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Rousseau. La bonté naturelle.

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  «  Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné  dans tous mes écrits, et que j’ai développé dans ce dernier avec toute la clarté dont j’étais capable, est que l’homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l’ordre ; et qu’il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J’ai fait voir que l’unique  passion qui naisse avec l’homme, savoir l’amour de  soi, est une passion indifférente en elle-même au bien et au mal; qu’elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident et selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J’ai montré que tous les vices qu’on impute au cœur humain ne lui sont point naturels ; j’ai dit la manière dont ils naissent; j’en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, et j’ai fait voir comment, par l’altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu’ils sont.

 

   J’ai encore expliqué ce que j’entendais par cette bonté originelle, qui ne semble pas se déduire de l’indifférence au bien et au mal, naturelle à l’amour de soi. L’homme  n’est pas un être simple; il est composé de deux substances. Si tout le monde ne convient pas de cela, nous en convenons vous et moi, et j’ai tâché de le prouver aux autres. Cela prouvé, l’amour de soi n’est pas une passion simple; mais elle a deux principes, savoir l’être intelligent et l’être sensitif, dont le bien-être n’est pas le même. L’appétit des sens tend à celui du corps, et l’amour de l’ordre à celui de l’âme. Ce dernier amour  développé et rendu actif porte le nom de conscience ;  mais la conscience ne se développe et n’agit qu’avec les lumières de l’homme. Ce n’est que par ces lumières qu’il  parvient à connaître l’ordre, et ce n’est que quand il le connaît que sa conscience le porte à l’aimer. La conscience est donc nulle dans l’homme qui n’a rien comparé, et qui n’a point vu ses rapports. Dans cet état l’homme ne connaît que lui; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne; il ne hait ni n’aime rien; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête ;  c’est ce que j’ai fait voir dans mon Discours sur l’inégalité.

    Quand, par un développement dont j’ai montré les progrès, les hommes commencent à jeter les yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports et les rapports des choses, à prendre des idées de convenance, de justice et d’ordre; le beau moral commence à leur devenir sensible et la conscience agit. Alors ils ont des vertus, et s’ils ont aussi des vices c’est parce que leurs intérêts se croisent et que leur ambition  s’éveille, à mesure que leurs lumières s’étendent. Mais  tant qu’il y a moins d’opposition d’intérêts que de concours de lumières, les hommes sont essentiellement bons. Voilà le second état.

    Quand enfin tous les intérêts particuliers agités s’entrechoquent, quand l’amour de soi mis en fermentation devient amour-propre, que l’opinion, rendant l’univers entier nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis nés les uns des autres et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d’autrui, alors la conscience, plus faible que les passions exaltées, est étouffée par elles, et ne reste  plus dans la bouche des hommes qu’un mot fait pour se tromper mutuellement. Chacun feint  alors de vouloir sacrifier ses intérêts à ceux du public, et tous mentent. Nul ne veut le bien public que quand il s’accorde avec le sien; aussi cet accord est-il l’objet du vrai politique qui cherche à rendre les peuples heureux et bons. Mais c’est ici que je commence à parler une langue étrangère aussi peu connue des Lecteurs que de vous.

    Voilà Monseigneur, le troisième et dernier terme, au-delà duquel rien ne reste à faire, et voilà comment l’homme étant bon, les hommes deviennent méchants. C’est à chercher comment il faudrait s’y prendre pour empêcher de devenir tels, que j’ai consacré mon Livre. Je n’ai pas affirmé que dans l’ordre actuel la chose fût absolument possible; mais j’ai bien affirmé et j’affirme encore, qu’il n’y a pour en venir à bout d’autres moyens que ceux  que j’ai proposés ».

          Rousseau. Lettre à C. de Beaumont. Novembre 1762. La Pléiade, IV, p. 935 à 937.

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Thème :

    La bonté naturelle de l’homme avec son corrélat : la méchanceté vient de l’extérieur, elle est un effet de recouvrement  et de corruption du naturel par l’action de causes extérieures.

    « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme » Emile. La Pléiade, T. IV, p. 245.

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 Questions :

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Thèse :

   Dans sa lettre à l’archevêque de Paris, auteur d’un Mandement (daté du 20 août 1762) critiquant la thèse de l’Emile, Rousseau s’efforce d’élucider ces questions.

    Il s’explique sur le thème constituant la colonne vertébrale de sa pensée. J’ai toujours dit, rappelle-t-il en substance, que l’homme est naturellement bon. C’est là mon intuition fondamentale et elle fonde l’unité de ma pensée. Encore faut-il la suivre dans la cohérence de ses développements. Permettez donc que j’en rappelle les grandes lignes.

    Tel est l’objet de ce passage où le philosophe synthétise les analyses de ses grands ouvrages et dans un remarquable synopsis de son oeuvre :

 NB : Ce cours ayant pour thème la bonté naturelle, je ne développerai que le premier point de ce texte. Pour avoir une idée précise de la généalogie du mal, il faut lire le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ce texte éclaire  le sens des deux étapes que Rousseau distingue dans l’histoire de la socialité :

 

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L’idée de bonté naturelle : son sens, ses enjeux.

 

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 1)      La justification de la Providence.

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      (NB : Cette justification est l’enjeu de ce que l’on appelle la théodicée. Selon la définition du Littré, la théodicée est la partie de la théologie naturelle qui traite de la justice de Dieu, et qui a pour but de justifier sa providence, en réfutant les objections tirées de l’existence du mal)

 « Tout est bien en sortant des mains de l’Auteur des choses » proclame Rousseau. Dieu n’est pas responsable. Il est au principe de l’ordre harmonieux qui règne dans les êtres et dans leur rapport tant qu’un élément de désordre étranger à l’ordre naturel ne vient pas déranger le bel et bon ordonnancement. Cette affirmation  est l’objet  d’une véritable profession de foi rousseauiste. Il l’expose par la voix du vicaire savoyard, et signifie par là que la religion naturelle joue un rôle cardinal dans l’architecture de sa pensée.

     « Je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être, enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et  ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté, que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire ». Emile, La Pléiade, IV, p. 581.

