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Solitude, esseulement, isolement. Hannah Arendt.

 

     

« La morale concerne l’individu dans sa singularité. Le critère de ce qui est juste et injuste, la réponse à la question : que dois-je faire? ne dépendent en dernière analyse ni des us et coutumes que je partage avec ceux qui m’entourent ni d’un commandement d’origine divine ou humaine, mais de ce que je décide en me considérant. Autrement dit, si je ne peux pas accomplir certaines choses, c’est parce que, si je les faisais, je ne pourrais plus vivre avec moi-même.

Ce vivre-avec-moi est davantage que le conscient [consciousness], davantage que la connaissance directe de moi-même [self-awareness] qui m’accompagne dans tout ce que je fais et dans tout ce que j’affirme être. Etre avec moi-même et juger par moi-même s’articulent et s’actualisent dans les processus de pensée, et chaque processus de pensée est une activité au cours de laquelle je me parle de ce qui se trouve me concerner. Le mode d’existence qui est présent dans ce dialogue silencieux, je l’appellerais maintenant solitude. La solitude représente donc davantage que les autres modes d’être seul, en particulier et surtout l’esseulement et l’isolement, et elle est différente d’eux.

   La solitude implique que, bien que seul, je sois avec quelqu’un (c’est-à-dire moi-même). Elle signifie que je suis deux en un, alors que l’isolement ainsi que l’esseulement ne connaissent pas cette forme de schisme, cette dichotomie intérieure dans laquelle je peux me poser des questions et recevoir une réponse. La solitude et l’activité qui lui correspond, qui est la pensée, peuvent être interrompues par quelqu’un d’autre qui s’adresse à moi ou, comme toute activité, lorsqu’on fait quelque chose d’autre, ou par la simple fatigue. Dans tous ces cas, les deux que j’étais dans la pensée redeviennent un. Si quelqu’un s’adresse à moi, je dois maintenant lui parler à lui, et non plus à moi-même; quand je lui parle, je change. Je deviens un : je suis bien sûr conscient de moi-même, mais je ne  suis plus pleinement et explicitement en possession de moi-même. Si une seule personne s’adresse à moi et si, comme cela arrive parfois, nous commençons à parler sous forme de dialogue des mêmes choses qui préoccupaient l’un d’entre nous tandis qu’il était encore dans la solitude, alors tout se passe comme si je m’adressais à un autre soi. Et cet autre soi, allos authos, Aristote le définissait à juste titre comme l’ami. Si, d’un autre côté, mon processus de pensée dans la solitude s’arrête pour une raison ou une autre, je deviens un aussi. Parce que ce un que je suis désormais est sans compagnie, je peux rechercher celle des autres — sous la forme de gens, de livres, de musique —, et s’ils me font défaut ou si je suis incapable d’établir un contact avec eux, je suis envahi par l’ennui et l’esseulement. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’être seul : je peux m’ennuyer beaucoup et me sentir très esseulé au milieu de la foule, mais pas dans la vraie solitude, c’est-à-dire en compagnie de moi-même ou avec un ami, au sens d’un autre soi. C’est pourquoi il est bien plus difficile de supporter d’être seul au milieu de la foule que dans la solitude — comme Maître Eckhart l’a fait remarquer.

   Le dernier mode d’être seul, que j’appelle isolement, apparaît quand je ne suis ni avec moi-même ni en compagnie des autres, mais concerné par les choses du monde. L’isolement peut être la condition naturelle pour toutes sortes de travaux dans lesquels je suis si concentré sur ce que je fais que la présence des autres, y compris de moi-même, ne peut que me déranger. Il se peut qu’un tel travail soit productif, qu’il consiste à fabriquer un objet nouveau, mais ce n’est pas nécessaire: apprendre ou même lire simplement un livre requiert un certain degré d’isolement; il faut être protégé de la présence des autres. L’isolement peut aussi apparaître comme un phénomène négatif: les autres avec lesquels je partage un certain souci pour le monde peuvent se détourner de moi. Cela arrive fréquemment dans la vie politique c’est le loisir forcé de l’homme politique ou plutôt de l’homme qui, en lui-même, reste citoyen, mais a perdu le contact avec ses concitoyens. L’isolement en ce deuxième sens ne peut se surmonter qu’en se transformant en solitude, et tous ceux qui connaissent bien la littérature latine savent comment les Romains, au contraire des Grecs, ont découvert que la solitude et avec elle la philosophie pouvaient constituer un mode de vie au cours du loisir forcé qui s’impose quand on se retire des affaires publiques. Lorsqu’on découvre la solitude après avoir mené une vie active en compagnie de ses pairs, on en vient au point auquel Caton disait: « Jamais je ne suis plus actif que quand je ne fais rien, et jamais je ne suis moins seul que lorsque je suis avec moi-même.» On peut encore percevoir dans ces mots, je crois, la surprise qu’éprouve un homme actif, qui au départ n’était pas seul et était loin de ne rien faire, face aux délices de la solitude et à l’activité deux-en-un de la pensée. […]

