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Socrate ou la singularité de la posture philosophique. Merleau-Ponty.

Paul-Klee-Burg-und-Sonne--1928-165777

 
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   « Le philosophe moderne est souvent un fonctionnaire, toujours un écrivain, et la liberté qui lui est laissée dans ses livres admet une contrepartie : ce qu’il dit entre d’emblée dans un univers académique où les options de la vie sont amorties et les occasions de la pensée voilées. Sans les livres, une certaine agilité de la communication aurait été impossible, et il n’y a rien à dire contre eux. Mais ils ne sont enfin que des paroles plus cohérentes. Or, la philosophie mise en livres a cessé d’interpeller les hommes. Ce qu’il y a d’insolite et presque d’insupportable en elle s’est caché dans la vie décente des grands systèmes. Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’État, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate.

   La vie et la mort de Socrate sont l’histoire des rapports difficiles que le philosophe entretient, – quand il n’est pas protégé par l’immunité littéraire, – avec les dieux de la Cité, c’est-à-dire avec les autres hommes et avec l’absolu figé dont ils lui tendent l’image. Si le philosophe était un révolté, il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part soi que le monde comme il va est inacceptable ; on aime bien que cela soit écrit, pour l’honneur de l’humanité, quitte à l’oublier quand on retourne aux affaires. La révolte donc ne déplaît pas. Avec Socrate, c’est autre chose. Il enseigne que la religion est vraie, et on l’a vu offrir des sacrifices aux dieux. Il enseigne qu’on doit obéir à la Cité, et lui obéit le premier jusqu’au bout. Ce qu’on lui reproche n’est pas tant ce qu’il fait, mais la manière, mais le motif. Il y a dans l’Apologie un mot qui explique tout, quand Socrate dit à ses juges : Athéniens, je crois comme aucun de ceux qui m’accusent. Parole d’oracle : il croit plus qu’eux, mais aussi il croit autrement qu’eux et dans un autre sens. La religion qu’il dit vraie, c’est celle où les dieux ne sont pas en lutte, où les présages restent ambigus – puisque, enfin, dit le Socrate de Xénophon, ce sont les dieux, non les oiseaux, qui prévoient l’avenir, – où le divin ne se révèle, comme le démon de Socrate, que par une monition silencieuse et en rappelant l’homme à son ignorance. La religion est donc vraie, mais d’une vérité qu’elle ne sait pas elle-même, vraie comme Socrate la pense et non comme elle se pense. Et de même, quand il justifie la Cité, c’est pour des raisons siennes et non par les raisons d’État ».
Merleau-Ponty. Eloge de la philosophie. Leçon inaugurale faite au Collège de France. (15 janvier 1953)
 
 
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Thème: La posture philosophique.

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Question : En quoi consiste la singularité de cette posture et s’il est vrai, comme l’atteste l’exemple socratique, que le philosophe a des rapports conflictuels avec l’opinion, le politique et le religieux, s’agit-il de croire qu’il incarne la figure de l’homme révolté ?

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Thèse : Non, répond Merleau-Ponty. Si le philosophe était un homme révolté, il vivrait d’une vie plus familière aux autres hommes. Ni il ne « choquerait », ni il ne « déplairait ». Car qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non à une situation au moment où il se dit oui à lui-même. La révolte vit de contradiction et cette contradiction est la vérité secrète de l’existence puisque la vie, la parole, le projet impliquent une complicité avec le monde des choses et des autres et néanmoins la conscience ne peut s’exercer que sous la forme de la négativité. Dans son insincérité même (Cf. Merleau-Ponty : « La révolte nue est insincère ». Préface de Sens et non-sens) la révolte est dans l’ordre des choses car qui oserait prétendre que le monde comme il va est satisfaisant et malgré tout qu’il n’est pas lié à ce monde par une solidarité charnelle ? La révolte plaît, pas la posture philosophique. Le moment de séduction passée, elle a tôt fait d’irriter. La vie et la mort de Socrate en témoignent jusqu’à la fin des temps. Ce n’est ni un régime tyrannique, ni un système totalitaire qui fait boire la ciguë au philosophe. C’est une démocratie, autrement dit l’opinion dans ce qu’elle a de commun même si c’est à une faible majorité. Qu’est-ce donc qui est insupportable dans l’attitude philosophique ? Qu’est-ce qui singularise cette expérience au point de devoir souligner son irréductible altérité ? Bref comment faut-il comprendre la formule de Merleau-Ponty : « Avec Socrate, c’est autre chose » ?
 
