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Rousseau. Les sciences et les arts.

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    Lorsque j’ai lu la nouvelle de Vassili Grossman, intitulée le phosphore, je n’ai pu m’empêcher de sentir la profonde vérité que ce petit récit met en scène. Sous une forme minimaliste, il me semble qu’il donne une chair aux analyses de Rousseau et justifie son pessimisme. Oui, on peut avoir une intelligence phosphorescente, des talents exceptionnels dans un art, briller dans les académies savantes et raffinées et pourtant ne pas être des parangons d’humanité. C’est ce que découvre l’écrivain russe, lorsqu’au terme d’une trentaine d’années, il fait le bilan de sa vie relationnelle. Tous les membres de son cercle d’amis étaient liés par la même chose : « le phosphore, le sel de la terre ». L’un devint un mathématicien internationalement reconnu, l’autre un pianiste de génie, ovationné par tout Carnegie Hall en délire, l’autre encore le lauréat des prix Lénine et Staline et le constructeur en chef d’un immense combinat de machines-outils sans oublier le peintre consacré par l’Académie. « Le seul de notre groupe à n’avoir ni phosphore ni sel de la terre et à ne pas briller dans les amphithéâtres des universités était David Abramovitch Krougliak » Œuvres, Robert Laffont, p.843.

   Faut-il s’étonner d’apprendre qu’il était aussi le seul dont les qualités de cœur étaient aussi grandes que furent médiocres ses performances intellectuelles et obscure sa condition sociale ? Pour Rousseau non. Les sciences et les arts sont rarement compatibles avec la vertu. Envisagés sous l’angle du social et non de quelques personnalités rarissimes, ils sont liés à la corruption de l’âme humaine. Aussi est-il banal d’observer que, dans le monde tel qu’il va, les « porteurs de lumières », (selon l’étymologie grecque du mot phosphore), et les favoris des Muses ne sont pas les modèles des vertus morales les plus authentiques.

    Telle est la thèse qui rendit célèbre Rousseau, pour le malheur de sa vie. Dans un siècle où  ils brillaient de tous leurs feux, il fit le procès des sciences et des arts à l’occasion d’une question mise au concours par l’Académie de Dijon en 1750 : si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Notre philosophe soutint sans l’ombre d’une hésitation qu’on pouvait répondre par la négative à cette interrogation et son analyse, développée dans le Discours sur les sciences et les arts, eut la gloire de remporter le prix de l’Académie.

     Mon projet dans cet article est d’examiner la nature du procès que Rousseau instruit à l’encontre des sciences et des arts. Je vais donc affronter les questions suivantes :

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  I)      Est-il un contempteur par principe des sciences et des arts et conséquemment un apologiste de l’ignorance et de la grossièreté ?

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    Ses détracteurs ne se privent pas de caricaturer ainsi sa pensée. Dans la Préface de Narcisse, il se fait l’écho de leur mauvaise foi : «  La science n’est bonne à rien, et ne fait jamais que du mal, car elle est mauvaise par sa nature. Elle n’est pas moins inséparable du vice que l’ignorance de la vertu. Tous les peuples lettrés ont toujours été corrompus ; tous les peuples ignorants ont été vertueux : en un mot il n’y a de vices que parmi les savants, ni d’homme vertueux que celui qui ne sait rien. Il y a donc un moyen pour nous de redevenir honnêtes gens ; c’est de nous hâter de proscrire la science et les savants, de brûler nos bibliothèques, fermer nos Académies, nos Collèges, nos Universités, et de nous replonger dans toute la barbarie des premiers siècles. Voilà ce que mes adversaires ont très bien réfuté : aussi jamais n’ai-je dit ni pensé un seul mot de tout cela, et l’on ne saurait rien imaginer de plus opposé à mon système que cette absurde doctrine qu’ils ont la bonté de m’attribuer » La Pléiade, II, p. 963.964.

    Rousseau, en effet, sait célébrer les sciences et les arts à leur juste valeur. Aussi n’y a-t-il aucune volonté de flatter son auditoire dans l’ouverture de son Discours, seulement ce que l’on doit à la vérité. « C’est un grand et beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts ; dissiper, par les lumières de sa raison, les ténèbres dans lesquelles la nature l’avait enveloppé ; s’élever au-dessus de soi-même ; s’élancer par l’esprit jusque dans les régions célestes; parcourir à pas de géant ainsi que le soleil, la vaste étendue de l’univers ; et, ce qui est encore plus grand et difficile, rentrer en soi pour y étudier l’homme et connaître sa nature, ses devoirs et sa fin » La Pléiade, III, p. 6.

    Dans la réponse à Stanislas, le roi de Pologne, auteur d’une réfutation de son Discours, il met les points sur les i : «  La science est très bonne en soi, cela est évident ; et il faudrait avoir renoncé au bon sens, pour dire le contraire. L’Auteur de toutes choses est la source de la vérité ; tout connaître est un de ses divins attributs. C’est donc participer en quelque sorte à la suprême intelligence, que d’acquérir des connaissances et d’étendre ses lumières. En ce sens j’ai loué le savoir » La Pléiade, III, p. 36.

    Rousseau ne laisse jamais passer une occasion de dire son respect pour les vrais savants. Ce sont « les précepteurs du genre humain », les esprits supérieurs que la nature a destinés à éduquer les peuples et à éclairer de leurs judicieux conseils ceux qui les gouvernent, si l’on a la sagesse de leur donner la place qu’ils méritent dans la cité et de leur rendre les honneurs qui leur sont dus. Ils se reconnaissent à leur caractère d’exception. Car ceux qui sont prédestinés à avoir des disciples n’ont pas eu besoin de maîtres. Ils ont vaincu par leurs propres forces les obstacles leur fermant la route du savoir et ne doivent pas être confondus avec la cohorte de tous ceux qu’un savoir d’emprunt, des connaissances de seconde main ont éloigné des exigences de la véritable science. Ces ratiocineurs au même titre que les artistes de pacotille profanent par la médiocrité de leur esprit les exigences du temple de la science et des arts. Ils en rabaissent la grandeur par leur petitesse mais le mépris qu’ils méritent ne doit pas occulter l’admiration qui est légitimement due aux autres. Cette discrimination, récurrente sous sa plume,  signifie que Rousseau assume une conception aristocratique de la science. Elle est, à ses yeux, le propre d’une élite, l’apanage de quelques « âmes privilégiées » et ne peut qu’être dénaturée par la vulgarisation.