   Si j’ai mentionné ces diverses façons d’être seul ou les diverses manières dont ma singularité humaine s’articule et s’actualise, c’est parce qu’il est très facile de les confondre, non seulement car nous avons tendance à céder à la facilité et à ne pas nous soucier des distinctions, mais aussi car l’on passe de l’une à l’autre invariablement et presque sans le remarquer. Le souci de soi en tant que norme ultime pour la conduite humaine n’existe bien sûr que dans la solitude. On retrouve sa validité démontrable dans la formule générale: «Mieux vaut subir une injustice qu’en commettre une », laquelle, comme nous l’avons vu, repose sur l’idée qu’il vaut mieux être en désaccord avec le monde entier que, si on est un, l’être avec soi-même. Cela ne peut rester valide que pour un être pensant, qui a besoin de la compagnie de lui-même pour pouvoir penser. Rien de ce que nous avons dit n’est valide pour l’esseulement et l’isolement ».

                           Hannah Arendt. Questions de philosophie morale, dans Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p. 125 à 128. Traduction de Jean-Luc Fidel.

 

 

 Eléments d’élucidation.

 

1)      Remarque liminaire: pensée et jugement.

 

    Ce qui me plaît chez Hannah Arendt, c’est sa manière singulière de revisiter la tradition philosophique et la pensée commune, en questionnant toujours à nouveau frais notre expérience des grandes et des petites choses. Exemplarité des vrais penseurs ; ils affrontent la question du sens dans le dénuement d’une interrogation rebelle aux habitudes mentales commodes et à la tentation de se clore dans une quelconque certitude. D’où les métaphores que l’auteur mobilise pour dire ce qui caractérise en propre la pensée. [1] Elle est comme la toile de Pénélope défaisant chaque matin ce qu’elle a fini la nuit précédente ; « vent qui balaie », elle « accable l’homme d’obstacles », ne lui apporte ni valeurs, ni règles générales sous lesquelles subsumer les cas particuliers avec assurance. C’est que penser n’est pas connaître. La quête du sens n’est pas assimilable à la soif de connaissance. Arendt reprend la distinction kantienne du penser et du connaître, de la raison et de l’intellect, même si son interprétation, pas toujours strictement kantienne, consiste surtout à établir que l’enjeu de la fonction critique de la pensée n’est pas le savoir ou la vérité mais l’ouverture même à la quête incessante du sens. D’où l’épigraphe du premier tome de La vie de l’esprit, intitulé La pensée, plaçant son analyse sous l’autorité du Heidegger de Qu’appelle-t-on penser ? plutôt que de celle de Kant :

 

« La pensée n’apporte pas le savoir comme font les sciences.

   La pensée n’apporte pas la sagesse pratique.

   La pensée ne résout pas les énigmes de l’univers.

   La pensée ne nous donne pas directement le pouvoir d’agir ».

