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Svetlana Alexievitch. La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement.

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   Pour qui a soif de  livres puissants, il ne faut pas manquer le dernier livre de Svetlana Alexievitch : La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, remarquablement traduit du russe par Sophie Benech. Lecture choc, comme le fut il y a quelques années, celle de la Supplication. L’auteur mettait en œuvre dans ce texte la même méthode que dans celui-ci et dans tous les autres. Aller à la rencontre des gens, les interroger patiemment sur les choses de la vie, l’amour, la mort, l’enfance, la vieillesse, les rêves, les peines, les joies. Pendant des années, enregistrer des récits, les sélectionner, les tricoter et composer par ce moyen le tableau vivant d’un drame historique. Dans la Supplication, Svetlana Alexievitch s’attachait à restituer le drame de Tchernobyl, son horreur, à même le corps de ses victimes et le cynisme des gouvernants. Dans la fin de l’homme rouge, elle se fait l’écho du cataclysme vécu par les Russes pris dans la tourmente de la démiurgie soviétique et de l’effondrement de l’utopie communiste, le point d’orgue de cette tragédie étant marqué par la brève période d’euphorie, contemporaine des promesses de la perestroïka et  de l’échec du putsch de Moscou d’août 1991.

   Grand art que celui de donner voix aux obscurs, aux acteurs anonymes de la grande histoire, victimes consentantes ou agents enthousiastes de la terreur totalitaire et de rendre sensible, par ce moyen, une réalité historique dont aucun livre d’histoire n’est capable de donner la mesure. Svetlana Alexievitch nous permet d’approcher  la chair, la vie secrète, l’intériorité de celui qu’elle appelle l’Homo sovieticus, un homme qu’elle sait d’autant mieux décrire qu’il n’est pas fait d’une autre étoffe que la sienne.

   Est-ce cette parenté qui met ses interlocuteurs en confiance et leur arrache des confessions par où l’existence la plus banale touche à la littérature ? « Seul un soviétique peut comprendre un soviétique», dit un de ses personnages (p. 19). Ou plus vraisemblablement, est-ce son profil et son talent littéraire qui lui permet, dans chaque histoire, de capter le moment « où la vie, la vie toute simple, se transforme en littérature » (p. 458).  Sa réussite ici n’est plus celle du témoignage historique, fût-il le plus authentique, elle est celle du talent littéraire au sens où Proust écrivait dans son Contre Sainte-Beuve « Dans tous les arts, il semble que le talent soit un rapprochement de l’artiste vers l’objet à exprimer. Tant que l’écart subsiste, la tâche n’est pas achevée ».

   Svetlana Alexievitch mêle subtilement souci historique et sens littéraire pour mener à bien le projet qu’elle revendique haut et fort: construire les archives subjectives de la Russie contemporaine.

   D’où son refus de réduire l’histoire au récit des faits et de leur enchaînement comme si ceux-ci perdaient leur poids de réalité en étant vidés de leur substance humaine. « L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne » (p. 21).

   Mais l’objet de cette œuvre littéraire est une création historique, un type d’homme particulier, invention artificielle d’un délire prométhéen unique dans l’histoire. Enigme pour ceux qui ont eu la chance d’échapper à cette folie sans précédent, alter ego familier pour ceux qui en sont les produits.

   Son premier chapitre intitulé Remarques d’une complice met d’emblée les points sur les i. « Le communisme avait un projet insensé : transformer l’homme « ancien », le vieil Adam. Et cela a marché… C’est peut-être la seule chose qui ait marché. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus. Les uns le considèrent comme une figure tragique, d’autres le traitent de sovok, de pauvre soviet ringard. Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années. Lui – c’est moi. Ce sont les gens que je fréquente, mes amis, mes parents. J’ai voyagé à travers l’ex-Union soviétique pendant plusieurs années, parce que les homo sovieticus, ce ne sont pas seulement les Russes, mais aussi les Biélorusses, les Turkmènes, les Ukrainiens, les Kazakhs… Maintenant, nous vivons dans des pays différents, nous parlons des langues différentes, mais on ne peut nous confondre avec personne. On nous reconnaît tout de suite! Nous, les gens du socialisme, nous sommes pareils à tous les autres, et nous ne sommes pas pareils, nous avons notre lexique à nous, nos propres conceptions du bien et du mal, des héros et des martyrs. Nous avons un rapport particulier à la mort. Dans les récits que je note reviennent constamment des mots qui blessent l’oreille, les mots « tirer », « fusiller », « liquider », « envoyer au poteau » […] Que peut bien valoir la vie humaine si nous songeons qu’il n’y a pas si longtemps, des millions de gens périssaient de mort violente ? Nous sommes remplis de haine et de préjugés. Nous venons tous de là-bas, de ce pays qui a connu le Goulag et une guerre effroyable. La collectivisation, la dékoulakisation, des déportations de peuples entiers… C’était le socialisme, et c’était notre vie, tout simplement. A l’époque,  nous n’en parlions pas beaucoup. Mais à présent que tout a changé de façon irréversible, cette vie qui était la nôtre intéresse tout le monde, peu importe comment elle était, c’était notre vie. J’écris, je ramasse brin par brin, miette par miette, l’histoire du socialisme « domestique »… « intérieur ». La façon dont il vivait dans l’âme des gens. C’est toujours cela qui m’attire, ce petit espace – l’être humain… Un être humain. En réalité, c’est là que tout se passe » (p. 17-18)