    «  Que penserons-nous de cette foule d’auteurs élémentaires qui ont écarté du temple des Muses les difficultés qui défendaient son abord, et que la nature y avait répandues, comme une épreuve des forces de ceux qui seraient tentés de savoir ? Que penserons-nous de ces compilateurs d’ouvrages qui ont indiscrètement brisé la porte des sciences et introduit dans leur sanctuaire une populace indigne d’en approcher ; tandis qu’il serait à souhaiter que tous ceux qui ne pouvaient avancer loin dans la carrière des lettres eussent été rebutés dès l’entrée, et se fussent jetés dans les arts utiles à la société ? Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificateur, un géomètre subalterne, serait peut-être devenu un grand fabricateur d’étoffes. Il n’a point fallu de maîtres à ceux que la nature destinait à faire des disciples. Les Verulams, les Descartes et les Newtons, ces précepteurs du genre humain n’en ont point eu eux-mêmes, et quels guides les eussent conduits jusqu’où leur vaste génie les a portés ? Des maîtres ordinaires n’auraient pu que rétrécir leur entendement en le resserrant dans l’étroite capacité du leur : c’est par les premiers obstacles qu’ils ont appris à faire des efforts, et qu’ils se sont exercés à franchir l’espace immense qu’ils ont parcouru. S’il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l’étude des sciences et des arts, ce n’est qu’à ceux qui se sentiront la force de marcher seuls sur leurs traces, et de les devancer : c’est à ce petit nombre qu’il appartient d’élever des monuments à la gloire de l’esprit humain ». Discours sur les sciences et les arts, La Pléiade, III, p. 28.29.

    Il ne s’agit donc pas de disqualifier la science des vrais savants, ni  l’art des grands artistes et de prétendre qu’ils  sont mauvais en soi. L’amour du beau et du vrai est naturel à l’âme humaine et si c’était toujours de la pureté de cette source que procédaient les œuvres humaines, elles seraient innocentes et bonnes absolument. Mais voilà, seules « quelques âmes privilégiées » poursuivent de manière désintéressée le vrai et le beau et sont exemptes des vices qui accompagnent pour les autres  le développement des lumières et des arts. C’est là un fait qu’il est nécessaire de reconnaître avec lucidité, mais cela ne conduit pas  à discréditer par principe les sciences et les arts et à faire injustice au génie humain.  Rien n’est plus éloigné de la pensée de Rousseau qu’une telle ingratitude.

     « J’avoue qu’il y a quelques génies sublimes qui savent pénétrer à travers les voiles dont la vérité s’enveloppe, quelques âmes privilégiées, capables de résister à la bêtise de la vanité, à la basse jalousie, et aux autres passions qu’engendre le goût des lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités, est la lumière et l’honneur du genre humain ; c’est à eux seuls qu’il convient pour le bien de tous de s’exercer à l’étude, et cette exception même confirme la règle ; car si tous les hommes étaient des Socrates, la science alors ne leur serait pas nuisible, mais ils n’auraient aucun besoin d’elle » Préface de Narcisse, La Pléiade, II, p. 970. 971.

     De fait ils n’ignoreraient  pas  les limites des capacités humaines et contiendraient leur curiosité dans les bornes de l’esprit humain. Celles-ci  lui interdisent l’accès à la science parfaite, ne cesse d’affirmer Rousseau. La connaissance absolue est la prérogative de la seule intelligence divine car elle « voit d’un coup d’œil la vérité de toute chose » (Ibid. p. 965.)  Privés de cette capacité intuitive, les hommes ne peuvent pas rivaliser avec elle mais seuls les grands esprits en ont l’intelligence. Aussi leurs lumières les rendent-elles modestes, alors qu’elles alimentent chez les autres l’orgueil et se développent en spéculations oiseuses et inutiles, détruisant les assises dont tout peuple a besoin pour assurer sa cohésion et sa survie. A rebours de la sagesse socratique ou de la docte ignorance, ils prétendent conquérir le savoir des dieux au mépris de celui des hommes. Ils se croient savants alors qu’ils ne savent pas et offensent le sens commun. «  Il n’y a guère qu’un petit nombre d’hommes de génie en qui la vue de leur ignorance se développe en apprenant, et c’est pour eux seulement que l’étude peut être bonne : à peine les petits esprits ont-ils appris quelque chose qu’ils croient tout savoir, et il n’y a sorte de sottise que cette persuasion ne leur fasse dire et faire » Observations de J.J. Rousseau sur la réponse à son Discours, (réponse à Stanislas), La Pléiade, III, p. 41. 42.

    Il s’ensuit que « la science n’est point faite pour l’homme en général. Il s’égare sans cesse dans sa recherche ; et s’il l’obtient quelquefois, ce n’est jamais qu’à son préjudice » Préface de Narcisse, La Pléiade, II, p. 970.

    Rousseau témoigne ici de son  hostilité à la philosophie, non pas seulement en raison de sa nocivité pour l’homme en général mais aussi  de l’indignité de ceux qui en usurpent le titre. Il leur reproche un usage si inconséquent de la raison qu’il n’y a pas une extravagance dont un des leurs ne se soit pas rendu coupable. Tout se passe comme si ces supposés amants de la sagesse en manquaient singulièrement. Car qu’y a-t-il de plus sage que de borner notre curiosité à l’étendue de nos facultés et de ne pas étouffer le sentiment intérieur du vrai et du juste par les errances d’une « raison raisonneuse » ? Lui seul peut lui servir de guide et la sauver du scepticisme et du nihilisme, enfants naturels de l’anarchie rationaliste. Rousseau n’emploie pas le mot nihilisme  mais il pressent  le triomphe de la réalité à laquelle il renvoie. Par-là, il est très proche de Socrate dont le fameux « démon » assume la même fonction que chez lui le « sentiment intérieur ». Il rend souvent hommage au philosophe athénien et il répète à l’envi que pour les esprits de la trempe d’un Socrate, la science n’est pas un vice. Elle est au contraire l’honneur de l’humanité car elle est solidaire de la vertu.