    Il ne s’agit pas là d’une vérité rationnellement démontrée. La raison a des limites et ne peut pas rendre entièrement raison d’une évidence donnée dans le sentiment intérieur. Mais ce qui est assumé comme objet de foi ne doit pas être contraire à la raison et c’est bien à la raison de son élève que le vicaire s’adresse afin qu’elle éclaire et fortifie le sentiment intérieur sur ce qu’il est utile de savoir pour bien se conduire. Lorsque « la raison flotte », seule la foi permet de sortir du doute et rien n’est plus important sur le plan moral que de ne pas s’y complaire. Il pourrait servir « l’intérêt du vice  ou la paresse de l’âme qui nous y laisse ».  Ibid. p.567. La foi a donc un intérêt pratique et c’est parce qu’il en est ainsi que la  raison nous incline à nous y soumettre.

    Kant s’est-il reconnu dans ce souci de définir une religion dans les limites de la simple raison et dans celui de la fonder sur des exigences morales, toujours est-il qu’il rend un hommage appuyé à  Rousseau en le comparant à Newton. « Newton le premier de tous vit l’ordre et la régularité unis à une grande simplicité là où avant lui il n’y avait à trouver que désordre et multiplicité mal agencée, et depuis ce temps les comètes vont leur cours en décrivant des orbites géométriques. Rousseau, le premier de tous, découvrit sous la diversité des formes humaines conventionnelles, la nature de l’homme dans les profondeurs où elle était cachée, ainsi que la loi secrète par laquelle la Providence est justifiée  par ses observations ». Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime. Vrin, p. 84.

    Soulignant le caractère énigmatique de ce jugement de la part d’un auteur ayant condamné toutes les formes de théodicée (Cf. De l’échec de toutes les tentatives philosophiques dans la théodicée), Cassirer ne peut que saluer la clairvoyance kantienne tant il est vrai que Rousseau s’est efforcé de résoudre le problème de la théodicée, sans imputer l’origine du mal ni à Dieu ni à l’homme pécheur.

    En un premier sens, le thème de la bonté naturelle est donc une justification de la Providence divine. Au niveau du tout, le monde est en ordre. « Le mal général ne peut qu’être dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément pas » Emile, Ibid. p. 588.  Au  niveau de la partie, c’est moins évident car l’homme souffre de certains maux, il craint la mort, redoute la maladie.  Mais précisément « le mal particulier n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre ; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné. La douleur n’a que peu de prise sur quiconque ayant peu réfléchi, n’a ni souvenir ni prévoyance » Emile, Ibid. p. 588.

     « C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine se dérange, et un avertissement d’y pourvoir ? La mort… Les méchants n’empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre? La mort est le remède aux maux que vous vous faites; la nature a voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux! Il vit presque sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent la mort; quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable : dès lors elle n’est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer notre sort; mais pour chercher un bien-être imaginaire nous nous donnons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance doit s’attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté sa constitution par une vie déréglée, on la veut rétablir par des remèdes; au mal qu’on sent on ajoute celui qu’on craint; la prévoyance de la mort la rend horrible et l’accélère; plus on la veut fuir, plus on la sent; et l’on meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant contre la nature des maux qu’on s’est faits en l’offensant. Homme, ne cherche plus l’auteur du mal; cet auteur, c’est toi-même Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient de toi. » Emile, Ibid. p. 587. 588

    Bref si l’homme n’avait pas développé ses facultés, si son imagination ne lui faisait pas anticiper des maux imaginaires, s’il avait la sagesse de limiter étroitement son présent en avant et en arrière, il jouirait dans le contentement de sa propre existence.  « Ôtez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien » Emile, Ibid. p. 588.

   La contrepartie de cette justification de la Providence est la critique du dogme du péché originel. Dans sa réponse à Christophe de Beaumont, Rousseau commence d’ailleurs par cette réfutation : « Votre unique preuve est de m’opposer le péché originel » mais « vous tirez vos preuves de si haut que vous me forcez d’aller chercher aussi loin mes réponses. D’abord il s’en faut bien, selon moi, que cette doctrine du péché originel, sujette à des difficultés si terribles, ne soit contenue dans l’Ecriture ni si clairement ni si durement qu’il a plu au Rhéteur Augustin et à nos Théologiens de la bâtir ; et le moyen de concevoir que Dieu crée tant d’âmes innocentes et pures, tout exprès pour les joindre à des corps coupables, pour leur y faire contracter la corruption morale, et pour les condamner toutes à l’enfer, sans autre crime que cette union qui est son ouvrage ?Je ne dirai pas si (comme vous vous en vantez) vous éclaircissez par ce système  le mystère de votre cœur, mais je vois que vous obscurcissez beaucoup la justice et la bonté de l’Etre suprême » Lettre à C. de Beaumont. La Pléiade, IV, p. 938.939.

    Non seulement ce dogme n’est pas clair à la lumière naturelle mais il n’explique rien car « Nous sommes, dîtes-vous, pécheurs à cause du péché de notre premier père ; mais notre premier père pourquoi fut-il pécheur lui-même ? Pourquoi la même raison par laquelle vous expliquerez son péché ne serait-elle pas applicable à ses descendants  sans le péché originel, et pourquoi faut-il que nous imputions à Dieu une injustice, en nous rendant pécheurs et punissables par le vice de notre naissance, tandis que notre premier père fut pécheur et puni comme nous sans cela. Le péché originel explique tout excepté son principe, et c’est ce principe qu’il s’agit d’expliquer » Ibid. p. 939.

    Or telle est précisément la tâche à laquelle Rousseau a consacré son intelligence et ses forces. Il n’a eu de cesse de traquer le principe du mal, de  décrire la genèse de son empire, et de démontrer que « tout dégénère dans les mains de l’homme » bien que Dieu et la nature humaine soient indemnes de toute responsabilité dans cette version de la chute.  Par quel trait de génie a-t-il pu concilier deux propositions apparemment si contradictoires ? Cassirer répond : « En plaçant la responsabilité à un endroit où jamais on ne l’avait cherchée avant lui, en créant en quelque sorte un nouveau sujet à qui il fait porter la responsabilité, l’ « imputabilité ». Ce sujet n’est pas l’homme isolé, mais la société humaine…  Ce n’est plus sur lui en tant qu’individu isolé, c’est sur sa création, la communauté, que repose désormais le fardeau de la responsabilité » L’unité chez Rousseau, dans Pensée de Rousseau, Seuil/Point, p. 51.

