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Textes en vue de la dissertation: Faut-il condamner l'amour de soi?

Martigny. Fondation Gianadda. Tête de Miro.

  

   Voici votre nouveau sujet de dissertation. Désormais vous devez maîtriser la méthode. Ces textes ne sont pas destinés à vous dispenser de penser par vous-mêmes mais à donner à votre effort de réflexion des ouvertures propres à l’enrichir. Chaque fois que cela est possible j’indique un lien vous renvoyant à un cours éclairant certains concepts ou problématiques du texte concerné. Je mettrai aussi en ligne quelques éclaircissements sur certains points précis. Votre curiosité en la matière fera loi. Bon travail.

 Cf: Dissertation. [1]

 

I)                   Rousseau.

 

    «  La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit est l’amour de soi ; passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont en un sens que des modifications. En ce sens toutes si l’on veut sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n’auraient jamais lieu, et ces mêmes modifications loin de nous être avantageuses nous sont nuisibles, elles changent le premier objet et vont contre leur principe ; c’est alors que l’homme se trouve hors la nature et se met en contradiction avec soi.

   L’amour de soi-même est toujours bon et toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d’y veiller sans cesse, et comment y veillerait-il ainsi s’il n’y prenait le plus grand intérêt ?

    Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, et par une suite immédiate du même sentiment nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s’attache à sa nourrice ; Romulus devait s’attacher à la Louve qui l’avait allaité » 

                                          Emile, IV. Pléiade, IV, p. 491.492.

 

 

«  Posons pour maxime que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain. Il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il est entré »

                                        Emile, II. Pléiade, IV, p. 322.

 

   « Si c’était ici le lieu, j’essayerais de montrer comment des premiers mouvements du cœur s’élèvent les premières voix de la conscience ; et comment des sentiments d’amour et de haine naissent les premières notions de bien et de mal. Je ferais voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux formés par l’entendement, mais de véritables affections de l’âme éclairée par la raison, et qui ne sont qu’un progrès ordonné de nos affections primitives ; que par la raison seule, indépendamment de la conscience*, on ne peut établir aucune loi naturelle ; et que tout le droit de la Nature n’est qu’une chimère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur humain *».

 

* Conscience : « Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe » Profession de foi du Vicaire Savoyard. Emile, IV. Pléiade, p. 600.601.

 

* « Le précepte même d’agir avec autrui comme nous voulons qu’on agisse avec nous, n’a de vrai fondement que la conscience et le sentiment ; car où est la raison précise d’agir étant moi comme si j’étais un autre, surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas ; et qui me répondra qu’en suivant bien fidèlement cette maxime j’obtiendrai qu’on le suive de même avec moi ? Le méchant tira avantage de la probité du juste et de sa propre injustice ; il est bien aise que tout le monde soit juste excepté lui. Cet accord là quoiqu’on en dise, n’est pas fort avantageux aux gens de bien. Mais quand la force d’une âme expansive m’identifie à mon semblable et que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre ; je m’intéresse à lui pour l’amour de moi, et la raison du précepte est dans la Nature elle-même, qui m’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister. D’où je conclus qu’il n’est pas vrai que les préceptes de la loi naturelle soient fondées sur la raison seule ; ils ont une base plus solide et plus sûre. L’amour des hommes dérivés de l’amour de soi est le principe de la justice humaine. Le sommaire de toute la morale est donné dans l’évangile par celui de la loi » Emile IV, note p. 523. Pléiade IV.

 Cf: Innocence de l’amour de soi [2]

 

II)                Kant. [3]

 

   «  Si l’une de tes connaissances, que d’ailleurs tu aimes, pensait se justifier auprès de toi d’avoir porté un faux témoignage, en alléguant d’abord le devoir sacré, selon son dire du bonheur personnel ; si elle énumérait ensuite les avantages qu’elle s’est ainsi procurés, faisant ressortir la prudence avec laquelle elle a procédé pour être sûre de ne pas être découverte, même par toi à qui elle a dévoilé ce secret, uniquement parce qu’elle pourra le nier en tout temps ; puis si elle en venait à affirmer sérieusement  qu’elle a accompli un véritable devoir d’homme, ou tu lui rirais au nez ou tu te détournerais d’elle avec horreur, quoique, si quelqu’un a fondé uniquement ses principes sur son avantage, tu n’aies pas la moindre chose à alléguer contre cette façon de procéder […]

    Les limites de la moralité et de l’amour de soi sont marquées avec tant de clarté et d’exactitude que la vue même la plus ordinaire ne peut manquer de distinguer si quelque chose appartient à l’une ou à l’autre […]

   La maxime de l’amour de soi (prudence) conseille simplement, la loi de la moralité commande. »

                                 Critique de la Raison pratique, PUF, p. 35.36.37.