    Mais que la science soit compatible avec la vertu pour des êtres supérieurs ne doit pas rendre aveugle à ce qu’il en est pour les autres. Il faut cesser de placer la loupe sur des exceptions et regarder autour de soi. Les mœurs de l’Europe des lumières  sont-elles meilleures que celles des citoyens de la République romaine ou de Lacédémone ? Or n’est-ce pas l’enjeu de la question de l’Académie que d’aborder le développement des sciences et des arts sous l’angle de leurs effets sociaux et moraux ?  La formulation de la question est explicite : il s’agit  d’examiner si le rétablissement des sciences et des arts à partir de la Renaissance a contribué à épurer les mœurs. Rousseau ajoute : ou à les corrompre et il se permet d’ôter à sa recherche son caractère circonstanciel car dit-il, la question : «  en renfermait implicitement une autre plus générale et plus importante sur l’influence que la culture des sciences doit avoir en toute occasion sur les mœurs des peuples » Préface de Narcisse, La Pléiade, II, p.965.

     Les sciences et les arts sont donc à envisager :

     Dès lors qu’on a compris cela, de nombreux malentendus se dissipent : « Comment aurais-je pu dire que dans chaque homme en particulier la science et la vertu sont incompatibles, moi qui ait exhorté les Princes à appeler les vrais savants à leur cour, et à leur donner leur confiance, afin qu’on voie une fois ce que peuvent la science et la vertu réunies pour le bonheur du genre humain ? Ces vrais savants sont en petit nombre, je l’avoue ; car pour bien user de la science, il faut réunir de grands talents et de grandes vertus ; or c’est ce qu’on peut à peine espérer de quelques âmes privilégiées, mais qu’on ne doit point attendre de tout un peuple » » Observations de J.J. Rousseau sur la réponse à son Discours, (réponse à Stanislas), La Pléiade, III, p. 39.

    Il y a l’homme singulier et puis il y a les hommes, la personne et la société. Ce qui vaut pour une âme privilégiée n’a guère de sens pour un peuple. Or, c’est en sociologue, en historien de l’âme aux prises avec le social que Rousseau examine ce qu’il en est des sciences et des arts. Comment pourrait-il en être autrement lorsque leur développement a pris une certaine dimension ? Loin d’être l’expression de quelques heureuses singularités, celui-ci est nécessairement révélateur d’un état social. Il en apprend long sur certains rapports sociaux, sur certaines valeurs collectives et surtout sur les passions travaillant le cœur des hommes dans le commerce les uns des autres. Sauf cas marginaux, ce n’est  donc pas l’amour désintéressé du vrai et du beau qui donne naissance aux sciences et aux arts. Ce sont des mobiles moins nobles même s’ils cherchent à se travestir et à paraître autres que ce qu’ils sont. Il suffit de s’observer soi-même avec sincérité ou d’observer ses concitoyens sans complaisance pour ne guère avoir d’illusion sur la pureté des intentions humaines. Si chacun voulait faire preuve d’un peu de lucidité, la source  et les effets des sciences et des arts seraient transparents à tous et Rousseau ne serait pas considéré comme un barbare car on le comprendrait, (Cf. Le vers d’Ovide placé en exergue du Discours : « Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis »).

    Mais on ne le comprend pas, aussi lui faut-il sans cesse rappeler à ses détracteurs son parti pris méthodologique et l’intuition centrale qui le fonde : la bonté, [1] l’innocence sont des vertus de l’homme naturel, elles ne sont pas le propre de l’homme civil  tel qu’il s’offre à l’observation. Il s’ensuit que les sciences et les arts, dont la condition de possibilité n’est pas indépendante du social, n’échappent pas à sa fatalité. Ils sont à la fois les effets et les causes de la corruption des âmes. En témoigne la nature des talents que l’opinion vénère, celle des sciences qui ont ses faveurs ou des spectacles qu’elle applaudit. N’est-il pas évident que sur la scène où rayonnent les lumières, les subtilités du raisonnement, le plaisir des lettres et les raffinements du goût, les beaux mots d’humanité et de patrie ne font plus vibrer les cœurs humains ? Cette vérité aveugle Rousseau et il crie au scandale  parce qu’il est infiniment plus essentiel, à ses yeux,  d’être homme et citoyen que philosophe et bel esprit. L’horreur de l’esclavage, la haine du mensonge, le refus de l’injustice, la vigueur de l’âme et du corps, l’amour de la patrie, voilà la couleur de l’homme et du citoyen dans la rugosité de ses véritables vertus. Et si cette couleur s’est dramatiquement délavée tant le souci de plaire, les contraintes des bonnes manières, les règles de la civilité ont érodé l’âpreté des âges rustiques, il n’y a pas de quoi se réjouir. Contre l’opinion de ses contemporains si enclins à faire l’éloge de la civilisation, Rousseau déplore que les sciences et les arts aient étendu « des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer » dont la civilisation a chargé les hommes ;  il enrage qu’ils aient « étouffé en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés », qu’ils leur fassent « aimer leur esclavage » et qu’ils les dénaturent dans les ridicules usages d’un peuple policé.

    Il ne fait donc pas mystère de ses critères de jugement. «  Justice et vérité, voilà les premiers devoirs de l’homme, humanité, patrie, voilà ses premières affections. Toutes les fois que les ménagements particuliers lui font changer cet ordre, il est coupable » écrit-il dans la préface de la Lettre à d’Alembert, La Pléiade, V, p. 3.

    C’est à leur aune qu’il convient d’examiner les mœurs d’un siècle se prétendant « civilisé », se proclamant « éclairé », « raffiné » et se vivant comme le phare d’une aventure réfléchie abusivement comme celle d’un progrès.