 
   La thèse explicite la réponse à ces questions en plusieurs points :
 
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1) La puissance d’interpellation d’une parole.
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   D’abord et c’est un apparent paradoxe, l’auteur ne distingue pas Socrate des autres hommes, il le distingue de ceux qui, aujourd’hui, se réclament de lui et qui sont soit des professeurs de philosophie soit des écrivains, souvent les deux à la fois. Dans les deux cas, le mode d’expression philosophique n’est plus la parole vivante, c’est la parole écrite. Ce qui est vrai même pour un professeur car s’il s’adresse oralement à son auditoire, il ne faut pas oublier qu’un cours est une pensée organisée, structurée, déployée dans un rapport dissymétrique à ceux qui le suivent. Sauf exception, c’est un cours soigneusement préparé donné dans un cadre institutionnel conférant au maître une certaine autorité. L’école n’est pas un espace d’égalité démocratique et l’impression d’assister à la germination des idées du professeur dont on suit la leçon n’est jamais qu’une illusion, que le grand art pédagogique est sans doute de susciter alors même que presque tout a été minutieusement anticipé par le travail préparatoire.
Avec Socrate, rien de tel. Il n’a écrit ni œuvres, ni cours. Il s’est contenté de parcourir les rues d’Athènes, mêlant sa voix à celle de ses concitoyens à propos des questions agitant les consciences du moment. Mais cette parole ne ressemblait à aucune autre. Elle avait le pouvoir d’interpeller les hommes, dit Merleau-Ponty.
   Interpeller, c’est faire effraction dans une conscience, la déstabiliser, la mettre en situation d’embarras et l’éveiller par là même à l’impérieuse nécessité du souci de la vérité. Dans l’idée d’interpellation, il y a l’idée d’une violence subie comme s’il fallait être sommé d’ouvrir sa pensée à la responsabilité du vrai. Qu’une telle sommation suscite l’animosité rien de plus naturel. Nul n’aspire à être dérangé dans son confort intellectuel et moral. Or cette puissance d’interpellation est précisément ce qui fait défaut à la parole écrite affirme Merleau-Ponty. Non point qu’il faille faire le procès de l’écriture et des livres. On ne soulignera jamais assez combien nous leur sommes redevables pour la diffusion des connaissances, la facilité des échanges, les exigences de la communication universelle mais enfin « ils ne sont que des paroles plus cohérentes ».
   En disant cela l’auteur souligne le lien de l’écriture et de la parole. De fait dans les deux cas il s’agit de faire entendre du sens par l’intermédiaire de signes sonores ou graphiques. Un écrivain comme un orateur interpelle bien une autre conscience mais il n’est pas indifférent de le faire avec un médium ou un autre. Aucun médium n’est neutre nous a appris la médiologie. Ce n’est pas la même chose de s’adresser à l’esprit par la médiation de la parole (oreille) ou par celle de l’écrit (œil). Ce n’est pas non plus la même chose d’éprouver la dimension dialogique de la pensée dans la solitude d’une bibliothèque, voire dans l’espace protégé d’une classe ou dans les aspérités de la parole physiquement incarnée dans l’espace public.
   L’écriture masque la dimension agonistique du discours, estompe ses enjeux existentiels,  limite les risques du choix du vrai. Ce qu’on dit « entre d’emblée dans un univers académique où les options de la vie sont amorties et les occasions de la pensée voilée ». « Ce qu’il y a d’insolite et presque d’insupportable [dans la philosophie] s’est caché dans la vie décente des grands systèmes ».
Merleau-Ponty montre ici que la graphosphère a ses propres lois et que s’il peut y avoir une oralité de l’écriture, celle-ci ne résiste guère aux contraintes du développement, de la systématisation, de la mise en ordre de la pensée que l’écrit induit. Déployée comme discipline normalisée au sein de la République des Lettres, la parole philosophique perd sa puissance d’interpellation.
 