 

   « Dans la constitution naturelle d’un être organisé, c’est-à-dire d’un être conformé en vue de la vie, nous posons en principe qu’il ne se trouve pas d’organe pour une fin quelconque, qui ne soit du même coup le plus propre et le plus accommodé à cette fin Or, si dans un être doué de raison et de volonté la nature avait pour but spécial sa conservation, son bien-être, en un mot son bonheur, elle aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention. Car toutes les actions que cet être doit accomplir dans cette intention, ainsi que la règle complète de sa conduite, lui auraient été indiquées bien plus exactement par l’instinct, et cette fin aurait pu être bien plus sûrement atteinte de la sorte qu’elle ne peut jamais l’être par la raison […]

    « Puisque, en effet, la raison n’est pas suffisamment capable de gouverner sûrement la volonté à l’égard de ses objets et de la satisfaction de tous nos besoins (qu’elle- même multiplie pour une part), et qu’à cette fin un instinct naturel inné l’aurait plus sûrement conduite; puisque néanmoins la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même; c’est par là qu’une raison était absolument nécessaire, du moment que partout ailleurs la nature, dans la répartition de ses propriétés, a procédé suivant des fins. Il se peut ainsi que cette volonté ne soit pas l’unique bien, le bien tout entier; mais elle est néanmoins nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute aspiration au bonheur. Dans ce cas, il est parfaitement possible d’accorder avec la sagesse de la nature le fait que la culture de la raison, indispensable pour la première de ces fins qui est inconditionnée, quand il s’agit de la seconde, le bonheur, qui est toujours conditionnée, en limite de bien des manières et même peut en réduire à rien, au moins dans cette vie, la réalisation. En cela la nature n’agit pas contre toute finalité; car la raison qui reconnaît que sa plus haute destination pratique est de fonder une bonne volonté, ne peut trouver dans l’accomplissement de cc dessein qu’une satisfaction qui lui convienne, c’est-à-dire qui résulte de la réalisation d’une fin que seule encore une fois elle détermine, cela même ne dût-il pas aller sans quelque préjudice porté aux fins de l’inclination »

                   Fondements de la métaphysique des mœurs. Vrin, p. 90 à 94.

 

Cf. Blog : La misologie. [4]

 

  

III)             Spinoza.

 

   « La Raison ne demande rien contre la Nature; elle demande donc que chacun s’aime soi-même, qu’il cherche l’utile qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui est réellement utile, et qu’il désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une plus grande perfection, et, absolument parlant, que chacun s’efforce, selon sa puissance d’être, de conserver son être. Et cela est vrai aussi nécessairement qu’il est vrai que le tout est plus grand que sa partie. Ensuite, puisque la vertu n’est rien d’autre qu’agir selon les lois de sa propre nature, et que personne ne s’efforce de conserver son être,  sinon selon les lois sa propre nature, il suit de là :

1)      Que le fondement de la vertu est l’effort même pour conserver son être propre, et que le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être ;

2)      Que la vertu doit être désirée pour elle-même, et qu’il n’y a rien qui l’emporte sur elle ou qui nous soit plus utile, ce pourquoi on devrait la désirer pour elle-même,

3)      Enfin que ceux qui se donnent la mort ont l’âme impuissante et sont entièrement vaincus par des causes extérieures qui sont contraires à leur propre nature ».

                      Ethique IV, Scolie de la proposition XVIII.

 

   « Et ce n’est certes qu’une triste et sauvage superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Tels sont mon argument et ma conviction.