    Rousseau a bien conscience de ne pas pouvoir plaire aux « Beaux-Esprits », aux « gens à la mode », et à tous ceux qui sont « subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays, de leur société » mais ce n’est pas pour eux qu’il écrit. Il aspire  à « vivre au-delà de son siècle » et la postérité ne consacre que les serviteurs de la vérité. Qu’importe le prix à payer ! Rousseau sait qu’il s’expose, comme d’autres « âmes privilégiées » avant lui à boire la ciguë. Que chaque époque ait  la sienne ne change rien à la chose. Pour lui, ce ne sera  pas la mort héroïque de Socrate. « La civilisation » a des « barbaries » plus subtiles et il lui faudra boire « une coupe encore plus amère, la raillerie tranchante, et le mépris pire cent fois que la mort ». Discours, La Pléiade, III, p. 15. »

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  II)                La nature du procès que Rousseau instruit des sciences et des arts.

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  A)    Remarques liminaires.

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     La première difficulté du commentateur me semble ici d’être en défaut de la puissance lyrique et des accents pathétiques auxquels le texte rousseauiste doit une grande partie de sa séduction. N’écrit pas la prosopopée de Fabricius qui veut. L’éloquence de Rousseau en impose toujours mais dans les Discours, j’avoue qu’elle m’intimide. Est-ce parce que le Discours des sciences et des arts est écrit dans la foulée de l’illumination de Vincennes et que l’inspiration de celle-ci se préparait depuis longtemps dans l’expérience émotive de Rousseau, toujours est-il que j’ai l’impression de devoir mettre en concepts des significations qui tiennent plus de la vision poétique que de la rigoureuse analyse rationnelle.

     Vision poétique liée à l’expérience émotive d’un enfant découvrant trop tôt, dans les affres d’un châtiment immérité la discordance de l’être et du paraître. On connaît la centralité de ce thème  dans son œuvre. L’épigraphe du préambule du Discours l’introduit d’emblée : Decipimur specie recti : « Nous sommes abusés par les apparences »  et c’est sous l’autorité de cette formule d’Horace que le philosophe s’inscrit. Mais ce n’est pas pour lui un artifice rhétorique, c’est une vérité vécue. Elle est liée à un pathos que  Jean Starobinski, fait remonter à l’épisode traumatique que Rousseau raconte dans Les Confessions. Injustement accusé chez les Lambercier d’une faute qu’il n’a pas commise, il découvre « l’opposition bouleversante de l’être-innocent et du paraître coupable. « Quel renversement d’idées ! Quel désordre de sentiments ! Quel bouleversement … Les Confessions, La Pléiade, p.19. ». En même temps que se révèle confusément la déchirure ontologique de l’être et du paraître, voici que le mystère de l’injustice se fait intolérablement sentir à cet enfant. Il vient d’apprendre que l’intime certitude de l’innocence est impuissante contre les preuves apparentes de la faute ; il vient d’apprendre que les consciences sont séparées et qu’il est impossible de communiquer l’évidence immédiate que l’on éprouve en soi-même. Dès lors le paradis est perdu : car le paradis c’est la transparence réciproque des consciences, la communication totale et confiante » Jean Starobinski, J.J. Rousseau : la transparence et l’obstacle. Tel Gallimard, p. 19.

    Il semble que se joue ici quelque chose d’essentiel dans la vie et dans la pensée de Rousseau. Une sorte de moment fondateur, marquant un avant et un après selon une dichotomie qu’il déclinera inlassablement par la suite : innocence de l’état de nature # corruption de l’état civil ; mœurs rustiques mais transparentes # mœurs raffinées mais trompeuses ; vertus authentiques # vertus apparentes ; relations sincères # relations hypocrites etc. Faut-il donc s’étonner de son insistance à ne voir dans tout ce qui éloigne de la spontanéité naturelle, dans la réflexivité, dans les formes de la civilité ou les exigences de la politesse que faux-semblants, mensonges mondains, hypocrisie, opacité des consciences ? Si le paradis, c’est le monde rêvé de l’enfance, c’est la nature livrée à son libre déploiement, comment ne pas radicaliser comme il le fait l’opposition  de la nature et de la culture ?  D’où son leitmotiv : la culture  nous a tellement policés qu’ « on n’ose plus paraître ce qu’on est […] plus d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages,  les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle » dit-il dans la première partie du Discours, La Pléiade, III, p.8.

    Vision poétique aussi  liée à un rapport romanesque à l’histoire. Car à l’égal de la transparence rêvée des consciences, que sont ces cités antiques que l’auteur invoque en contrepoint des sociétés européennes du 18éme siècle, si ce ne sont des cités construites dans l’imaginaire d’un enfant ayant trop lu Plutarque ?  Et que dire de cette Genève qu’il prétend sauver de l’institution corruptrice d’un théâtre, dans la Lettre à d’Alembert, si ce n’est une Genève idéalisée n’ayant jamais existé que dans son imagination exaltée ? « Cette patrie, mon bon ami, n’est pas ce que vous imaginez » lui écrit Tronchin et son ami Moultou : « Vous nous avez peints plus vertueux que nous ne sommes » (Cité par Jean Rousset, La Pléiade, V, p. XLIV.)  Et Rousseau le sait bien. Je ne crois pas qu’il soit dupe des excès de son imagination. Il confesse souvent ce trait de sa personnalité en parlant de sa « vive imagination », de son « esprit romanesque », de sa propension « à jouir beaucoup à ma manière ; c’est-à-dire, par l’imagination » Les Confessions, La Pléiade, I, p. 17.  Jean Starobinski cite  d’ailleurs cet aveu que Rousseau fait dans un appendice  aux Rêveries du promeneur solitaire : « Ma vie entière n’a été qu’une longue rêverie » J.J. Rousseau : la transparence et l’obstacle. Tel Gallimard, p. 16.

