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Sophistique. Sophiste. Sophisme.

 

   

I)                   La sophistique.
 
 

  Forme de culture caractérisant l’intelligentsia hellénique au siècle de Périclès, la sophistique est représentée par de grands intellectuels : Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos, etc. Tous sont étrangers à Athènes où ils s’installent périodiquement pour enseigner en se faisant payer leurs leçons. Ce qui scandalise dans une cité où l’éducation est la responsabilité des aînés soucieux de former la jeunesse. Dans l’Apologie de Socrate, Platon fait dire, avec ironie, à Socrate : «  Si quelqu’un vous a dit encore que je me mêle d’enseignement et me fais payer pour cela, cela non plus n’est pas vrai. Ce n’est pas d’ailleurs que je ne trouve beau d’être capable d’instruire les hommes, comme Gorgias le Léontin, comme Prodicos de Kéos, comme Hippias d’Elis. Chacun de ces maîtres, Athéniens, dans quelque ville qu’il se rende, a le don d’attirer les jeunes gens, et quand ceux-ci pourraient s’attacher sans bourse délier à tel de leurs concitoyens qu’il leur plairait, ils leur persuadent de quitter la compagnie de leurs concitoyens pour s’attacher à eux, et les jeunes gens les payent pour cela et se tiennent encore pour leurs obligés » 19e.

 
 L’enseignement des Sophistes est difficile à unifier. Jaeger souligne que tous ont un point commun,  « tous professaient l’arétê politique, et tous souhaitaient l’inculquer en augmentant les capacités intellectuelles par l’exercice – quelle que soit la façon dont celui-ci était compris ».Paideia. §3 du LII.
 On a dit, précise-t-il encore « qu’ils furent les fondateurs de la science éducative. Ils créèrent en effet la pédagogie et, de nos jours encore, la culture intellectuelle suit dans une large mesure les voies qu’ils ont tracées » Ibid.  

 En un certain sens, ils furent les fondateurs de l’humanisme. C’est très clair dans le récit du mythe de Prométhée [1] que Platon fait prononcer par Protagoras dans le dialogue éponyme. Protagoras montre que la nature de l’homme est de produire de la culture grâce à son intelligence technicienne et politique. Dans ces conditions, on comprend que l’éducation doive  développer les compétences par lesquelles l’homme s’invente lui-même et invente son monde. Ce sont à la fois les techniques et l’art de la parole.

   L’éducation sophistique repose donc à la fois sur l’accent mis sur les techniques et sur la parole, les deux attributs de la nature humaine.

 
   Platon pourtant est d’une extrême sévérité avec la paideia sophistique. Il accuse, dans Le Sophiste, ces maîtres d’un nouveau genre d’être des « faiseurs de prestiges », autrement dit des « montreurs de marionnettes ». Le procès porte sur deux points essentiels. D’une part sur l’idée que le sophiste sait parler d’un art mais il ne le possède pas, d’autre part sur l’idée que le logos a une autre vocation que celle que lui assignent les sophistes. Platon leur reproche avant tout d’être des faiseurs d’opinion et sous le nom d’éducation de ne pas se préoccuper d’une authentique éducation morale.
 
  Le différend apparaît clairement dans l’opposition Protagoras – Socrate. Mais tous les dialogues platoniciens mettent en scène l’altérité de deux manières de concevoir l’homme et la façon dont il doit se conduire.
  La sophistique est coupable, pour le philosophe, de réduire l’homme à sa dimension empirique, de faire le deuil de sa dimension métaphysique et morale. En cela elle est d’une grande modernité. Les sciences humaines dont les sciences de l’éducation, l’exaltation du relativisme, le culturalisme sont, aujourd’hui, les héritiers du mouvement sophistique. Nous aussi avons fait le deuil de l’absolu et de l’idée que tout n’est pas tributaire de l’arbitraire des jugements individuels ou des conventions collectives. Notre mentalité sophistique veut qu’il n’y ait pas d’étalon de mesure absolu et universel en matière de valeurs et de sens. Seuls les énoncés scientifiques peuvent se prévaloir de faire l’accord des savants mais hors du champ des sciences, l’opinion est reconnue comme indépassable. La culture démocratique se pense donc comme culture de la tolérance et du compromis.
  Dans le conflit opposant Protagoras et Socrate, c’est le premier qui a gagné.
 