   Constatation redoutable. Cela signifie que l’espace abstrait de l’école ou du microcosme culturel n’est pas le lieu naturel du questionnement philosophique et que la distanciation opérée de facto par le travail de l’écriture n’est guère propice à l’éveil philosophique. Il y faut d’abord la puissance d’impact d’une parole vivante qui, sous la forme du taon, pique ou, sous celle de la torpille, paralyse le mouvement de la vie dans le dogmatisme naturel de son espace familier. Il y faut donc Socrate au milieu de ses concitoyens, à découvert ; Socrate incarnant la présence de l’esprit là où elle s’absente le plus, dans le texte concret de l’existence passionnelle et cela est évidemment autre chose que de faire vivre l’esprit dans un espace aseptisé et consacré.
   « Pour retrouver la fonction entière du philosophe » écrit Merleau-Ponty, il faut se souvenir de Socrate et de la petite musique d’une parole s’insinuant au cœur de l’intériorité personnelle de chacun afin de le rendre à la vérité de lui-même. Magie de la parole socratique. Dans le Banquet, Platon fait dire à Alcibiade que « Socrate est un flûtiste infiniment plus extraordinaire que Marsyas » mais la musique philosophique, à la différence de celle du satyre, n’envoûte pas pour déposséder une âme de son propre pouvoir mais pour la libérer et l’exhorter à prendre soin d’elle-même.
   Nous autres, professeurs, auteurs, avons un peu oublié que nous reconnaissons « pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’Etat […] ».
 
   A l’aube d’une nouvelle année d’enseignement ce texte de Merleau-Ponty offre l’opportunité de rafraîchir notre mémoire. Il nous rappelle que l’authentique posture philosophique n’est incarnée ni par le professeur transmettant « une tradition philosophique », ni par l’auteur de traités de philosophie mais par un être étrange comparable à n’importe quel homme et pourtant différent de tous. Cet homme n’est pas un enseignant au sens académique. Il ne se prévaut d’aucun savoir, d’aucune autorité. Il en dramatise, au contraire, le manque essentiel témoignant par là que  le vrai maître de la vérité est celui qui se sent en manque d’elle et que « c’est par cette lacune que nous sommes ouverts à la vérité » Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Gallimard, Idées, 1960, p. 47.
   Il s’ensuit que la puissance d’interpellation de parole philosophique semble liée à la nature paradoxale de la position socratique. Elle seule semble vraiment avoir le pouvoir de susciter chez les uns la conscience de leur vocation, chez les autres la tentation de retourner au plus vite à leur somnolence.
 