    Ces réserves ne sont pas destinées à jeter un soupçon sur la pertinence du propos de Rousseau mais à en souligner la dimension existentielle. Bien loin de n’être qu’un exercice académique, son Discours vibre de la plainte et des rêves d’une âme romanesque, égarée dans son époque, condamnée à la solitude et destinée à chercher dans la communion avec la nature, la paix et le bonheur que la société des hommes lui a refusés. Que le meilleur des hommes, à son jugement, n’ait pas de place parmi les siens ne suffit-il pas à soi seul à condamner la civilisation ? Dans son délire, Rousseau le pense sincèrement, mais ce n’est pas son délire qui est en jeu dans cet article, c’est son réquisitoire contre les des sciences et des arts. Quel est-il donc ?

    Il consiste à étayer l’idée selon laquelle les sciences et des arts se développent parallèlement à nos vices. Plus nous sommes savants, plus nous sommes raffinés, moins nous sommes vertueux.

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 B)    Les sciences et les arts vont de pair avec le vice.

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1)      Dans leur source.

      J’ai déjà anticipé, dans la première partie, l’idée que la science ne procède d’une source vertueuse  que pour quelques âmes privilégiées. Alors si ce n’est pas l’amour désintéressé du vrai et du beau qui est au principe des sciences et les arts, quelle est leur origine ? Sur cette question, Rousseau est prolixe et donne la mesure de son talent généalogique mais aussi de ses parti pris, car il ne va pas de soi de le suivre toujours dans sa stigmatisation de la vanité des sciences et de la curiosité humaine. Il ne semble pas admettre qu’il y a, immanent à l’esprit, un inextinguible besoin de savoir ;  il est étranger à l’idée grecque selon laquelle la connaissance peut être une fin en soi et qu’ « une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue » (Socrate). « Qui voudrait en un mot passer sa vie à de stériles contemplations, si chacun ne consultant que les devoirs de l’homme et les besoins de la nature, n’avait de temps que pour la Patrie, pour les malheureux et pour ses amis ? Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords d’un puits où la vérité s’est retirée ? Cette seule réflexion devrait rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercherait sérieusement à s’instruire à l’étude de la philosophie » Discours, La Pléiade, III, p. 18.

    Il signifie ici que l’horizon d’une existence humaine est strictement circonscrit  par les devoirs d’humanité, ceux de citoyenneté et par l’exercice de l’esprit dans les bornes des besoins naturels. Ce qui ne va pas sans difficulté car si l’on peut justifier les devoirs qu’il nous assigne, est-il possible d’ériger en idéal une existence enfermée dans les limites des besoins naturels ? Il est clair qu’il a la nostalgie d’une vie rustique, au plus près de la simplicité naturelle, dans de petites communautés rurales, aussi éloignées de l’insolente richesse que de l’aliénante misère. Il en trace un portrait idyllique dans la Lettre à d’Alembert (La Pléiade, V, p. 55 à 57) à travers la description de  la vie des « Montagnons »,  habitants des environs de Neufchâtel et l’on comprend que sa critique de la vie urbaine, policée, luxueuse se fonde dans cette représentation idéalisée mais le rêve de cet âge d’or me semble pointer les limites de son discours. Car soyons sincères. Quel est le lecteur de Rousseau qui voudrait vraiment vivre à la manière des spartiates ou des paysans suisses dont il ne cesse de faire l’apologie ? Où est l’individu qui voudrait déserter les théâtres, bouder les universités et les bibliothèques, renoncer au confort de la médecine et aux libertés  promues par les arts mécaniques etc. ? Où est la femme qui accepterait le rôle dans lequel il la confine et quels sont les jeunes gens qui verraient d’un bon œil la collectivité se mêler d’organiser leurs rencontres dans des bals solennels placés sous l’œil vigilant d’un magistrat ?

    Rousseau est fondé à dénoncer l’hypocrisie de ceux qu’il épingle sous les dénominations ironiques de « gens de bien » ou de « beaux-esprits ». Il a raison de les accuser d’avoir «  les apparences de la vertu sans en avoir aucune » (Discours, La Pléiade, III, p.7), mais cela doit nous exhorter à la sincérité, non à nous complaire dans une hypocrisie encore plus détestable. Et il me semble que cet impératif exige d’avouer que nous, hommes cultivés d’une société très développée sur le plan technique et scientifique, d’une société où prospère le philistinisme cultivé [2], nous aimons Rousseau pour le recul critique qu’il nous permet de prendre sur nous-mêmes, nous ne le suivons pas dans les présupposés et  les implications de sa condamnation de la civilisation.

    Et pourtant il voit terriblement juste. Nous ne devrions pas tirer vanité  de nos sciences et de nos arts. Leur source n’est pas glorieuse  car « soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui réponde à l’idée qu’on aime à s’en former » Ibid.  p. 17.

    Ces deux constatations mettent en évidence les rapports qu’il y a entre un certain état social  et l’émergence des sciences et des arts. Elles pointent en creux les différents maux qui gangrènent les relations humaines pour les rendre possibles car nul n’est enclin spontanément à s’arracher à l’indolence naturelle pour se jeter dans toutes les peines qu’il faut se donner pour cultiver son esprit et affiner son goût.

     D’abord il est clair que l’exercice de l’entendement est conditionné par la nécessité de résoudre des problèmes or plus les besoins sont limités, moins les problèmes sont nombreux. Nos lumières sont donc liées à la multiplication de nos besoins et celle-ci à la servitude car chaque nouveau besoin est une nouvelle chaîne. Il faut travailler pour promouvoir leur satisfaction, se lier avec les autres dans des rapports de dépendance, instituer les liens sociaux  pour pourvoir « au bien-être et à la sécurité des hommes assemblés » C’est dire que c’en est fini de la liberté et de l’innocence naturelle. Les inégalités qui ne pouvaient pas apparaître dans l’état de nature deviennent visibles. Le plus habile, le plus rusé, le plus fort, le plus intelligent fait la différence avec ceux que la nature a moins bien dotés. Les inégalités surgissent et avec le temps s’institutionnalisent. L’invention de la propriété consomme la funeste évolution et creuse l’écart entre le riche et le pauvre. Les intérêts entrent en conflit les uns  avec les autres, les amours-propres se réveillent, les passions explosent et les ravages de l’inégalité et de l’injustice empoisonnent le commerce des hommes.