   Et ce qui se passe, si l’on se fie aux récits sélectionnés par l’auteur, est proprement terrifiant. Quelle que soit la période considérée (de Lénine, Staline à Poutine), on a rendez-vous, jusqu’à l’overdose, avec la misère, le meurtre de masse, la peur, l’ivrognerie, la brutalité des hommes et la fascination des femmes pour le gouffre. Toujours des humiliations et des larmes comme si c’était là le destin naturel d’un peuple forgé dans le creuset de la guerre. Guerre civile, guerre contre le nazisme, guerre de Tchétchénie. On pourrait croire que l’aspiration dominante de tant de vies brisées soit une vie paisible, dans une société réconciliée et libre. Or le plus terrifiant dans l’histoire est précisément que ce n’est pas le cas. Tout se passe comme si la misère d’hier, la peur omniprésente étaient relevées par quelque chose qui leur manque aujourd’hui et dont la perte est vécue comme un malheur infiniment plus profond. Ce quelque chose est la foi, l’embrigadement massif dans un projet ayant la couleur du rêve. On a l’impression que toutes ces personnes se sentaient infiniment mieux exister, vivaient d’une vie plus intense lorsque cette vie avait le sens d’un sacrifice pour un idéal. Qu’importait l’enfer puisqu’il devait conduire au paradis ! Tout était justifié, aussi bien les crimes des bourreaux que la souffrance des victimes. Ce qui frappe d’ailleurs, c’est la difficulté de tracer la frontière entre les uns et les autres et d’imaginer un procès de Nuremberg du communisme. «Pourquoi nous n’avons pas fait le procès de Staline ? Je vais vous le dire… Pour juger Staline, il faut juger les gens de sa propre famille, des gens que l’on connaît. Ceux qui nous sont les plus proches. […]  Le mal chimiquement pur n’existe pas… Ce n’est pas seulement Staline et Beria….C’est aussi Ioura, et cette jolie Olia… » (p.46-47) dit un homme et un autre vitupère : « On ne peut pas nous juger  selon les lois de la logique ! Espèces de machine à calculer ! Il faut que vous compreniez ça. On peut nous juger uniquement selon les lois de la religion. De la foi ! Vous finirez par nous envier, c’est moi qui vous le dis ! Qu’est-ce que vous avez de grand ? Rien du tout. Juste le confort. Tout pour l’estomac… pour vos douze mètres d’intestins » (p. 218).

    Et de fait, comment vivre sans cette espérance galvanisante, sans cette hystérie collective qui soulevait le peuple hier, quand on a grandi sous l’étendard des valeurs de l’héroïsme ? Il n’est donc pas étonnant  que la génération confrontée à l’échec du communisme ait eu tendance à idéaliser avec la même irrationalité la société non communiste. Svetlana Alexievitch restitue bien les malentendus qui ont fait de la période de transition une période d’euphorie. Nous vivions, dit-elle, dans une « période végétarienne » en mobilisant les formules du poète Anna Akhmatova. L’époque de la terreur stalinienne qualifiée de «période cannibale ou carnivore » était passée.  Et avec elle la magie de l’idéal communiste, mais le romantisme, le besoin d’utopie de l’homo sovieticus, fonctionnait néanmoins à plein régime en recyclant le rêve sous d’autres espèces. La liberté enfin tout de suite, un avenir radieux…. Mais à préciser ce que la plus grande partie des gens entendait par là, on s’aperçoit vite qu’ils n’aspiraient pas à la fin du socialisme, seulement à ce qu’un personnage désigne comme « un socialisme plus doux, plus humain » (p. 163).

   Le désenchantement est à la hauteur des illusions….

   Pari fou que d’instituer une économie de marché dans une société cohérée sur la haine du capitalisme, la haine du commerce. Pour la plupart, « capitalisme », « commerce », « argent », sont des gros mots. « Le Russe n’est pas rationnel ni mercantile, dit une personne, il peut vous donner sa dernière chemise mais parfois il vous vole. Il est spontané, c’est un contemplatif plutôt qu’un actif, il est capable de se contenter de peu. Amasser, ce n’est pas son idéal, ça l’ennuie. Il a un sens très aigu de la justice. Le peuple est bolchevik. Et puis les Russes ne veulent pas simplement vivre, ils veulent avoir un but. Ils veulent prendre part à quelque chose de grandiose. Chez nous, on trouve plus facilement des saints que des gens honnêtes, ou qui ont réussi. Vous n’avez qu’à lire nos classiques » (p. 342).