 

   Idée-force chez Hannah Arendt : Le but de la pensée n’est pas la vérité, c’est l’apprentissage de la capacité de juger. Capacité toujours personnelle, requise dans toutes les occurrences de l’existence et en particulier dans les moments historiques de crise où seule cette aptitude est sans doute de nature à nous sauver des désastres. C’est ce que son étude du phénomène totalitaire et du cas Eichmann lui a appris. La source du mal ne procède pas d’un fonds de méchanceté ou d’une corruption native de la nature humaine. Elle est somme toute banale dans la mesure où elle a rapport à l’ineffectivité d’une activité inhérente à la condition humaine, principalement dans certaines situations politiques qui en détruisent les conditions de possibilité. Cette activité est l’activité pensante dont Arendt pointe la fonction propédeutique dans la formation du jugement. Non point que la pensée puisse fournir des règles générales nous dispensant de la responsabilité de juger. Juger consiste toujours à tracer la frontière entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, le beau et le laid dans des situations inédites, et tout se passe comme si l’esprit était toujours pris au dépourvu. Néanmoins l’activité pensante n’est pas sans effet libérateur sur cette faculté et c’est peut-être seulement en elle qu’elle revêt une visibilité dans le monde. Comme ce sont les jugements de Socrate qui font apparaître le citoyen-penseur Socrate, ce sont ceux d’Eichmann qui révèlent son désert intérieur. D’où les implications politiques de l’exercice réflexif.

    « L’élément purgatif dans la pensée, ce qui faisait de Socrate une sage-femme, qui met au jour les implications des opinions qui n’ont pas été examinées et les détruit ainsi — valeurs, doctrines, théories et même convictions —, est politique par implication. Car cette destruction a un effet libérateur sur une autre faculté humaine, la faculté de jugement, dont on pourrait dire, à juste titre, qu’elle est la plus politique des aptitudes mentales de l’homme. C’est la faculté de juger le particulier sans le subsumer sous les règles générales qui ne peuvent s’enseigner ni s’apprendre avant de devenir des habitudes qu’on peut remplacer par d’autres habitudes et règles. 

    La faculté de juger le particulier (que Kant a découverte), l’aptitude à dire, « ceci est injuste », «ceci est beau», etc., n’est pas la même chose que la faculté de penser. Penser traite d’invisibles, de représentations de choses qui sont absentes; juger concerne toujours des particuliers et des choses qui sont à disposition. Mais les deux sont liés […] » Pensée et considérations morales, 1971, dans Responsabilité et jugement, Payot, 2005, p.213.

 

   Voilà pourquoi elle commençait sa conférence par ce propos :   « L’activité de penser en tant que telle, l’habitude d’examiner et de réfléchir à tout ce qui arrive, quel que soit le contenu spécifique et indépendamment des résultats qui s’ensuivent, cette activité peut-elle être de nature à « conditionner » les hommes à ne pas commettre le mal ? » se demande-t-elle dans Pensées et considérations morales dans Responsabilité et jugement, Payot, p. 186.

    Tout son travail philosophique, l’élaboration de ses célèbres distinctions entre la pensée et l’action, la pensée et le jugement, les us et coutumes et la morale, la solitude, l’esseulement et l’isolement comme modalités d’être fondamentalement différentes de l’homme dans le monde ont pour fonction d’éclairer cette question.

 

 

2)      Idées générales du texte.

 

a)      Morale et souci de soi.

 

   Le texte s’ouvre par des considérations sur la morale. Qu’est-ce qui est au principe de la faculté de discriminer le bien et le mal ? Pourquoi certains hommes n’ont-ils pas substitué au « ne tuez pas », « ne  portez pas de faux témoignages contre votre prochain» de l’ancienne morale, le « tuez », «dénoncez», des mots d’ordre hitlériens ou staliniens?

   Il n’est pas exagéré de dire que cette question a hanté Hannah Arendt. Témoin de l’horreur totalitaire et donc de l’effondrement moral de l’Europe au XX° siècle,  elle n’a eu de cesse de comprendre ce qui l’a rendu possible. Et sa réflexion n’a pas conduit cette grande admiratrice de Nietzsche à suivre le « philosophe à coups de marteau » dans la réduction qu’il opère de l’éthique, ou de la morale, aux us et coutumes, et de la conscience à un épiphénomène  de la généalogie de la morale.

   Revenant, comme un leitmotiv, à l’affirmation socratique : « il vaut mieux subir l’injustice que la commettre », il lui a semblé que ce jugement d’un homme singulier, réactualisé par tous ces autres êtres singuliers ayant simplement fait l’expérience, dans la tourmente totalitaire, qu’ils ne pouvaient commettre les forfaits auxquels on les assignait, signifie que la morale n’est pas réductible aux mœurs, qu’elle ne se fonde ni dans un commandement religieux ou humain, ni dans la peur d’être puni, ni dans le souci des autres, comme les formules consacrées peuvent le laisser croire ( Aime ton prochain, ne fais pas aux autres…).