    Idée-force du rousseauisme que l’auteur  rappelle à plusieurs reprises dans sa lettre à Christophe de Beaumont. Le mal est extérieur à l’ordre naturel. La méchanceté n’est pas intérieure à l’homme, elle lui est « périphérique » selon la judicieuse formule de Jean Starobinski. « Le mal se produit par l’histoire et la société, sans altérer l’essence de l’individu. La faute de la société n’est pas la faute de l’homme essentiel, mais celle de l’homme en relation » Jean-Jacques Rousseau, l’obstacle et la transparence, Tel/Gallimard, p. 33.

    Dans tous ses ouvrages, Rousseau développe la substance de cette thèse dont il a eu la révélation dans l’épisode de l’illumination de Vincennes (octobre 1749. « Oh Monsieur, si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme est naturellement bon et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants »  écrit-il dans la Deuxième Lettre à M. de Malesherbes, janvier 1762. La Pléiade, I, p.1135-1136)

    Il lui faut donc encore et toujours la rappeler à son détracteur :

    « Si l’homme est bon par sa nature, comme je crois l’avoir démontré, il s’ensuit qu’il demeure tel tant que rien d’étranger à lui ne l’altère ; et si les hommes sont méchants, comme ils ont pris peine à me l’apprendre ; il s’ensuit que leur méchanceté leur vient d’ailleurs ; fermez donc l’entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon. » Lettre à C. de Beaumont. La Pléiade, IV, p. 945.

    « Sitôt que je fus en état d’observer les hommes, je les regardais faire, je les écoutais parler ; puis voyant que leurs actions ne ressemblaient point à leurs discours, je cherchai la raison de cette dissemblance, et je trouvai qu’être et paraître étant pour eux deux choses aussi différentes qu’agir et parler, cette deuxième différence était la cause de l’autre, et avait elle-même une cause qui me restait à chercher. Je la trouvai dans notre ordre social, qui de tout point contraire à la nature que rien ne détruit, la tyrannise sans cesse, et lui fait sans cesse réclamer ses droits. Je suivis cette contradiction dans ses conséquences, et je vis qu’elle expliquait seule tous les vices de la société. D’où je conclus qu’il n’était pas nécessaire de supposer l’homme méchant par sa nature, lorsqu’on pouvait marquer l’origine et le progrès de sa méchanceté. Ces réflexions me conduisirent à de nouvelles recherches sur l’esprit humain considéré dans l’état civil, et je trouvai qu’alors le développement des lumières et des vices se faisaient toujours en même raison, non dans les individus, mais dans les peuples ; distinction que j’ai toujours soigneusement faite, et qu’aucun de ceux qui m’ont attaqué n’a jamais pu concevoir » Ibid. p. 967.

    Bonté de l’homme pris isolément. Méchanceté des hommes transformés par l’action délétère  de rapports sociaux mal institués. La malignité commence avec le social et l’historique ; elle n’est pas dans l’homme mais dans les hommes en relation. Le passage du singulier au pluriel, (individu# peuple), met en place l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être et du paraître, de la sincérité et de la duplicité, de l’innocence et de la culpabilité. Tout se passe comme s’il y avait une alchimie négative de la socialité et qu’en lieu et place de l’or, elle accouchait d’une rouille rendant méconnaissable l’être humain à la manière dont les sédiments marins défigurent la statue du dieu Glaucus. Pourtant il n’était pas nécessaire qu’il en fût ainsi. Fait pour devenir sociable à défaut de l’être naturellement, l’homme n’était pas condamné à une sociabilisation ratée. Une autre histoire était possible et, en dernière analyse, seuls la liberté des hommes et l’usage qu’ils font de leurs facultés naturelles sont en cause dans leur évolution. Là se trouve la responsabilité et nulle part ailleurs. D’où deux conséquences :

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2)      La rectitude des mouvements de la nature.

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    « Les premiers mouvements de la nature sont toujours droits » affirme Rousseau après avoir réfuté le dogme du péché originel. La formule fait écho à celle de  l’Emile: « Posons pour maxime que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain. Il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il est entré » La Pléiade, IV, p. 322.

    Les mouvements naturels sont droits parce qu’ils concourent à l’ordre institué par l’Auteur des choses et ils sont bons parce qu’ils sont une émanation de sa bonté. La bonté naturelle, qu’il s’agisse de celle de l’homme ou celle de l’ordre naturel doit donc être comprise comme une bonté métaphysique, non comme une bonté morale. Il suffit d’ouvrir les yeux pour être sensible à la beauté de la nature, à la perfection de son organisation, à la bonté de la volonté intelligente présidant à l’unité d’une telle complexité. « Que d’absurdes suppositions pour déduire toute cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement ! Ceux qui nient l’unité d’intention qui se manifeste dans le rapport de toutes les parties de ce grand tout ont beau couvrir leur galimatias d’abstractions, de coordinations, de principes généraux, de termes emblématiques, quoi qu’ils fassent, il m’est impossible de concevoir un système d’êtres si constamment ordonnés que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et sentants, qu’une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des êtres qui pensent. Je crois que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe à savoir » Emile, Profession de foi du vicaire savoyard, La Pléiade, IV, p. 580.

    Il y a un ordre naturel des choses, impossible d’être insensible à cette évidence et cet ordre est beau et bon par le simple fait qu’il est l’oeuvre de son Auteur. L’expérience externe et l’expérience interne sont pour Rousseau la révélation de cette vérité et si, comme nous l’apprend l’analyse de notre nature, notre tendance la plus essentielle est l’amour de soi, il est impossible pour Rousseau que l’amour de soi-même ne soit pas en même temps amour de la divinité bienfaisante, nécessité de lui rendre hommage et d’éprouver à son égard un sentiment de reconnaissance.

    Bonté métaphysique donc et pas bonté morale. C’est clair dans l’analyse du sauvage telle que Rousseau en construit l’idée dans le second discours.