    Rousseau n’explicite pas, dans le premier Discours, la généalogie de la corruption des hommes dans la société, il ne s’y applique que dans le second, mais il la présuppose et la voit à l’œuvre dans l’invention des sciences et des arts.

    Ainsi, s’il n’y avait pas eu de conflits d’intérêts, il n’y aurait pas eu de procès à gagner et personne n’aurait songé à étudier les règles de l’éloquence. Nul besoin de faire de la parole une ouvrière de persuasion, une technique de pouvoir là où l’on n’a pas à abuser un adversaire à son profit. De fait Corax et son disciple Tisias, premiers professeurs connus de l’art oratoire, sont contemporains des nombreux procès intentés par les spoliés et les bannis à la chute des tyrans dans la Sicile du V° siècle avant notre ère.

    S’il n’y avait pas eu des terres à restituer à leurs propriétaires après la crue du Nil, si la rapacité des individus n’avait pas suscité des contentieux, l’arpentage aurait été un art inutile et personne n’aurait songé à inventer la géométrie.

    S’il n’y avait pas eu des personnes oisives pendant que d’autres s’échinent à assurer leur subsistance, personne n’aurait eu le loisir de consacrer son temps à la spéculation et aux arts. Dans la condition naturelle chacun devant pourvoir à l’entretien de sa vie, l’esprit n’a pas la liberté de se poser des questions inutiles. Il n’y a ni esclave, ni homme libre et la philosophie qui fait son apparition dans une société esclavagiste est privée de ses conditions de possibilité.

   Si les hommes ne coexistaient  pas dans des relations de rivalité, de concurrence acharnée, il n’y aurait pas d’ambition, pas d’envie, pas de désir de se distinguer et nul ne se donnerait toutes les peines qu’implique la conquête du savoir ou la réussite artistique. Mais il faut trouver le moyen d’exceller dans une activité afin d’exhiber sa supériorité et d’exister à son avantage dans le regard des autres. Les sciences et les arts sont donc  liés à la vanité humaine, au sot orgueil, au désir de l’emporter sur les autres et de briller sur la scène sociale. Ils sont  si peu des activités désintéressées que s’il n’y avait pas des satisfactions d’amour-propre à la clé, des récompenses financières, des positions de pouvoir et de prestige, il y a fort à parier qu’ils n’auraient pas connu leur fulgurant essor.

    Ils sont aussi liés au scandale d’une société où l’inégalité des richesses et des statuts condamne certains à un travail harassant pendant que d’autres ne savent pas quoi imaginer pour meubler leur oisiveté et tromper leur ennui. Pendant que la sueur des uns assure la subsistance des autres, l’entretien de leurs opéras, de leurs théâtres, de leurs institutions savantes, le désœuvrement  des privilégiés s’exhibe dans de conditions luxueuses d’existence. Se divertir, paraître, se donner en spectacle en faisant parade de leur caquet et de leurs talents, voilà la grande affaire de leur existence  et tandis qu’ils regorgent de superfluités, les autres manquent du nécessaire.

    La charge de Rousseau contre l’oisiveté, ou ce que les Grecs appelaient le loisir, et contre le luxe est sans réserve. Qu’on en juge par ces passages :

     «  Nées dans l’oisiveté, [nos sciences] la nourrissent à leur tour, et la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu’elles causent nécessairement à la société. En politique, comme en morale, c’est un grand mal de ne pas faire de bien ; et tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondez-moi donc, Philosophes illustres ; vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s’attirent dans le vide, quels sont, dans les révolutions des planètes, les rapports des aires parcourues en temps égaux ; quelles courbes ont des points conjugués, des points d’inflexion et de rebroussement ; comment l’homme voit tout en Dieu ; comment l’âme et le corps se correspondent sans communication, ainsi que feraient deux horloges ; quels astres peuvent être habités ; quels insectes se reproduisent de manière extraordinaire ? Répondez-moi, dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connaissances ; quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutables, moins florissants ou plus pervers ? Revenez donc sur l’importance de vos productions, et si les travaux des plus éclairés de nos savants et de nos meilleurs citoyens nous procurent si peu d’utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d’écrivains obscurs et de lettrés oisifs, qui dévorent en pure perte la substance de l’Etat » Discours, La Pléiade, III, p. 18.19.

    «  Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres : mais s’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait point de pauvres. Il occupe les citoyens oisifs. Et pourquoi y a-t-il des citoyens oisifs ? Quand l’agriculture était en honneur, il n’y avait ni misère ni oisiveté, et il y avait beaucoup moins de vices » Dernière réponse, La Pléiade, III, p.79.

    « On croit m’embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe ? Mon sentiment est qu’il n’en faut pas du tout. Tout est source de mal au-delà du nécessaire physique » Dernière réponse, La Pléiade, III, p. 95.

    «  Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté, du luxe sont venus les beaux-arts, et de l’oisiveté les sciences. […] Le luxe corrompt tout ; et le riche qui en jouit, et le misérable qui le convoite. » Observations de J.J. Rousseau sur la réponse à son Discours, (réponse à Stanislas), La Pléiade, III, p. 50.51.

    «  Tout amusement inutile est un mal pour un être dont la vie est si courte et le temps si précieux. L’état d’homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, et naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins ; et ces plaisirs, d’autant plus doux que celui qui les goûte a l’âme plus saine, rendent quiconque sait en jouir peu sensible à tous les autres. Un père, un fils, un mari, un citoyen, ont des devoirs si chers à remplir, qu’ils ne leur laissent rien à dérober à l’ennui. Le bon emploi du temps rend le temps plus précieux encore ; et mieux on le met à profit, moins on en sait trouver à perdre. Ainsi voit-on que l’habitude du travail rend l’inaction insupportable, et qu’une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles : mais c’est le mécontentement de soi-même, c’est le poids de l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger. Je n’aime point qu’on ait besoin d’attacher incessamment son cœur sur la scène, comme s’il était mal à l’aise au-dedans de nous. La nature nous a dicté la réponse de ce barbare à qui l’on vantait les magnificences du cirque et des jeux établis à Rome : « Les Romains, demanda ce bon homme, n’ont-ils ni femmes ni enfants, » Le barbare avait raison. L’on croit s’assembler en spectacle, et c’est là que chacun s’isole ; c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer le malheur des morts, ou rire aux dépens des vivants » Lettre à d’Alembert, La Pléiade, V, p. 15.16.