    Avant d’être un rapport aux autres, la morale est un rapport à soi.  Au principe du scrupule à commettre le mal, il y a le souci de soi.

    C’est dire que la morale met en jeu l’individu dans sa singularité et dans l’expérience qu’il fait de lui-même. Or cette expérience n’est pas la même selon qu’on actualise pleinement les possibilités de la conscience ou non. Certes tous les hommes sont des êtres dotés de conscience au sens cognitif (capacité d’avoir la connaissance de ses états et de ses actes) mais tous ne la déploient pas comme capacité morale. Il faut pour cela transformer une possibilité en une activité. Cette possibilité est celle de pouvoir être le témoin de soi-même grâce à l’écart de soi à soi qu’introduit le fait de conscience. Dans le langage qu’Hannah Arendt trouve chez Socrate, il faut que le témoin que chacun porte en soi « ne reste pas à la maison ». Il faut donc vivre avec lui. Ce qui signifie non seulement, pour chacun, le courage de se donner le spectacle de ses faits et gestes mais aussi celui de les examiner  avec la rigueur d’un juge implacable. Impossible de tricher avec soi-même dès lors qu’on ne se soustrait pas à sa dualité intérieure, mais aussi impossible de vivre en paix dans la contradiction intime et dans le mépris de soi-même.

   Voilà pourquoi, Hannah Arendt lie toujours le précepte socratique : « Commettre l’injustice est pire que la subir, et j’aimerais mieux quant à moi la subir que la commettre » (Gorgias, 469c) à cette autre affirmation : « Mieux vaudrait me servir d’une lyre dissonante et mal accordée, diriger un chœur mal réglé, ou me trouver en désaccord ou en opposition avec tout le monde, que l’être avec moi-même, étant un et de me contredire » (Gorgias, 482bc)

   C’est que la première proposition est le fondement de la seconde. Il vaut mieux subir l’injustice que la commettre parce que personne ne veut vivre avec un scélérat et dans un monde peuplé de scélérats, personne ne veut être en guerre avec lui-même, mais tout homme veut être en bonne compagnie avec lui-même.

   « Il vaut mieux subir une injustice que d’en commettre une, parce qu’on peut rester l’ami de celui qui l’a subie; qui voudrait être l’ami d’un meurtrier et vivre avec lui? Pas même un meurtrier. Quelle sorte de dialogue avoir avec lui? Précisément le dialogue que le Richard III de Shakespeare tient avec lui-même après qu’un grand nombre de meurtres ont été commis: « Comment! est-ce que j ‘ai peur de moi-même ? Il n’y a que moi ici! Richard aime Richard, et je suis bien moi. Est-ce qu’il y a un assassin ici? Non… Si, moi! Alors fuyons… Quoi, me fuir moi-même?… Bonne raison ! Pourquoi? De peur que je me châtie moi-même… Qui ? Moi-même! Bah! Je m’aime moi ! … Pourquoi? Pour un peu de bien que je me suis fait à moi-même? Oh non ! hélas! je m’exécrerais bien plutôt moi-même pour les exécrables actions commises par moi-même. Je suis un scélérat… Mais non, je mens, je n’en suis pas un. Imbécile, parle donc bien de toi-même… Imbécile, ne te flatte pas. »