    Son existence se déploie en-deçà de toute dimension morale car seule peut être qualifiée moralement la conduite d’un agent libre et connaissant. Or même si le sauvage est virtuellement porteur d’une raison et d’une aptitude à la liberté, celles-ci ne peuvent pas se développer en dehors des conditions sociales nécessaires à leur exercice. Toutes ses facultés proprement humaines restant en friche, le sauvage est « nul » et ce constat englobe la nullité morale, qu’il ne faut pas entendre au sens d’immoralité mais à celui d’amoralité. Son existence est étrangère à la moralité. Il s’ensuit qu’il  n’est ni bon, ni mauvais. « Il paraît d’abord que les hommes dans cet état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, et n’avaient ni vices ni vertus, à moins que, prenant ces mots dans un sens physique, on appelle vices dans l’individu, les qualités qui peuvent nuire à sa propre conservation, et vertus celles qui peuvent y contribuer ; auquel cas il faudrait appeler le plus vertueux , celui qui résisterait  le moins aux simples impulsions de la Nature »  Discours sur l’origine de l’inégalité, La Pléiade, III, p. 152.

    On a souvent l’impression que Rousseau est tenté par cette option. Car avec l’impulsion naturelle, autrement dit avec l’instinct, il n’y a pas de risque que le sauvage soit un principe de désordre dans le bel ordonnancement naturel. Il est parfaitement inscrit dans la totalité dont il est un élément. Il  n’incarne aucun danger ni pour lui-même ni pour ce qui l’entoure dans la mesure où les deux tendances qui le déterminent assurent son intégration harmonieuse dans le système des êtres. L’amour de soi le pousse à se conserver et à rechercher son bien propre. La pitié le détourne de faire son bien au prix de la souffrance d’un autre et s’il y a là un principe de modération de ce qu’a de potentiellement dangereux pour les autres l’amour de soi, la pitié n’en est qu’une modalité car c’est encore pour ne pas souffrir soi-même qu’on répugne à voir souffrir d’autres êtres sensibles et en particulier ses semblables.

    « Il avait dans le seul instinct tout ce qu’il fallait pour vivre dans l’état de Nature, il n’a dans une raison cultivée que ce qu’il faut pour vivre en société » (Ibid. p. 934), remarque Rousseau dans un propos dont l’éloquence ne laisse planer aucun doute sur l’infériorité de l’une comparée à l’autre. Si la raison est ce qui doit suppléer l’instinct dans une vie humaine ou le guider, il est vain de croire que l’art humain puisse rivaliser en perfection avec la nature. L’instinct est principe absolu d’ordre, de bonté, de paix, de bonheur. L’ignorance, la soumission aux lois naturelles du sauvage sont vectrices d’innocence, de tranquillité mentale, de santé, de liberté au sens où tous les êtres naturels étant soumis aux mêmes lois, nul n’est dépendant de l’arbitraire d’un autre. Si les hommes n’avaient pas été conduits, par des hasards funestes, à actualiser les virtualités de leur nature, s’ils ne s’étaient pas écartés de l’ordre naturel pour lui substituer leur désordre social et politique, le mal et son cortège de malheur n’aurait pas fait son entrée dans le monde et les mouvements naturels n’auraient pas été altérés.

     Ce sens métaphysique de la bonté naturelle est inlassablement répété par Rousseau. Suffisamment pour ne pas autoriser les contre-sens habituels sur « le bon sauvage ». Ce qui n’empêche pas  les professeurs de philosophie de devoir beaucoup batailler dans leurs classes pour tordre le cou à ce préjugé et faire comprendre que la bonté du sauvage est celle de l’ordre naturel, lui-même expression de la bonté divine. Elle n’a pas d’acception morale, ce qui ne signifie pas que le thème de la bonté naturelle de l’homme ne puisse pas en revêtir une. Mais pour que cela soit possible, il faut cesser de considérer l’homme à l’état de nature. Celui-ci est un être isolé. Ses rapports avec d’autres étant occasionnels, il ne peut développer ni sa vie affective ni sa vie  intellectuelle. « Dans cet état l’homme ne connaît que lui ; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne ; il ne hait ni n’aime rien ; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête ». Il ne peut ni faire la distinction du bien et du mal ni avoir un sens de la justice car il faut pour cela se saisir dans des rapports avec les autres à l’intérieur d’une totalité. Comment avoir l’idée d’un mal là où l’on ne sent pas la souffrance d’un autre et où la pitié n’a pas l’occasion de mettre un point d’arrêt aux prétentions de l’amour de soi ? Comment sentir l’injustice là où l’on ne vit pas dans un système de relations avec les autres et où l’on n’a pas la capacité de comparer, de mettre en perspective la situation des uns et des autres ? La vie morale exige la vie relationnelle et l’actualisation des capacités de jugement et de mesure, autrement dit elle est indissociable de la civilité et de l’usage de la raison.

    Voilà pourquoi, si la bonté naturelle doit recevoir un sens moral, elle ne peut plus « se déduire de l’indifférence au bien et au mal, naturelle à l’amour de soi ». Mais l’erreur serait de croire qu’elle puisse se définir indépendamment de la bonté métaphysique. Celle-ci demeure le modèle et le fondement. A défaut de s’articuler sur la bonté métaphysique, il n’y a pas de bonté morale possible. Rousseau rappelle d’emblée à l’archevêque cette idée cardinale de sa réflexion morale : non seulement la morale ne s’oppose pas à la nature mais elle trouve en elle son point d’ancrage. Ce n’est pas en se mettant en contradiction avec lui-même, en contrariant le naturel en lui que l’homme peut être vertueux. Tout ce qui est artificiel et contre nature est source de vices. Or le mouvement naturel le plus puissant est l’amour de soi. C’est le moteur de l’existence morale aussi bien que de l’existence physique. Comme le dit Bruno Bernardi: « L’amour  de soi est une notion centrale chez Rousseau. Non seulement il est la source de toute jouissance (il n’y en a d’autre, dit-il constamment, que « le contentement de soi »), mais il est à la fois principe vital (« veiller à sa propre conservation »), principe politique (aucune association ne peut naître sans conservation de la liberté de ses membres), principe moral (c’est le fondement de toute moralité). L’unité et la bonté essentielle de l’homme en dépendent ; Rousseau modulera, précisera ce principe, il ne reviendra jamais dessus ». Préface à l’édition de la Profession de foi du vicaire savoyard,  GF Flammarion, p. 36.