    Aucune divinité, ni personne d’autre que l’envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d’une âme impuissante. Au contraire, plus nous sommes affectés d’une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c’est-à-dire qu’il est d’autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C’est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu’il se peut (non certes jusqu’au dégoût, car ce n’est plus y prendre plaisir) est d’un homme sage. C’est d’un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire de tort à autrui »

                             Ethique IV, Scolie de la proposition XLV.

 

 

IV)              Adam Smith.

 

   « Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui; encore ce mendiant n’en dépend- il pas en tout: c’est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fond entier de sa subsistance; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d’où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n’est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu’ils se font sentir. La plus grande partie de ses besoins du moment se trouve satisfait comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat.  Avec l’argent que l’un lui donne, il achète du pain. Les vieux habits qu’il reçoit d’un autre, il les troque contre d’autres vieux habits qui l’accommodent mieux, ou bien contre un logement, contre des aliments, ou enfin contre de l’argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou des habits quand il en aura besoin »

     Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.

 

   « Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoique qu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux. De cette sorte est la pitié ou compassion, c’est-à-dire l’émotion que nous sentons pour la misère des autres, que nous la voyions ou que nous soyons amenés à la concevoir avec beaucoup de vivacité. Que souvent notre chagrin provienne du chagrin des autres est un fait trop manifeste pour exiger des exemples afin de le prouver. En effet, ce sentiment, comme toutes les autres passions originelles de la nature humaine, n’est pas seulement prouvé par les hommes vertueux et doués d’humanité, quoique peut-être ces derniers puissent le sentir avec la plus exquise sensibilité. Le brigand le plus brutal, le plus endurci de ceux qui violent les lois de la société, n’en est pas totalement dépourvu »

         Théorie des sentiments moraux. § I. De la sympathie. [5]PUF. p. 23.24.

 

 Cf. La morale utilitariste. [6]

 

V)                 [7]St Augustin et Pascal. [7]

 

 

     « Deux amours ont donc bâti deux cités: celle de la terre par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu,  celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une en effet demande sa gloire aux hommes; l’autre tire sa plus grande gloire de Dieu, témoin de sa conscience. L’une, dans sa gloire, redresse la tête; l’autre dit à son Dieu : «Tu es ma gloire et tu élèves ma tête.» L’une,  dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par le désir de dominer; dans l’autre, on se rend service mutuellement dans la charité, les gouvernants en prenant les résolutions, les sujets en obéissant. L’une, dans ses puissants, chérit sa propre force; l’autre dit à son Dieu: «Je t’aimerai, Seigneur, toi ma force »

   C’est pourquoi, dans l’une, les sages vivant selon l’homme ont recherché les biens du corps ou de l’âme ou des deux; et ceux qui ont pu connaître Dieu « ne l’ont pas honoré comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces, mais ils se sont fourvoyés dans leurs pensées et leur cœur insensé a été obscurci; se proclamant sages [ c’est-à-dire s’exaltant dans leur sagesse sous la domination de leur orgueil] il sont devenus fous; ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre des images de l’homme corruptible, […]

   Dans l’autre cité au contraire, la seule sagesse de l’homme est la piété qui rend un culte légitime au vrai Dieu et attend pour récompense dans la société des saints, hommes aussi bien qu’anges, «  que Dieu soit tout en tous. »

                                             St Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIV, 28.

 

   « Le moi est haïssable ; vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable – car en agissant, comme nous faisons, obligeamment  pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr – Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait le centre de tout, je le haïrai toujours.

   En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il veut les asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi, et ainsi vous demeurez injuste et ne pouvez plaire qu’aux injustes » Pensées, B455.

 

   « Quel dérèglement de jugement, par lequel il n’y a personne qui ne se mette au-dessus de tout le reste du monde, et qui n’aime mieux son propre bien, et la durée de son bonheur, et de sa vie, que celle de tout le reste du monde » Pensées, B456.

 

   « Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.

      Si le pied avait toujours ignoré qu’il appartînt au corps, et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avait eu que la connaissance et l’amour de soi, et qu’il vînt à connaître qu’il appartient à un corps dont il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi comme il se séparait de lui ! Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! ou il perdrait sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui tout est » Pensées, B476.

 

   « Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité ? Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous défaire » Pensées, B492.

 

 

VI)              Montesquieu.

