendre la posséder. Le sage idéal « naît peut-être, comme le phénix, une fois tous les cinq cents ans » reconnaît Sénèque dans les Lettres à Lucilius, 42, 1 et même si à la différence des stoïciens, Epicure réduit la distance entre les dieux et les hommes, il n’en demeure pas moins que les hommes de bien  figurant l’idéal de la sagesse dans le monde antique sont dits des philosophes, non des sages. Philosophe, selon l’étymologie, celui qui désire, aime la sagesse or comme l’explique  Socrate dans Le Banquet : celui qui ne manque pas de quelque chose ne le désire pas. Manière de dire qu’être homme consiste à être expulsé de la béatitude, de l’absolue liberté, apanage des dieux, mais tendre vers ces valeurs distingue le non-sage, inconscient de l’être et satisfait de sa déraison tant qu’il n’a pas en payer trop douloureusement le prix, et le non-sage qui, conscient de ses faiblesses,  s’efforce de conquérir un état dans lequel son désir ne rencontre plus d’obstacles et jouit de son accomplissement.

   Le désir de la sagesse ou philosophie apparaît ainsi pour ce qu’il est, non pas l’autre du désir irréfléchi, mais sagesse de ce même désir c’est-à-dire intelligence de ses aspirations et des conditions de son accomplissement. Il s’ensuit qu’un être désirant ne peut  ni théoriquement, ni pratiquement, se dispenser de s’efforcer à la sagesse sans compromettre ses propres exigences.   

 Plan :

 
I)                   La nécessité morale de la sagesse.
 
    Idées à développer : analyse du désir et approfondissement du caractère contradictoire du désir irréfléchi.
   Il est désir du bonheur et pourtant il donne souvent rendez-vous avec le malheur. En quel sens est-il l’artisan du malheur et corrélativement quelle est la méthode du bonheur ?

   Il est désir de liberté et pourtant il expose à la servitude. En quel sens est-il l’expression de l’aliénation, vecteur de servitude et corrélativement comment s’en prémunir ?

   En quel sens nous détourne-t-il de penser par idées adéquates et comment s’efforcer d’honorer l’exigence de vérité?

   En quel sens expose-t-il la vie à l’indignité et corrélativement comment sauver l’exigence morale sans le respect de laquelle, il est illusoire de prétendre à la reconnaissance de sa dignité, ce qui est le désir de tout un chacun ?
 
II)                Les leçons de l’expérience à défaut de celles de la réflexion.
 
III)             La supériorité de la sagesse philosophique sur celle que l’homme acquiert souvent trop tard et vainement.
 
 
 
* « Je deviens vieux en apprenant toujours. (Solon. Vie de Solon. Plutarque)
    Solon répétait souvent ce vers dans sa vieillesse. Il a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi dans la mienne; mais c’est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l’expérience m’a fait acquérir : l’ignorance est encore préférable. L’adversité sans doute est un grand maître, mais il fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l’à propos d’en user se passe. La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse; la vieillesse est le temps de la pratiquer. L’expérience instruit toujours, je l’avoue; mais elle ne profite que pour l’espace qu’on a devant soi. Est-il temps au moment qu’il faut mourir d’apprendre comment on aurait dû vivre?
    Eh ! que me servent des lumières si tard et si douloureusement acquises sur ma destinée et sur les passions d’autrui dont elle est l’oeuvre? Je n’ai appris à mieux connaître les hommes que pour mieux sentir la misère où ils m’ont plongé, sans que cette connaissance en me découvrant tous leurs piéges m’en ait pu faire éviter aucun »  
                 Rousseau. Les Rêveries du Promeneur solitaire. Troisième Promenade.