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2) Une parole réellement exposée : le courage de la vérité.
   La deuxième grande différence entre le Père de la philosophie et les philosophes modernes tient à leur statut social respectif. Socrate était un citoyen athénien, menant la vie quotidienne d’un citoyen athénien et interpellant les autres dans le cadre de cette existence. Sa fonction n’était pas une fonction politiquement instituée mais « une mission divine » ainsi qu’il le proclamait.
   Il y a dans cette évocation d’une mission divine comme une contestation anticipée de l’institutionnalisation de l’enseignement philosophique. Peut-on imaginer Socrate fonctionnaire ? A l’évidence non tant il y a dans l’association des mots de philosophe et de fonctionnaire quelque chose de cocasse. Fonctionner c’est en effet accomplir une fonction avec un certain mécanisme et remplir un rôle au sein d’une administration publique. Le philosophe fonctionnaire est un élément du dispositif éducatif de la société et à ce titre il est couvert par une immunité institutionnelle.
   Qu’il y ait là matière à soupçonner un dévoiement du rôle de Socrate n’en doutons pas. Nizan, Thuillier, Revel ont écrit des pages décisives sur ce point. Car le principe d’un enseignement philosophique pose un vrai problème mais le traitement de cette question exigerait des développements substantiels n’ayant pas leur place ici.
   Retenons simplement l’idée qu’il y a peut-être des conditions transcendantales d’un dire-vrai authentiquement philosophique ainsi que le suggère la référence socratique à une mission divine. En ce domaine il ne va pas de soi que les hommes puissent se substituer aux dieux sans prendre le risque de la caricature. Car la place des dieux est celle de l’esprit dans son effort toujours à recommencer de distanciation et de libération et cette place là ne peut pas être sans contradiction fonctionnarisée. N’aiguillonne pas ses contemporains au nom du vrai qui veut et en tout cas pas celui qui est d’abord mandaté pour assumer des exigences scolaires.
   Ainsi il est permis de se demander ce que peut bien garder de subversif une subversion lorsqu’elle s’effectue sous couvert d’une institution.  « L’iconoclasme en charentaise » comme l’appelle Philippe Muray relève vite de l’imposture.
   C’est qu’à défaut de l’exposition de sa parole à un risque réel, il est dérisoire de parler d’un courage de la vérité et il n’y a pas de risque réel là où la vie et la liberté ne sont pas en danger. Socrate au contraire témoigne de son courage par la mise en jeu de son existence parmi les autres hommes et c’est par là sans doute que l’interpellation philosophique échappe au danger de se dénaturer en une scolastique voire en une sophistique.
   Il s’ensuit que délestée de sa dimension tragique, la philosophie cesse d’assumer sa vocation existentielle, politique, éthique pour devenir, sauf exception, une forme d’exercice académique.
 
 
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3) L’altérité irréductible d’une certaine manière d’être au monde.
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    Pour s’en faire une idée, il ne convient plus de distinguer Socrate de ceux qui se réclament aujourd’hui de lui mais de comparer sa manière d’être à celle de l’homme commun.
 
   Merleau-Ponty s’y emploie dans la deuxième partie de son texte où il s’efforce d’être fidèle à l’homme Socrate. Qui était-il ? Un homme ayant eu des difficultés avec l’opinion et les pouvoirs rappelle l’auteur comme si la substance de la posture philosophique se recueillait dans cette vérité factuelle. Tout se passe comme si le différend, entre le philosophe et les autres, n’était pas conjoncturel mais constitutif du profil philosophique ; tout se passe comme si la solitude du philosophe au milieu des siens était le prix à payer pour rester fidèle à ce qui se joue dans son aventure. C’est cette étrangeté qu’il s’agit « de porter à l’expression pure de son sens » et cela ne va pas de soi. Qu’est-ce donc qui est au principe des difficultés que Socrate a eu avec les autres hommes ?
 