   On peut trouver une rencontre similaire entre soi et soi, dédramatisée, douce et presque tranquille en comparaison dans l’un des dialogues socratiques contestés, le Grand Hippias (qui, même s’il n’a pas été écrit par Platon, apporte cependant des éléments authentiques sur Socrate). A la fin, Socrate explique à Hippias, qui s’est avéré être un partenaire particulièrement nigaud, quel «immense bonheur» il a comparé à lui qui, quand il rentre chez lui est attendu par un compagnon insupportable «qui ne cesse de [le] réfuter, un proche qui habite la même maison ». Entendant Socrate exprimer les opinions de Hippias, il lui demandera s’il n’a «pas honte d’oser disserter sur les belles occupations [lui] qui [se] laisse manifestement réfuter sur les questions du beau au point de ne même pas savoir quelle peut bien être la nature propre de ce “beau” » (304) En d’autres termes, quand Hippias rentre chez lui, il reste un; bien qu’il ne perde certainement pas conscience, il ne fera rien pour actualiser la différence en lui. Avec Socrate ou, sur ce point, Richard III, c’est une autre histoire. Ils n’ont pas seulement des rapports avec les autres, ils ont des rapports avec eux-mêmes. La thèse ici est que ce que l’un appelle « l’autre compagnon » et l’autre « la conscience » [conscience] n’est jamais présent, sauf quand ils sont seuls. Quand minuit passe et que Richard rejoint la compagnie de ses amis, alors «la conscience n’est qu’un mot dont usent les couards, qu’ils ont inventé pour maintenir les forts dans la crainte». Et même Socrate, si attiré par le marché, doit rester chez lui, où il sera seul, dans la solitude, pour rencontrer l’autre compagnon. » Pensées et considérations morales, dans Responsabilité et jugement, Payot, p. 210.211.

 

 b)      Le deux-en un.

 

   Ne pas laisser le témoin à la maison, vivre avec lui dans le débat intérieur, c’est précisément la définition qu’on peut donner avec Platon de la pensée. Elle est, disait-il, le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. De fait la pensée consiste à faire retour sur soi, à examiner ses opinions, à douter, à interroger en se faisant à soi-même les questions et les réponses. La pensée est par nature dialogique et cela indique que l’homme qui pense n’est pas un être unifié. Il n’existe pas dans l’identité massive de soi avec soi. Il se met à distance de sa conviction première et pour l’examiner il doit nécessairement déplacer son point de vue en se mettant à la place des autres. Le penser par soi-même est inséparable du penser en se mettant à la place de tout autre. Il n’y a pas de pensée véritable dans l’étroitesse d’esprit et l’on sait que Kant associait la pensée en quête d’autonomie, la pensée sans préjugé à une mentalité élargie et au souci de la cohérence interne. (Cf. Les maximes du sens commun [2]).

   C’est dire que le penseur n’est pas un, il est au moins deux-en-un et même plusieurs-en-un.

   Thème cher à Hannah Arendt. En inventant cette formule heureuse, elle articule deux thèses conjointes récurrentes dans son œuvre.

 

 c)      Solitude, esseulement, isolement.

 

      Les élucidations précédentes permettent de comprendre l’enjeu des distinctions opérées par Hannah Arendt. A l’évidence, elles renvoient moins à des catégories psychologiques que politiques, mais elles concernent la condition humaine dans la mesure où la dimension politique lui est essentielle. Ce qui est en jeu en elles, c’est donc l’expérience humaine au sens où elle est fondamentalement celle d’un monde commun. Or certaines modalités d’être se définissent par une suspension de l’appartenance au monde ou de la relation aux autres. C’est là le point commun de la solitude, de l’esseulement et de l’isolement. Dans les trois cas, l’homme est seul, néanmoins il y a diverses façons d’être seul et, comme le souligne l’auteur, « il est très facile de les confondre, non seulement car nous avons tendance à céder à la facilité et à ne pas nous soucier de ces distinctions, mais aussi car l’on passe de l’une à l’autre invariablement et presque sans le remarquer ».

    La question est donc de savoir en quoi consistent ces différentes modalités d’être seul.

   Le début de l’analyse fait de l’absence ou de la présence de la dualité intérieure le critère de discrimination déterminant. Si la solitude du penseur implique le dédoublement du moi ou le deux-en-un, l’esseulement et l’isolement l’excluent. Ils « ne connaissent pas cette forme de schisme, cette dichotomie intérieure dans laquelle je peux me poser des questions et recevoir une réponse ».

   Néanmoins la suspension du débat intérieur ne renvoie pas à la même expérience selon que l’on a affaire à l’esseulement ou à l’isolement et pour comprendre ce qui les différencie, Arendt propose d’examiner les différentes situations dans lesquelles la solitude nécessaire au débat intérieur est interrompue. Elle distingue trois cas:

    Dans toutes ces situations « les deux que j’étais dans la pensée redeviennent un », non point que la conscience au sens cognitif disparaisse, mais « je ne suis plus pleinement et explicitement en possession de moi-même ». Brève précision, lourde de sens pourtant. Elle signifie qu’un homme ne s’approprie jamais mieux sa vérité humaine, fût-elle celle d’une singularité irréductible, que dans et par l’activité de l’esprit. Par celle-ci, il est ouvert au monde commun dont sa conscience est le reflet. Il se sent partie prenante, même si c’est sous la forme paradoxale du retrait réflexif, d’une condition que nous partageons avec d’autres avec lesquels nous avons à débattre et à agir. Le penseur éprouve au plus intime de lui-même que la pluralité est le fait ontologique fondamental et que le vrai cogito n’est pas : je pense donc je suis, mais je pense donc nous sommes. C’est pourquoi le dialogue intérieur est la condition de possibilité du dialogue avec les autres. Lorsque quelqu’un m’adresse la parole, l’autre en compagnie duquel je vis change seulement de place. Il cesse de se loger dans mon for intérieur et, en se dotant d’une présence réelle, il me fait recouvrer mon unité. En présence d’autrui, je surgis comme un individu distinct de lui, à la fois différent et égal à lui. Et tout se passe comme si je pouvais continuer avec lui le débat que j’avais engagé avec moi-même. Tout se passe, dit Arendt, comme si « je m’adressais à un autre soi. Et cet autre soi, allos authos, Aristote le définissait à juste titre comme l’ami ». Le partenaire d’une condition commune et non l’adversaire ou l’ennemi.

    « Ce qu’a découvert Socrate, c’est qu’on peut avoir des rapports avec soi-même, aussi bien qu’avec les autres, et que les deux types de rapport présentent des points communs. Aristote, parlant de l’amitié remarque : « Il est avec son ami dans une relation semblable à celle qu’il entretient avec lui-même » (Ethique à Nicomaque, 1166 a 30) – ce qui veut dire : on peut poursuivre avec lui le dialogue de la pensée aussi bien qu’avec soi-même. […] Le trait commun […] c’est que le dialogue de la pensée n’a lieu qu’entre amis et que son critère fondamental, sa loi suprême si l’on peut dire, s’énonce ainsi : ne te mets pas en contradiction avec toi-même ». La vie de l’esprit, I, La pensée, Puf, 1978, p. 214.

     Il s’ensuit que, bien qu’elle soit une manière d’être séparé de la communauté, l’expérience individuelle de la solitude est une expérience positive. Le penseur n’est séparé des autres que pour mieux les retrouver. Sa solitude ne signifie ni repli sur soi, ni solipsisme mais prolongement sur la scène intérieure de l’être-avec-les-autres, prolongement sans lequel, l’être-en-commun s’appauvrit voire est rendu impossible.

   Ce qui est précisément le propre de l’esseulement ou de la désolation.

    Dans le texte que j’explique, Hannah Arendt n’est guère explicite sur ce qu’elle appelle esseulement. Elle définit cette expérience, à laquelle le penseur, comme tout un chacun, peut être fugitivement exposé, par la perte absolue de notre appartenance au monde commun. L’homme esseulé n’est plus en compagnie de personne ; ni des autres, ni de lui-même. Aussi tente-t-il d’échapper à l’angoisse de sa solitude auprès de ses semblables, mais prenant la mesure de son isolement parmi eux, il les fuit autant qu’il se fuit lui-même. Il est aussi incapable de revenir à soi pour y être en sa propre compagnie qu’il ne s’éprouve en compagnie des autres. Dans son œuvre, Arendt établit que, lorsque les hommes font massivement cette expérience, elle est liée à certaines conditions politiques ; celles des régimes de terreur typiques du totalitarisme. Elle la définit comme l’effet induit dans les relations humaines de ce qu’elle appelle isolement.

    Elle entend d’ordinaire par là la situation d’un homme réduit à l’impuissance politique. Le mot est donc essentiellement, pour elle, une catégorie politique et renvoie au domaine de l’action. Mais  l’agir n’est pas épuisé par l’action politique, il comprend aussi l’action productrice même si dans la terminologie de notre auteur, [3]l’action politique est distinguée comme praxis de l’action productrice comme poièsis. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas l’action implique nécessairement l’interruption de la solitude. C’est clair pour l’action politique au sens où l’on ne peut agir politiquement qu’avec les autres. C’est vrai aussi pour les autres types d’action au sens où l’attention requise par une activité arrache l’agent à cette façon de se retirer hors de soi et hors du monde caractérisant le débat intérieur.