    Il n’est donc pas étonnant qu’il commence le synopsis de son œuvre par l’évocation du : « principe fondamental de toute morale, sur lequel j’ai raisonné dans tous mes Ecrits ». J’ai toujours dit, peut-on préciser que : «  La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit est l’amour de soi ; passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont en un sens que des modifications… L’amour de soi-même est toujours bon et toujours conforme à l’ordre» Emile, La Pléiade, IV, p. 491. Mais il va de soi que si le fondement de la morale ne peut pas être extérieur à la nature, ce n’est plus le mouvement naturel dans sa spontanéité inconsciente qui peut en tenir lieu, comme c’est le cas dans la conduite du sauvage. Pourquoi ?

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3)      L’amour de la justice et de l’ordre.

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        « L’homme n’est pas un être simple ; il est composé de deux substances ». Et cela n’est pas sans incidence sur l’amour de soi. Il en découle qu’il a « deux principes, savoir l’être intelligent et sensitif, dont le bien-être n’est pas le même. L’appétit des sens tend à celui du corps, et l’amour de l’ordre à celui de l’âme ».

    Dualité substantielle du corps et de l’âme, de la matière et de l’esprit. Ici Rousseau est conduit à développer une thématique qu’il élabore parfois avec des accents platoniciens et pauliniens comme l’atteste ce passage de la Profession de foi du vicaire savoyard : « « En méditant sur la nature humaine, j’y crus découvrir deux principes distincts, dont l’un l’élevait à l’étude des vérités éternelles, à l’amour de la justice et du beau moral, aux régions du monde intellectuel dont la contemplation fait les délices du sages, et dont l’autre le ramenait bassement à lui-même, l’asservissait à l’empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait par elles tout ce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant entraîné, combattu par ces deux mouvements contraires, je me disais : Non, l’homme n’est point un : je veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et libre ; je vois le bien, je l’aime, et je fais le mal, je suis actif quand j’écoute la raison, passif quand mes passions m’entraînent ; et mon pire tourment quand je succombe est de sentir que j’ai pu résister ». Emile, p. 583.

     Il est difficile, à la lecture de cette déclaration de ne pas accréditer la thèse d’un Rousseau dualiste, sans aucune originalité par rapport aux leçons du platonisme et du christianisme paulinien, pourtant rien n’est plus étranger à sa pensée qu’un parti pris rigoureusement dualiste. Certes il fait un grand usage des oppositions : matière # mouvement ; matière #pensée, raison # passion ; amour de soi #amour propre ; raison #sentiment ;  intérêt sensuel # intérêt spirituel et moral ; mais cela indique qu’il n’est pas enclin à ignorer les tensions qui traversent la nature humaine. Il peut d’autant moins l’être, qu’en qualité de pédagogue, son objet de réflexion est la personne humaine non la société. Or si le mal a son origine dans la relation sociale, ce qu’il ne désavouera jamais, il faut bien que ses effets corrupteurs trouvent dans l’intériorité personnelle une complicité. Le désordre social et historique a des conditions de possibilités morales même si ces dernières ne devaient pas nécessairement accoucher de celui-là. Si ce n’était pas le cas, on ne comprendrait pas comment le vice pourrait s’immiscer dans une nature fondamentalement bonne.

     L’homme n’est donc pas simple mais cela n’autorise pas à faire éclater l’unité de son être comme s’il n’y avait pas d’unité divine dans laquelle se dépassent les distinctions de la matière et de l’esprit, du passif et de l’actif. « Cette pluralité de tensions, Rousseau refuse de l’unifier, de la structurer comme une dualité de nature » souligne Bruno Bernardi, grand connaisseur du rousseauisme. (Préface à l’édition de la Profession de foi du vicaire savoyard,  GF Flammarion, p. 39).

     D’où le recours à l’idée de « composition ».  « Nous ne sommes pas  précisément doubles mais composés » lit-on dans le Manuscrit Favre de l’Emile, La Pléiade, IV, p. 57.

    La notion connote celle de complexité et s’oppose à celle de simplicité mais elle n’est pas antinomique de l’idée d’unité. Certes il fait usage de l’image platonicienne du « corps-tombeau » et du « corps-prison », mais le principe d’une séparation anthropologique radicale entre l’âme et le corps, ou celui corrélatif de la dualité du sensible et de l’intelligible, n’a guère de sens dans le rousseauisme. C’est que Rousseau est fondamentalement un penseur de l’existence. L’âme n’est jamais, chez lui, coupée de ses racines sensibles.  Elle n’est  pas la substance pensante cartésienne ou l’intellect platonicien. Sa patrie n’est pas le monde des essences intelligibles et  elle n’est pas le temple de vérités innées. Le sujet n’est jamais sous sa plume un sujet transcendantal mais toujours un être singulier, ayant une unité et une identité personnelle. C’est un « moi » inscrit dans un milieu naturel et humain et déployant sa vie dans le temps. D’où son insistance à affirmer qu’ « exister c’est sentir » ; que « nous sentons avant de connaître » ; que « la sensibilité est incontestablement antérieure  à notre intelligence  et que nous avons eu des sentiments avant des idées ». Son option sensualiste enveloppe le refus de l’innéité des idées et pourtant l’idée que toutes nos idées sont acquises, idée du bien comprise, n’a pas pour corollaire la négation d’un équivalent spirituel de l’immédiateté et de l’innéité du mouvement de la nature sur le plan moral. Comme « l’homme de la nature », (le sauvage) est mû par une impulsion physique l’intégrant  harmonieusement à l’ordre naturel et l’empêchant de troubler sa bonté, «  l’homme de l’homme », lui aussi, s’il sait sincèrement faire retour sur soi, peut déceler en lui le mouvement pré-réflexif qui l’accorde à l’ordre naturel. De manière analogue au comportement instinctif, la conduite morale a un guide naturel. Elle n’est pas, par définition, livrée à l’arbitraire des jugements individuels et collectifs comme le soutiennent ceux qui ne voient en elle  qu’un simple conditionnement culturel et social. Elle a bien quelque chose de spontané, d’inné, en un mot d’ « instinctif », même s’il faut donner à son principe un nom que nous sommes peu disposés à associer à celui d’instinct. Rousseau l’appelle la conscience et il s’applique à préciser ce qu’il faut entendre par là, avec un lyrisme qui en dit long sur la source affective de sa pensée et la tonalité émotionnelle d’une parole ne doutant pas de sa transparence à la voix de la nature :

  « Conscience !conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principes». Emile, La Pléiade, IV, p.600.

    « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience ». Ibid. p. 598.

    La question est de savoir ce qu’il signifie exactement par là car c’est là le point le plus subtil de sa réflexion morale. Il exige de comprendre que, si dualisme il y a dans le rousseauisme, c’est surtout celui du passif et de l’actif.

    L’homme est un être composé parce qu’il articule une dimension passive et active. En qualité de portion de la matière, il est le lieu passif de forces opérant en lui sans son concours et il reçoit les impressions de tout ce qui, extérieurement à lui, agit sur lui. Mais il sent bien qu’il est sophistique de  prétendre le réduire à cela. Le sentiment intérieur condamne la thèse matérialiste car chacun  peut, par la seule attention à son expérience, s’éprouver en même temps comme une spontanéité ayant la conscience de son identité, la capacité d’initier une action, de résister ou de consentir à ce qu’il subit et de juger.

    Il a ainsi le privilège par rapport aux animaux de la liberté et de la pensée, ce qui confère à sa conduite la moralité et la dignité manquant au comportement animal. Mais cela n’induit pas que la moralité soit tributaire de sa seule décision comme s’il fallait, à la manière kantienne, opposer la liberté à la nature, la raison à la sensibilité. La moralité ne doit pas être conçue comme insertion du nouménal dans le phénoménal, suspension de la loi naturelle au profit de la loi morale. L’originalité de Rousseau est au contraire de la concevoir comme assomption volontaire du mouvement naturel non dévoyé. Il étend, selon la profonde analyse d’Henri Gouhier,  « à la zone du sentir jusqu’aux impressions et réactions que dans le langage de la culture nous rapportons  à la vertu » Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Vrin, p. 138.

    Examinons nos réactions. Nous ne sommes insensibles ni à ce qui nous affecte, ni à ce que nous pouvons imputer à notre responsabilité. Nous éprouvons du plaisir ou de la peine ; nous sommes contents de nous ou nous souffrons les affres du remords. Ces sensations et ces sentiments nous renseignent sur le vrai bien qui convient à notre nature et auquel nous porte l’amour de soi. Le plaisir physique, le contentement moral indiquent que la disposition de l’être vers son bien est comblé, la douleur, le sentiment de culpabilité qu’elle est contrariée. Il s’ensuit que « nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, […] nous  tenons cette volonté de la nature » Emile, p. 599.

   Idée cardinale aux accents socratiques : nous n’avons pas la liberté de vouloir le mal, nous sommes ainsi faits que nous voulons naturellement notre bien. C’est une disposition de notre nature. « L’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir » Emile, p. 599.

    L’étalon de mesure du bien et du mal est donc immanent à notre nature sous la forme de nos réactions spontanées, de nos sensations physiques et de nos sentiments moraux. La Profession de foi abonde d’exemples prouvant la spontanéité de nos réactions aux actes d’héroïsme, de bienfaisance ou de cruauté. Admiration, enthousiasme de l’âme d’un côté, répulsion, haine de l’autre. « Dans tous ces cas, il y a évidemment jugement : mais ce qui vient du dedans, c’est « l’impulsion » par laquelle nous sommes portés à l’admiration, à l’éloge, à l’horreur, à l’indignation et non les idées qui entrent dans l’énoncé du jugement » Gouhier, Ibid., p.138.

    L’amour du bien est inné mais pas il ne faut pas le confondre avec l’intelligence du bien. Celle-ci suppose réflexion et raisonnement. « Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer : l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné » Emile, p. 600.

    Alors comment se fait-il que les hommes soient si peu enclins à suivre le sentiment naturel ? Comment comprendre que l’amour de soi n’incline pas aussi immédiatement l’homme à choisir le bien qu’il détermine l’animal à le faire ? Il ne suffit pas de dire que la nature est innocente et que seule la liberté humaine est responsable de ne pas suivre l’impulsion naturelle. Encore faut-il rendre intelligible le principe la poussant à l’erreur et à la faute.

    La réponse rousseauiste est sans ambiguïté. La souveraineté du mal dans l’existence humaine procède de la souveraineté du passionnel en l’homme. Il devient méchant dès qu’il cesse d’être actif, dès que sa spontanéité est subvertie et rendue inopérante par l’action de quelque chose qui agit sur lui. Ce qui est en jeu, c’est la passion dans son sens étymologique. Passion : état de celui qui subit et dont l’action n’a pas sa source en lui mais hors de lui dans ce qui l’affecte et à quoi il réagit. Dans la passion le sujet est passif. Sa conduite a perdu sa spontanéité au sens où est spontané «ce qui se produit par l’initiative propre de l’agent (sponte sua) sans être l’effet d’une cause extérieure, la réponse directe à une incitation ou à une impression actuelles et venant du dehors » (Lalande, vocabulaire technique et critique de la philosophie).

    Considérons l’amour de soi en tant qu’il a pour principe « l’être sensitif » c’est-à-dire le corps. Celui-ci est le siège de besoins et de sensations. Il incline l’homme à rechercher la satisfaction de ses appétits, à tendre vers ce qui produit du plaisir et à fuir ce qui est source de douleur. Tout vivant est infiniment intéressé à la poursuite de son propre intérêt, celui-ci se déclinant au niveau strictement physique ou sensible comme bien-être du corps. Pour l’animal et pour le sauvage, il n’y en a pas d’autres et ils concourent à cette fin de manière inconsciente et involontaire. Ils sont donc moins actifs que passifs dans la mesure où ils sont régis par le déterminisme de la nature et où la perfection de l’ordre naturel les dispense de se soucier de l’harmonie de leur intérêt avec celui des autres.  Il n’y a ni liberté, ni conscience, ni responsabilité à ce niveau d’existence.