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  2)      Dans leurs effets.

    Les vices ne sont pas seulement l’origine, ils sont aussi les effets des sciences et des arts car ceux-ci amollissent les âmes et les corps et sont nocifs tant du point de vue des vertus morales que des vertus civiques.

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a)      Nocivité sociale.

    Pour Rousseau une des vertus essentielles de l’homme est la vertu du citoyen ou l’amour de la patrie. C’est cette vertu qui fait la force et la prospérité des Etats mais elle est menacée par le développement des lumières, le raffinement des goûts, et surtout par la réflexivité philosophique. Pourquoi ?

      La charge, là encore est d’une grande sévérité. Ce qui permet de comprendre pourquoi, malgré son admiration pour Socrate, Rousseau lui préfère Caton. L’opposition des deux hommes dramatise, à ses yeux, la supériorité de la vertu civique sur la vertu intellectuelle.

   « Osons opposer Socrate même à Caton : l’un était plus philosophe, et l’autre plus citoyen. Athènes était déjà perdue, et Socrate n’avait plus de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la sienne au fond de son cœur ; il ne vivait que pour elle et ne put lui survivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes : mais entre César et Pompée, Caton semble un dieu parmi les mortels. L’un instruit quelques particuliers, combat les sophistes et meurt pour la vérité : l’autre défend l’état, la liberté, les lois contre les conquérants du monde, et quitte enfin la terre quand il n’y voit plus de patrie à servir. Un digne élève de Socrate serait le plus vertueux de ses contemporains ; un digne émule de Caton en serait le plus grand. La vertu du premier ferait son bonheur, le second chercherait son bonheur dans celui de tous. Nous serions instruits par l’un et conduits par l’autre, et cela seul déciderait de la préférence car on n’a jamais fait un peuple de sages, mais il n’est pas impossible de rendre un peuple heureux » Discours sur l’économie politique, La Pléiade, III, p. 255.

    « Le plus grand des hommes » est donc au-dessus du « plus sage » parce que la sagesse de l’un n’a  pas d’efficacité politique, tandis que la grandeur de l’autre est incarnée civiquement. L’une n’est perceptible qu’à la raison de quelques-uns, l’autre touche le cœur de tous. Aussi, du point de vue des intérêts de la société, qui ne sont pas ceux de la vérité mais ceux de la liberté, le héros vaut bien plus que le sage car « Socrate vit  et déplora les malheurs de sa patrie ; mais c’est à Thrasybule qu’il était réservé de les finir » Discours sur la vertu du héros, La Pléiade, II, p. 1263.

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b)      Nocivité morale.

       « Ô vertu ! Science sublime des âmes simples » Discours, La Pléiade, III, p. 30. Pourquoi faut-il que les sciences et les arts nous aient éloignés de cette simplicité ? Le résultat est, sauf exception, la corruption des âmes dont les élans du cœur, l’exercice de l’esprit et la nature du goût sont altérés dans leur rectitude naturelle.

    Avec le développement des sciences et des arts, le bon sens, la sincérité, la simplicité, la rectitude du goût, les bonnes mœurs, la transparence des cœurs, ne sont donc plus qu’un lointain souvenir. Telle est la contrepartie de l’oisiveté, du luxe, de la richesse sans lesquels ils n’auraient pas vu le jour. Dans le monde où ils brillent, l’art de paraître, la recherche de la célébrité, l’avidité des richesses est la grande affaire des hommes.

   Ce n’est évidemment pas l’observation de notre époque qui démentira ce diagnostic. Dans un monde où le culte du veau d’or et la société du spectacle tournent  à plein régime, la question que Rousseau posait en 1750 reçoit sa réponse et on ne peut que saluer ses dons prophétiques. « Que deviendra la vertu quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent ». Discours, La Pléiade, III, p. 19.

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  III)              Alors faut-il brûler les bibliothèques et détruire les Académies ?

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        S’il s’agissait de sauvegarder la bonté des hommes dans la jeunesse du monde, (état de nature et âge des cabanes inclus), la réponse irait de soi  mais la question ne se poserait pas. L’humanité n’aurait pas besoin d’être sauvée des vices, consubstantiellement liés au développement des sciences et des arts, car indemne de ces vices, elle ne saurait même pas ce que sont bibliothèques et académies. Quand la question se pose, il est toujours déjà trop tard. La corruption de la nature humaine est consommée, le mal est fait et l’on ne revient jamais en arrière. Le propos de Rousseau sur ce point ne varie pas. Néanmoins son pessimisme est plus ou moins nuancé selon les textes. Dans sa réponse au roi de Pologne, il est absolu :

   « C’est avec douleur que je vais prononcer une grande et fatale vérité. Il n’y a qu’un pas du savoir à l’ignorance ; et l’alternative de l’un et l’autre est fréquente chez les nations ; mais on n’a jamais vu un peuple une fois corrompu, revenir à la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources du mal, en vain vous ôteriez les aliments de la vanité, de l’oisiveté et du luxe ; en vain même vous ramèneriez les hommes à cette première égalité, conservatrice de l’innocence et source de toute vertu : leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours, il n’y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir, et qu’il est blâmable de désirer et impossible de prévoir »  Observations de J.J. Rousseau sur la réponse à son Discours, (réponse à Stanislas), La Pléiade, III, p. 56.

  Le mal semble ici sans remède car les réserves qu’il fait sur la révolution, conçue comme solution aux maux de l’humanité, montrent bien qu’il n’a guère d’illusion sur ses vertus. La révolution participe de la méchanceté humaine et Rousseau n’est pas un amateur de sophismes, fussent ceux de la dialectique. Du mal ne peut sortir que du mal. Comme de nombreux grands penseurs, Rousseau considère que le salut se trouve dans l’éducation et de bonnes institutions. Mais comment s’opère le passage d’institutions et de systèmes éducatifs corrompus à d’autres qui sont meilleurs, on ne le sait pas vraiment, à moins d’admettre son adhésion au principe de la réforme prudente et progressive comme invite à le penser la lecture  des Considérations sur le gouvernement de Pologne.