   Cela ne tient pas à ce qu’il fait, souligne notre auteur, car Socrate est un citoyen comme un autre. Il remplit les obligations de n’importe quel athénien, il vaque aux occupations de quiconque, il a une femme, des enfants, il va à la guerre etc. Son existence ne se distingue pas extérieurement de celle des autres. «  Ce qu’on lui reproche n’est pas tant ce qu’il fait, mais la manière, mais le motif ».
   Ce qui dérange chez Socrate, c’est donc une façon de vivre une existence familière tout en se projetant en elle d’une manière qui n’est pas du tout familière et cela signifie que la vérité du philosophe est à chercher, comme celle de n’importe quelle vie, à la source de ce qui convertit le mouvement inconscient de la vie en existence vécue dans le clair-obscur de l’esprit. Cette source est intérieure et comme telle invisible. On ne peut la saisir qu’à travers ses manifestations, la plus significative d’entre elles étant une certaine allure existentielle. Car tout homme se projette dans le monde en qualité d’être doué de conscience. Impossible d’échapper à sa condition. Cela vaut pour le fou comme pour le sage mais il y aura toujours une grande différence entre un mouvement d’ouverture au monde s’effectuant dans la présence de l’esprit à lui-même et ce même mouvement s’opérant dans l’oubli de soi.
   Le philosophe est l’homme exhibant cette différence. On comprend que cela ne soit pas inoffensif. Les hommes n’aiment pas ceux qui ne sont pas tout entiers dans ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Ils recherchent ceux qui partagent les communes certitudes, les confortent dans leurs enthousiasmes et leurs aversions. Ils fuient les empêcheurs de dormir en rond et s’irritent contre la petite voix de la conscience qui s’élève parfois en eux et les inquiète dans leur tranquille assurance. Comment supporteraient-ils celui qui donne précisément la parole à cette petite voix ? La misère et la grandeur de Socrate est de faire exister en chair et en os l’inquiétude de l’esprit, d’un esprit qui n’est ni tout à fait absent du monde, ni tout à fait présent en lui.
   Aussi est-il conduit à enseigner que la religion est vraie mais pas de sa vérité mondaine, qu’il faut obéir aux lois mais sans renoncer à la conscience de leur injustice. La réflexion le met en porte à faux avec ses compagnons de route. Pas étonnant qu’il soit accusé de ne pas croire aux dieux de la Cité alors même qu’il parle de sa mission divine et demande, au moment de mourir de sacrifier un coq à Esculape. Pas étonnant qu’il soit accusé de corrompre les jeunes, d’en faire de mauvais citoyens lui qui est pourtant si peu un danger pour les lois qu’il refuse de leur désobéir pour sauver sa vie.
   Voilà un homme vivant de la vie de tout un chacun, croyant aux dieux, respectant les lois mais ni il ne croit, ni il ne respecte comme les autres. Ni il ne dit non, ni il ne dit oui. Et c’est cela qui est insupportable car l’homme commun est au fond celui qui dit oui. Oui aux dieux auxquels il croit, oui au monde dont il est partie prenante. Il dit oui même lorsqu’il dit non puisque alors il se dit oui à lui-même, oui aux valeurs qu’il défend dans une adhésion aussi massive que celle avec laquelle ses ennemis défendent les valeurs inverses. Le philosophe est « un étranger dans cette mêlée fraternelle » dira Merleau-Ponty dans la suite de sa leçon inaugurale au Collège de France. p.69.
   Il est un étranger car il incarne la vigilance de l’esprit et celui-ci est toujours à distance. Il ne vit que dans le retrait, le désengluement, l’ascèse passionnelle, le doute, l’étonnement. Le philosophe a toujours « une pensée de derrière » dira Pascal. « La claudication est sa vertu [1]» dira Merleau-Ponty après Péguy. [2] Au fond le philosophe met tous ceux auxquels il s’adresse en situation de décalage. Impossible de ne pas se regarder avec l’ironie d’un esprit libre en sa présence, de ne pas se juger, de ne pas se condamner, d’ignorer le côté problématique de ses engagements. Socrate, c’est l’esprit se réappropriant son propre pouvoir contre les facilités de l’existence somnolente et cela ne va pas sans douloureuse clairvoyance. Il est si confortable d’abdiquer l’esprit ! On se sent plus au chaud au milieu des siens dans les accords comme dans les désaccords mais alors on n’est peut-être jamais aussi éloigné du dieu que chacun porte en soi.
 
   En ce sens Socrate est proprement atopos comme l’absolu de l’esprit sauvé de son aliénation dans ses diverses expressions. Avec Socrate la religion est vraie « comme il la pense non comme elle se pense », la cité est justifiée « pour des raisons siennes et non pour des raisons d’Etat ». Avec Socrate la philosophie est « dans un rapport vivant avec Athènes, dans sa présence absente, dans son obéissance sans respect ». Et c’est sans doute cette manière d’y être sans en être, de briser la complicité muette avec le monde et l’évidence du vécu pour en faire surgir l’ambiguïté qui singularise l’expérience philosophique. Socrate suspend la complicité avec les autres hommes, il leur demande de reconduire, par son exemple, l’esprit à sa véritable place. Ce faisant il les assigne à une tâche dont chacun sent bien qu’elle est la vocation et la dignité d’un sujet pensant, mais l’expérience montre que rien n’importe davantage au plus grand nombre que de se dispenser d’en assumer la responsabilité.