    Mais dès lors que les hommes entrent en relation les uns avec les autres et forment des sociétés, tout change. Ils sont nécessairement conduits à développer cette dimension  du moi qui s’éprouve comme capacité de consentir ou de refuser les appétits du corps et  de juger  ce qu’il en est du bien dans le double rapport à soi-même et aux autres. Pourquoi ?

    Parce que dans les conditions sociales d’existence le problème de la coexistence des amours de soi se pose. Celle-ci n’est plus spontanément harmonieuse. Avec le développement de leurs lumières et de leurs talents les hommes ont multiplié leurs besoins, et ceux-ci s’étant affranchis de leurs limites naturelles, l’ordre naturel est rompu. Pour pourvoir à leur satisfaction, il faut travailler, diviser le travail, échanger et donc se lier dans des rapports de dépendance où les intérêts des uns et des autres entrant en conflit, le bien de l’un fait souvent  le mal de l’autre. Dans le commerce de ses semblables, l’homme développe ainsi conjointement ses lumières, ses talents et ses vices. Car les rapports sociaux sont un véritable chaudron propice à l’explosion des passions. Ils suscitent la comparaison et dès lors que l’homme cesse d’avoir son centre de gravité en soi pour le placer dans le regard de l’autre et le jugement public ou l’opinion, l’amour de soi se dégrade en amour-propre. Chacun veut exister à son avantage sur la scène sociale, tous sont envieux les uns des autres, et les inégalités sociales se creusant, l’âme humaine est empoisonnée. Le « petit » envie et hait le « grand », le « grand » méprise et piétine le « petit », même l’amitié et l’amour  sont altérés.  La transparence des cœurs, la sincérité ne sont plus qu’un rêve impossible au royaume de  la duplicité. Chacun s’efforce de tirer au mieux son épingle du jeu dans une concurrence impitoyable où le paraître l’emporte sur l’être, l’intérêt particulier sur l’intérêt commun, le mensonge et l’hypocrisie devenant l’hommage que le vice rend à la vertu. Il s’ensuit que si l’amour de soi correspond à « une sensibilité positive », l’amour-propre se dégrade en « sensibilité négative ».

    « La sensibilité positive dérive immédiatement de l’amour de soi. Il est très naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui. Ceci est une pure affaire de sentiment où la réflexion n’entre pour rien. Mais sitôt que cet amour absolu dégénère en amour-propre et comparatif,  il produit la sensibilité négative; parce qu’aussitôt qu’on prend l’habitude de  se mesurer avec d’autres, et de se transporter hors de soi pour s’assigner la première et meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout. L’amour-propre est toujours irrité ou mécontent, parce qu’il voudrait que chacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne se peut : il s’irrite des préférences qu’il sent que d’autres méritent, quand même ils ne les obtiendraient pas: il s’irrite des avantages qu’un autre a sur nous, sans s’apaiser par ceux dont il se sent dédommagé. Le sentiment de l’infériorité à un seul égard empoisonne alors celui de la supériorité à mille autres, et l’on oublie ce qu’on a de plus pour s’occuper uniquement de ce qu’on a de moins. Vous sentez qu’il  n’y a pas à tout cela de quoi disposer l’âme à la bienveillance.

    Si vous me demandez d’où naît cette disposition à se comparer, qui change une passion naturelle et bonne en une autre passion factice et mauvaise; je vous répondrai  qu’elle vient des relations sociales, du progrès des idées, et de la culture de l’esprit. Tant qu’occupé des  seuls besoins absolus on se borne à rechercher ce qui nous est vraiment utile, on ne jette guère sur d’autres un regard oiseux. Mais à mesure que la société se resserre par le lien des besoins mutuels, à mesure que l’esprit s’étend, s’exerce et s’éclaire, il prend plus d’activité et embrasse plus d’objets, saisit plus de rapports, examine, compare; dans ces fréquentes comparaisons il n’oublie ni lui-même, ni ses semblables, ni la place à laquelle il tend parmi eux. Dès qu’on a commencé de se mesurer  ainsi l’on ne cesse plus, et le cœur ne sait plus s’occuper désormais qu’à mettre tout le monde au-dessous de  nous. » Rousseau juge de Jean-Jacques, Deuxième dialogue, La Pléiade, I, p. 805.806.

    Constat accablant ! Avec  une finesse psychologique exemplaire, une lucidité impressionnante Rousseau décrit la perversion des mouvements naturels par le social. On croirait lire du Tocqueville et l’on se prend à douter qu’il y ait vraiment une solution aux maux de l’humanité car c’est le social en soi qui semble ici mis en accusation. Rousseau anticipe spéculativement ce que l’auteur de La démocratie en Amérique et nous-mêmes observons tous les jours. Il ne suffit pas que l’ordre social soit démocratique et donc infiniment moins inégalitaire que l’ordre monarchique pour ne pas avoir des effets délétères.

    En tout cas cette analyse  montre pourquoi  le bien et le bonheur ne peuvent plus coïncider, à l’étage social, avec le seul bien-être du corps et la satisfaction de la sensibilité. Dévoyé par les passions sociales, l’amour de soi dont le principe est l’être sensitif est vecteur de méchanceté et d’injustice. La haine, l’envie alimentent le désir de voir souffrir ceux qui suscitent ces affects. L’orgueil des puissants, leur mépris étouffent la pitié et les inclinent à trouver leur plaisir dans l’humiliation des dominés. Le triomphe de l’inégalité dans les rapports sociaux ne fait pas seulement le scandale de ce qui ose s’appeler justice, il dégrade l’âme humaine, rend inaudible la voix de la nature, et pervertit l’exercice de la raison qui, sous l’empire ces passions et des préjugés collectifs, n’est plus qu’une raison instrumentale au service de la défense des intérêts particuliers.