  Dans le Discours, Rousseau  suggère que le remède est immanent au mal lui-même. « Je l’avoue, cependant ; le mal n’est pas aussi grand qu’il aurait pu le devenir. La prévoyance éternelle, en plaçant à côté de diverses sciences nuisibles des simples salutaires, et dans la substance de plusieurs animaux malfaisants le remède à leurs blessures, a enseigné aux souverains qui sont ses ministres à imiter sa sagesse » La Pléiade, III, p. 26.

   Autrement dit, les sciences et les arts peuvent être mobilisés au service des intérêts d’un peuple qu’ils ont contribué à corrompre, sous réserve que les souverains fassent appel aux âmes privilégiées pour les éclairer dans leur conduite du gouvernement. Mais cela suppose qu’ils leurs donnent l’éclat social que mérite la supériorité de leur esprit et surtout qu’ils sachent faire la différence entre le bon grain et l’ivraie. Rousseau reconnaît à Louis XIV le mérite d’avoir institué les Académies à cette fin. Des réformes positives peuvent donc sortir de l’activité critique de l’esprit mais c’est du concours, au sommet de l’Etat, des lumières d’une élite et de la prudence des souverains,  bien plus que de l’amélioration des peuples qu’il faut les espérer.

   Dans la préface de Narcisse, il s’explique plus clairement sur les bénéfices qu’il est possible, pour un peuple corrompu, de tirer des sciences et des arts.

   « Mais quand un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit que les sciences y aient contribué ou non, faut-il les bannir ou l’en préserver pour le rendre meilleur ou pour l’empêcher de devenir pire ? C’est une autre question dans laquelle je me suis positivement déclaré pour la négative. Car premièrement, puisqu’un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s’agit pas de rendre bons ceux qui ne le sont plus, mais de conserver tels ceux qui ont le bonheur de l’être. En second lieu, les mêmes causes qui ont corrompu les peuples servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption ; c’est ainsi que celui qui s’est gâté le tempérament par un usage indiscret de la médecine, est forcé de recourir encore aux médecins pour se conserver en vie ; et c’est ainsi que les arts et les sciences après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ; elles les couvrent au moins d’un vernis qui ne permet pas au poison de s’exhaler aussi librement. Elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public qui est toujours une belle chose. Elles introduisent à sa place la politesse et les bienséances, et à la crainte de paraître méchant elles substituent celle de paraître ridicule » La Pléiade, II, p. 972.

    Remarquons l’extrême cohérence de notre auteur. Après la sévérité du réquisitoire, il n’est pas question de l’édulcorer et de revenir sur l’idée de la nocivité des sciences et des arts. Mais l’empire du mal n’est pas exempt de vertus homéopathiques. Il ne s’agit pas d’en attendre la guérison sous la forme de la régénération de l’âme humaine et de la purification des mœurs. A ce niveau le dommage est irréparable. On peut seulement limiter les dégâts, ce qui est déjà un gain considérable. « Rendre moins pire », « prévenir une plus grande corruption », « empêcher les vices de tourner en crimes », « couvrir d’un vernis », conserver la vertu de ceux qui font exception à la règle ; le moins que l’on puisse dire est que l’on est maintenu dans l’ordre du négatif. Les bibliothèques et les académies sont un mal  mais elles peuvent être utiles, c’est pourquoi Rousseau n’a jamais souhaité leur destruction. Cependant il ne faut pas nourrir des espoirs infondés sur la nature de leur utilité. Leur fonction est seulement de faire diversion à la méchanceté humaine, d’occuper les hommes à des amusements moins dangereux que d’autres. Pendant qu’ils sont au théâtre, ou dans un cabinet de lecture, ils ne sont pas en situation de faire du mal aux autres. Pendant qu’ils se plient aux usages de la politesse, le vice a au moins l’avantage de prendre le masque de la vertu. Aucune vertu positive dans tout cela, aucune pureté du cœur, mais « dans une contrée où il ne serait plus question d’honnêtes gens et de bonnes mœurs, il vaudrait encore mieux vivre avec des fripons qu’avec des brigands » Ibid. p. 972.

   L’utilité des sciences et des arts est donc celle de la police. Il ne s’agit que de protéger les individus de leur nuisance réciproque et de rendre leur commerce plus civil. Rousseau précise dans une note ce qu’il entend par « simulacre public » : «  Ce simulacre est une certaine douceur de mœurs qui supplée quelquefois à leur pureté, une certaine apparence d’ordre qui prévient l’horrible confusion, une certaine admiration des belles choses qui empêche les bonnes de tomber tout à fait dans l’oubli. C’est le vice qui prend le masque de la vertu, non comme l’hypocrisie pour tromper et trahir, mais pour s’ôter sous cette aimable et sacrée effigie l’horreur qu’il a de lui-même quand il se voit à découvert » Ibid. p. 972.

   Il s’ensuit que Rousseau ne nourrit aucune espérance inconsidérée sur les vertus thérapeutiques des sciences et des arts. Son pessimisme est radical car lié structurellement à son système de pensée. J’en vois le témoignage dans trois indices :

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Conclusion :

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   Au terme de cet examen, il apparaît clairement que Rousseau n’est pas un penseur du salut. C’est un prophète de la chute.

   Parce qu’il a consacré sa vie à la vérité (Cf. sa devise: Vitam impendere vero), il n’a eu de cesse de dénoncer la corruption de l’âme humaine sous le vernis de la civilisation. Parce qu’il avait la nostalgie de la transparence des âmes, il s’est échoué sur l’écueil de leur opacité. La nature lui fut une amie et le dieu de son cœur un secours. En 1750, il lui adressait la prière qu’exige son procès des sciences et des arts :

     « Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les Esprits, délivre-nous des Lumières, et des funestes arts de nos Pères, et rends-nous l’ignorance, l’innocence et la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur et qui soient précieux devant toi » Discours, La Pléiade, III, p. 28.

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