  Qu’enseigne-t-il donc pour être d’une si criante actualité ? Que « L’homme est la mesure de toutes choses ». Et par « homme » le sophiste n’entend pas à la manière socratique, l’être doué d’un pouvoir de transcendance. Il ne définit pas l’homme par la raison ou le logos conçu comme Verbe transcendant, il entend l’individu empirique réductible à ses déterminations psychologiques, sociales, historiques, biologiques etc.
  Il s’ensuit qu’il n’y a pas d’universalité humaine possible; chacun est prisonnier de sa particularité et appréhende le réel à travers son prisme. Il n’y a pas de vérité et de valeur absolue. Il y a autant de vérités que de sujets parlants, autant de réels que de sujets qui s’en emparent. Toutes les visions se valent, puisque pour juger que l’une est plus vraie que l’autre, il faudrait une mesure commune or le propre de la sophistique est d’affirmer qu’il n’y en a pas.
  Protagoras est ainsi le théoricien du subjectivisme et du relativisme. Il cautionne le slogan de l’opinion: « A chacun sa vérité ».
  Tout au plus est-il permis de dire que certaines idées sont plus utiles que d’autres par rapport aux besoins ou aux intérêts majoritaires.
  S’il en est ainsi, la tâche des hommes n’est pas de chercher la vérité, de s’appliquer à discriminer le vrai du faux, elle est d’apprendre à rendre puissantes les idées les plus utiles.
  Les sophistes enseignent donc la rhétorique ou art d’argumenter en étant capables de soutenir avec autant de vraisemblance une idée et le contraire de cette idée. Ils enseignent, au fond, un art de la parole désolidarisé du souci de la vérité et de la valeur, ils enseignent une technique de pouvoir.
 
  De fait, s’il n’y a pas, au-delà de ce qui différencie les hommes, un horizon d’universalité dans lequel ils peuvent se reconnaître, il n’y a plus que des rapports de force où il faut tirer le mieux possible son épingle du jeu. C’est à cette conséquence que conduit le déni de la raison comme capacité de transcendance. Il légitime le fait : la toute puissance des opinions, les luttes d’intérêts, l’instrumentalisation idéologique du raisonnement. Il supprime la condition de possibilité d’un vrai dialogue entre les hommes. Or si le dialogue est absent en fait, n’est-il pas possible en droit ?
 
  La philosophie est le rêve d’une cité du dialogue, un rêve qui est aussi son chemin de réalisation car il suffit de se mettre à philosopher pour comprendre que la raison est, en nous, le siège d’une exigence absolue à laquelle on ne saurait se dérober sans trahir son humanité.
 
II)                Sophiste.
 
 
 
 
 
PB : Ce jugement présuppose que, pour être valide, le raisonnement doit se soumettre aux exigences intérieures et transcendantes de l’esprit, exigences que l’on postule en tout esprit mais qui n’ont pas d’autres témoins que la bonne volonté de celui qui se soumet à leur ordre. Platon appelle philosophe l’homme respectueux de ces exigences. Pour lui, la raison ou l’esprit n’est pas une faculté au service de l’homme et de ses intérêts empiriques. Elle est l’arbitre de la connaissance et de l’action. Elle a un caractère absolu et universel.
 C’est ce présupposé que la sophistique récuse. D’où son parti pris du subjectivisme, du relativisme et du pragmatisme.
 
 Le débat est toujours ouvert. Qu’est-ce que l’homme et qu’en est-il de sa prétention à la vérité ?
 
 A méditer :
«  La sophistique diffère de la dialectique par la manière d’user du raisonnement et de la philosophie par son choix d’une manière de vivre ». Aristote. Métaphysique. Livre IV.