 

   « Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime »

                     Pensées, n° 741.

 

 

VII)           Tocqueville. [8]

 

  
 «  DE L’INDIVIDUALISME DANS LES PAYS DÉMOCRATIQUES.

 

   J’ai fait voir comment, dans les siècles d’égalité, chaque homme cherchait en lui-même ses croyances; je veux montrer comment, dans les mêmes siècles, il tourne ses sentiments vers lui seul.

   L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme.

   L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout.

   L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis, de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même.

   L’égoïsme naît d’un instinct aveugle; l’individualisme procède d’un jugement erroné plutôt que d’un sentiment dépravé. Il prend sa source dans les défauts de l’esprit autant que dans les vices du cœur.

   L’égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques mais  à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme.

   L’égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n’appartient guère plus à une forme de société qu’à une autre.

   L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent.

   Chez les peuples aristocratiques, les familles restent dans le même état, et souvent dans le même lieu. Cela rend, pour ainsi dire, toutes les générations contemporaines. Un homme connaît presque toujours ses aïeux et les respecte; il croit déjà apercevoir ses arrière-petits-fils, et il les aime. Il se fait volontiers des devoirs envers les uns et les autres, et il lui arrive fréquemment de sacrifier ses jouissances personnelles à ces êtres qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore.

   Les institutions aristocratiques ont, de plus, pour effet de lier étroitement chaque homme à plusieurs de ses concitoyens.

   Les classes étant fort distinctes et immobiles dans le sein d’un peuple aristocratique, chacune d’elles devient pour celui qui en fait partie une sorte de petite patrie, plus visible et plus chère que la grande.
   Comme, dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sont placés à poste fixe, les uns au-dessus des autres, il en résulte encore que chacun d’entre eux aperçoit toujours plus haut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas il en découvre un autre dont il peut réclamer le concours.
   Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d’une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d’eux, et ils sont souvent disposés à s’oublier eux-mêmes. Il est vrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable est obscure, et qu’on ne songe guère à s’y dévouer pour la cause de l’humanité; mais on se sacrifie souvent à certains hommes.
   Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l’espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s’étend et se desserre.

   Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s’efface. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent.

   Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s’y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.

   A mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.

   Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ».

         De la démocratie en Amérique. II, Garnier Flammarion, p. 125.126.127.

 

 

VIII)      Christian Bobin.

 

   « Quand on l’interroge sur son avenir, François* répond: ne savez-vous pas que des merveilles m’attendent, que je serai grand chevalier, que j’épouserai une princesse qui me donnera beaucoup d’enfants? On peut deviner dans cette réponse le sourire de la mère, la folie d’un amour passé du cœur de la mère au cœur du fils, comme un vin précieux, versé d’un verre dans un autre, sans rien perdre de son pétillant dans le passage. Mais il y a plus que la fièvre d’une mère dans ces paroles du fils. Il y a aussi le sourire de Dieu, présent dans cette naïve affirmation de soi, dans ce goût enfantin de la vie. Douceur de vivre, amour de soi : là se tient le Très-Bas, anonyme, moqueur, inaperçu des moralistes qui le cherchent dans les foudres d’un ciel ou dans les tombes d’un repentir. L’amour de soi est à l’amour de Dieu ce que le blé en herbe est au blé mûr. Il n’y a pas de rupture de l’un à l’autre juste un élargissement sans fin, les eaux en crue d’une joie qui, après avoir imprégné le cœur, déborde de toutes parts et recouvre la terre entière. L’amour de soi naît dans un cœur enfantin. C’est un amour qui coule de source. Il va de l’enfance jusqu’à Dieu. Il va de l’enfance qui est la source, à Dieu qui est l’océan. Quant à la douceur de vivre, elle est inchangée avec les siècles. Elle est faite du calme d’un entretien, du repos d’un corps, d’une couleur d’un mois d’août. Elle est faite du pressentiment que l’on vivra toujours, dans l’instant même où l’on vit. L’amour de soi est le premier tressaillement du Dieu dans la jubilation d’un cœur. La douceur de vivre est l’avancée d’une vie éternelle dans la vie d’aujourd’hui ». 

                    Le Très-Bas.  Folio, p. 46.47.

 *St François d’Assise.