    Ce qu’il faut bien comprendre à ce niveau de l’analyse c’est que, dans la mesure où elles sont l’effet dans l’intériorité humaine du jeu social, ces passions définissent la part du passif en l’homme, même si par les jugements qu’elles mettent en jeu, ce n’est pas au même titre que la pure impulsion naturelle. Or si la passivité est vectrice d’ordre et de bonté dans l’existence infra-humaine, elle ne peut plus l’être  dans l’existence humaine. Le salut passe par la capacité de l’homme à cesser d’être le jouet des passions. C’est en étant « actif » que l’homme peut discerner la limite qu’il doit imposer à l’amour de soi dégradé en amour propre afin que la recherche de son propre bien ne fasse pas le mal d’autres amours de soi au sein de la société. La passion dans sa dimension de passion est aveugle. Seule la raison s’exerçant dans le silence des passions et la mise hors-jeu des préjugés qui l’aveuglent  peut  se représenter le bon ordre or le bon ordre sur le plan social est l’ordre juste.

    Politiquement le bien est le juste c’est-à-dire l’ordre qui respecte l’égalité morale des hommes, et organise la collectivité sur l’exigence de  rendre  à chacun ce qui lui revient en fonction des mérites et des services rendus au tout. Moralement la bonne conduite est la vertu définie comme subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt commun. Il s’ensuit que la rectitude morale et la rectitude politique requièrent l’exercice du jugement. Il convient de  mettre en rapport le moi avec les autres mois, de comparer leurs positions réciproques, d’apprécier la légitimité des prétentions des uns et des autres relativement à l’intérêt commun. La mesure, le calcul, le jugement relèvent de l’exercice  de la raison.  Il convient aussi de mettre en œuvre le juste clairement évalué et cela implique l’usage de la liberté.

    L’homme est actif lorsqu’il fait un usage de sa raison et de sa liberté. Est-ce à dire qu’en  rationaliste classique, Rousseau considère qu’il faut opposer la raison à la passion et que le salut se trouve en elle ? Il va de soi que non, car cette faculté s’est développée au sein d’un milieu social et n’étant pas indemne de ses effets pervers, elle ne saurait en être la rédemption. La « raison raisonneuse » participe de la corruption de la nature humaine par le social. Elle n’est plus alors qu’un vulgaire outil au service de l’égoïsme. Elle a donc besoin d’un guide pour s’affranchir de ses aveuglements. C’est ce guide que Rousseau appelle la conscience ou le cœur. Elle se confond avec le sentiment intérieur, celui qui fait entendre la voix de la nature même quand elle est presque rendue inaudible par la puissance des passions : «  Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi-même : cependant combien de fois la voix intérieure nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons mal ! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et nous lui résistons ; en écoutant ce qu’elle dit à nos sens, nous méprisons ce qu’elle dit à nos cœurs ; l’être actif obéit, l’être passif commande. La conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que ces deux langages se contredisent ? et alors lequel faut-il écouter ? Trop souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser ; mais la conscience ne trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer » Emile, Ibid. p. 594.595.

    Il s’ensuit que la bonté de l’homme est celle du  sentiment le portant à aimer l’ordre et la justice et à trouver en eux le contentement de son être. La vertu consiste à consentir volontairement à ce que nous dicte notre conscience. C’est elle qui rend possible la clairvoyance de la raison et le bon usage de la liberté. Rousseau établit ici une dialectique subtile : si la raison a besoin du sentiment pour ne pas s’égarer, le sentiment a réciproquement besoin d’elle pour être éclairé car « aimer le bien n’est pas le connaître ». Mais il ne suffit pas de le connaître pour avoir la force de le choisir. Encore faut-il l’aimer. Ce qui signifie que seule une passion peut faire obstacles aux passions haineuses, corruptrices de l’âme et de la raison. La conscience en est l’agent. Cette passion est la passion de la vertu. Le sentiment naturel lui donne sa dimension pathétique, le consentement de la volonté et les lumières de la raison l’élèvent au rang d’une action.

    La conscience est donc destinée à être un substitut de l’instinct animal au moment où l’homme a perdu son innocence. Au sein de l’espace intersubjectif où la présence à soi est inséparable d’une présence conflictuelle aux autres, elle est ce qui reste de la rectitude de la nature dans un être que ses productions artificielles ont dénaturé. Voilà pourquoi Rousseau articule trois grandes idées :

 *

 Conclusion :

     Au terme de cet examen je ne suis pas sûre que la thèse de la bonté naturelle soit un motif de gloire pour l’homme. En tant qu’elle est une bonté métaphysique, elle est la vertu de Dieu et elle dépend si peu de l’homme que celui-ci n’est jamais aussi bon que lorsqu’il n’est pas encore un homme. Sa bonté n’a aucun sens moral.

    Elle ne peut en acquérir un qu’au moment où il est en possession de ses facultés humaines. Mais le progrès de ses lumières et de ses talents est aussi celui de ses vices au sein d’un espace où les passions sociales étouffent la voix de la nature et corrompent l’usage de la raison. La méchanceté plus que la bonté est le propre de « l’animal dépravé ». Certes l’amour de l’ordre et de la justice est une disposition naturelle qui, éclairée par la raison, rend possible la vertu mais la puissance du passionnel en l’homme est telle qu’elle étouffe d’ordinaire l’humanité du cœur et rend impuissants les préceptes de la raison. Aussi, si les preuves de la bonté naturelle sont la bienveillance, la générosité, la compassion, l’amour de ses semblables, le respect de la justice, elles restent à administrer. Rousseau dit que la nature nous a disposés à être bons, il ne dit pas que nous le sommes. Il est un trop grand observateur des hommes pour nourrir cette illusion. Aussi fait-il du mal une maladie nécessitant l’intervention d’un médecin plus que les préceptes d’un moraliste. Et il est symptomatique qu’au soir de sa vie,  celui qui n’avait pas d’autre modèle que lui-même pour peindre l’homme naturel fasse cet aveu: « J’approche du terme de la vie et je n’ai fait aucun bien sur la terre. J’ai les intentions bonnes, mais il n’est pas toujours si facile de bien faire qu’on pense. Je conçois un nouveau genre de service à rendre aux hommes : c’est de leur offrir l’image fidèle de l’un d’entre eux afin qu’ils apprennent à se connaître ». Mon portrait. La Pléiade, I, p. 1120.