    L’isolement est donc marqué par l’ambiguïté. Il est une expérience de séparation d’avec les autres, bien qu’on reste concerné par les choses du monde.

   D’une part il est la condition naturelle d’un certain nombre d’activités, toutes celles qui requièrent de ne pas être distrait par soi-même ou par les autres de l’attention exigée par ce que l’on fait. (Œuvre, lecture, étude etc.) Comme telle il est moralement neutre.

   D’autre part il est un phénomène négatif. C’est le cas lorsqu’il désigne la situation de l’homme dans les régimes despotiques. Ceux-ci se reconnaissent au fait qu’ils privent les hommes de leurs droits et de leurs libertés politiques. Ils les empêchent d’agir les uns avec les autres en les condamnant à l’isolement.

    Néanmoins l’isolement n’est pas l’esseulement car il n’est pas synonyme de perte de l’appartenance au monde. Il peut y conduire mais pas nécessairement comme le montre l’exemple du loisir forcé des hommes politiques. A la fin de son texte, Arendt fait allusion à Caton. Caton est bien condamné à l’impuissance politique, et pourtant il n’est pas privé de la compagnie de lui-même et des autres en lui. Comme il le dit : « jamais je ne suis moins seul que lorsque je suis avec moi-même ».

 

   Conclusion :

     Si la solitude de l’activité pensante est une expérience positive de séparation d’avec les autres, l’isolement politique est une expérience négative. L’une et l’autre sont menacées par l’esseulement ou la désolation, expérience limite de la communauté humaine, signe d’un déracinement de l’individu devenu étranger aux autres et à lui-même.  Le vice absolu de ce vécu est de rendre impossible le souci de soi. Or dès qu’un homme n’a plus le souci de soi, il n’y plus de rempart contre le pire. 

 

 

PS : Pour bien comprendre ce que Hannah Arendt appelle esseulement ou désolation, dans sa différence d’avec l’isolement et la solitude,  il faut lire Le système totalitaire.

 

   « L’isolement et l’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité fondamentale et absolue d’agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un régime tyrannique, les contacts politiques entre les hommes sont rompus et les aptitudes humaines pour l’action et le pouvoir sont contrariées. Mais ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés, ce ne sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère de la vie privée avec ses possibilités d’expérience, d’invention et de pensée est laissée intacte. Nous savons que le cercle de la terreur totale ne laisse pas d’espace à une telle vie privée et que l’auto-contrainte de la logique totalitaire détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter et de penser aussi certainement que celle d’agir.

   Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique, se nomme désolation dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation font deux. Je peux être isolée — c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi — sans être « désolée » et je peux être désolée, c’est-à-dire dans une situation où, en tant que personne je me sens à l’écart de toute société humaine — sans être isolée. L’isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune, est détruite. Pourtant l’isolement; bien que destructeur du pouvoir et de la faculté d’agir, non seulement laisse intactes les activités dites productives des hommes : il leur est même nécessaire. L’homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à s’isoler lui-même dans son travail, autrement dit à quitter temporairement le domaine de la politique. La fabrication (poièsis, la confection des choses), en tant qu’elle se distingue de l’action (praxis) d’une part et du travail pur d’autre part, est toujours menée à bien dans un certain isolement par rapport aux préoccupations communes, que le résultat soit une œuvre d’artisanat ou d’art. Dans l’isolement, l’homme reste en contact avec le monde en tant qu’œuvre humaine ;  ce n’est que lorsque la forme la plus élémentaire de créativité humaine — c’est-à-dire le pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun — est détruite, que l’isolement devient absolument insupportable. C’est ce qui peut se produire dans un monde où les valeurs majeures sont dictées par le travail, autrement dit où toutes les activités humaines ont été transformées en travail. Dans de telles conditions, seul demeure le pur effort du travail, autrement dit l’effort pour se maintenir en vie, et le rapport au monde comme création humaine est brisé. L’homme isolé qui a perdu sa place dans le domaine politique de l’action est tout autant exclu du monde des choses, s’il n’est plus reconnu comme homo faber, mais traité comme un animal laborans dont le nécessaire « métabolisme naturel» n’est un sujet de préoccupation pour personne. Alors l’isolement devient désolation. Une tyrannie fondée sur l’isolement laisse généralement intactes les capacités productives de l’homme; une tyrannie sur les « travailleurs », comme par exemple le pouvoir sur les esclaves dans l’antiquité, serait, dès lors, automatiquement un pouvoir sur des hommes  désolés et non simplement isolés, et tendrait à devenir totalitaire.

   Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme.

   La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime  totalitaire, et, pour l’idéologie et la logique, préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place clans le monde, reconnue et garantie par les autres; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité, de même que l’isolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle clans la politique, la désolation va à l’encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l’une des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même l’expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être-en- rapport avec d’autres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C’est seulement parce que nous possédons un sens commun, parce que ce n’est pas un, mais plusieurs hommes qui habitent la terre, que nous pouvons nous lier à l’immédiateté de notre expérience sensible. Pourtant, il nous suffit de nous rappeler qu’un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes inutiles, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l’expérience d’être abandonnés par tout et par tous.

   La désolation n’est pas la solitude. Celle-ci requiert que l’on soit seul, alors que celle-là n’apparaît jamais mieux qu’en compagnie. Hormis quelques remarques éparses — généralement présentées de manière paradoxale comme le mot de Caton (rapporté par Cicéron De Republica I, 17) : numquam minus solum esse, quam cum solus esset, « il n’était jamais moins seul que lorsqu’il était seul », ou plutôt « il ne se sentait jamais moins seul que lorsqu’il était dans la solitude » — il semble qu’Epictète, l’esclave affranchi, philosophe d’origine grecque, fut le premier à distinguer entre désolation et solitude. Sa découverte était, en un sens, accidentelle, sa préoccupation majeure n’étant ni la solitude, ni la désolation, mais l’être seul (monos) au sens d’une absolue indépendance. Comme Epictète le fait observer (Dissertationes, Livre 3, ch. 13) l’homme désolé (eremos) se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à l’hostilité desquels il est exposé. Le solitaire au contraire est seul et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans la solitude je suis, en d’autres termes, «parmi moi-même », en compagnie de moi-même; et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour recouvrer son unité : l’unité d’un individu immuable dont l’identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu’un d’autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres; et c’est la grande grâce salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait à nouveau d’eux un « tout », qu’elle les sauve du dialogue de la pensée où l’on demeure toujours ambigu, qu’elle restaure l’identité qui les fait parler avec la voix unique d’une personne irremplaçable.

   La solitude peut devenir désolation; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l’amitié pour les sauver de la dualité, de l’ambiguïté et du doute. Historiquement, on dirait que ce danger ne devint suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes et relevé par l’histoire qu’au XIX° siècle. Il se montra clairement lorsque les philosophes, pour qui la solitude est à elle seule un mode de vie et une condition de travail, ne se contentèrent plus du fait que « la philosophie soit seulement pour le petit nombre » et « commencèrent à soutenir que personne ne les « comprend ». Caractéristique à cet égard est l’anecdote que l’on rapporte à propos de Hegel sur son lit de mort et que l’on aurait difficilement pu raconter à propos d’aucun autre grand philosophe avant lui : «Il n’y en a qu’un qui m’ait compris; et lui aussi a mal compris. » Réciproquement il y a toujours la chance qu’un homme désolé se trouve lui-même et commence le dialogue pensant de la solitude. C’est ce qui, semble-t-il, est arrivé à Nietzsche à Sils Maria quand il conçut Zarathoustra. En deux poèmes (« Sils Maria » et « Aushohen Bergen ») il parle de l’espérance vide et de l’attente languissante de l’homme désolé jusqu’à ce que soudain « um Mittag war’s, da wurde Eins zu Zwei… Num feiren wir, vereinten Siegs gewiss, / das Ferest der Feste; / Freund Zarathustra Kam, der Gast der Gaste!» (« Midi fut, là Un devient Deux… Certain de la victoire unie nous célébrons la fête des fêtes; l’ami Zarathoustra vint, l’hôte des hôtes. »)

   Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et d’éprouver sont perdus en même temps. » Le système totalitaire, Seuil,  Points essais, 1972, p. 226 à 229. Traduction de Jean-Loup Bourget, Robert Davreu, Patrick Lévy.