    Une autre affirme : « Nous sommes des rêveurs, bien sûr…La mystérieuse âme russe…Tout le monde essaie de la comprendre…On lit Dostoïevski…Mais c’est quoi, cette fameuse âme ? Eh bien, c’est juste une âme. Nous aimons bavarder dans nos cuisines, lire des livres. Notre principal métier, c’est lecteur. Spectateur. Et avec ça, nous avons le sentiment d’être des gens particuliers, exceptionnels, même si cela ne repose sur rien, à part le pétrole et le gaz. D’un côté, c’est ce qui nous empêche de changer notre vie, et d’un autre côté, cela nous donne l’impression qu’elle a un sens, cette vie. C’est toujours dans l’air, cette idée que la Russie doit créer, montrer au monde quelque chose qui sort de l’ordinaire. Le peuple élu de Dieu. La voie spécifique de la Russie. Chez nous, il n’y a que des Oblomov qui attendent un miracle couché sur leur divan. Mais nous n’avons pas de Stolz. Les Stolz actifs et débrouillards sont méprisés parce qu’ils rasent nos chers bois de bouleaux et nos cerisaies pour construire des usines. Ils font de l’argent…Ils nous sont étrangers, ces Stolz » (p. 29-30). (Pour mémoire, Oblomov est le héros du roman éponyme de Gontcharov paru en 1859. Jeune noble oisif, apathique et paresseux, ami de Stolz, jeune homme actif et énergique).

   Pari fou que celui d’instituer la démocratie, dans un monde si peu préparé à ses exigences ! « La démocratie, ça ne s’achète pas, ça ne se décrète pas par un oukase présidentiel…Il faut des gens libres et il n’y en avait pas. Il n’y en a toujours pas aujourd’hui. En Europe, cela fait deux cents ans qu’on entretient la démocratie comme on entretient un gazon » (p. 446),  remarque avec beaucoup de lucidité une femme.

   La lucidité sur leur folie, leur faiblesse mais aussi leurs motifs de fierté est un trait récurrent d’un grand nombre de récits. Mais cette lucidité est obérée par un sens hypertrophié de fatalisme. De manière générale, les personnages jugent sévèrement ce qu’ils sont. « Les Russes ont besoin d’un idéal qui leur glace le sang et leur donne la chair de poule » (p.227) dit l’un. « La Russie a besoin d’une main ferme. D’un garde-chiourme avec un bâton. Alors vive le grand Staline ! » (p.135), dit un autre. « Ces vingt dernières années, tout a changé de fond en comble plusieurs fois. Et quel est le résultat ? « Poutine dehors ! Poutine dehors !, c’est le dernier tantra à la mode… Je ne vais pas à ces manifs à grand spectacle. Admettons que Poutine s’en aille…Ce sera un nouvel autocrate qui montera sur le trône. Les gens continueront à voler comme avant. On aura toujours les entrées d’immeubles pleines de crachats, des vieux abandonnés, des fonctionnaires cyniques et des policiers arrogants… Et on trouvera toujours normal de donner des pots-de-vin. A quoi bon changer de gouvernement si nous ne changeons pas nous-mêmes ? Je ne crois pas à la démocratie chez nous. On est un pays oriental… Féodal…Au lieu d’intellectuels, on a des popes » (p. 350) dit un autre encore.

    J’avoue avoir de la peine à me faire une idée de la réalité russe. Les récits que Svetlana Alexievitch sélectionne en sont-ils vraiment représentatifs ? Je ne parviens pas à croire que le mot de liberté n’évoque pour ce peuple cultivé que celui de consommation ou que l’économie de marché ne soit comprise qu’à travers ce qui en est une caricature. C’est pourtant ce qu’elle laisse entendre, du moins pour sa génération. « Alors la voilà, cette liberté ! Nous attendions-nous à ce qu’elle soit comme ça ? Nous étions prêts à mourir pour nos idéaux. A nous battre pour eux. Mais c’est une vie « à la Tchékhov » qui a commencé. Sans histoire. Toutes les valeurs se sont effondrées, sauf celles de la vie. De la vie en général. Les nouveaux rêves, c’est de se construire une maison, de s’acheter une belle voiture, de planter des groseilliers… Il s’est avéré que la liberté était la réhabilitation de cet esprit petit-bourgeois que l’on avait l’habitude d’entendre dénigrer en Russie. La liberté de Sa Majesté la Consommation. L’immensité des ténèbres » (p. 22).

   Si la société libérale à construire en Russie n’a pas d’autre sens pour des intellectuels dont la mission devrait être d’en rappeler les principes et d’en souligner la dignité, faut-il s’étonner du retour en grâce des  idéaux mortifères ? La nostalgie du « Grand » Staline, les tee-shirts à son effigie ou à celle de Che Guevara, l’exaltation d’une « main de fer »  pour restaurer la Russie dans sa grandeur, etc.  Air connu, même chez nous. Romantisme indécrottable de l’âme humaine et pas seulement de l’âme russe.