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Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art?

 Catherine Lee. Loft. 2000.2004. Céramique  raku vernissée clous. Gelerie Weinberger. Copenhague. 

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 A)    L’être œuvre de l’œuvre d’art.
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   Elle se distingue du simple effet naturel en ce qu’elle est le produit d’une activité humaine. Même si nous le trouvons beau, le chant du rossignol n’est pas une œuvre d’art, et si le « vol du bourdon » en est une, c’est parce qu’elle a un ouvrier : le compositeur Rimski- Korsakov.

  Cf. Kant :  « L’art se distingue de la nature comme le « faire » (facere) l’est de « l’agir » ou du « causer » en général (agere) et le produit ou la conséquence de l’art se distingue en tant qu’œuvre (opus) du produit de la nature en tant qu’  « effet » » Critique de la faculté de juger.

     Relèvent de l’art, ainsi défini, aussi bien l’activité artisanale, technicienne, industrielle que l’activité artistique. Avant le 17° siècle d’ailleurs, l’école des Beaux-Arts ne se distingue pas de l’école des Arts et Métiers.

   L’Académie distingue en 1762 les deux ordres :

-Artiste : Celui qui travaille dans un art où le génie et la main doivent concourir : un peintre, un architecte sont des artistes.

-Artisan : ouvrier dans un art mécanique, homme de métier.

   Il s’ensuit que si toute œuvre d’art est œuvre, toute œuvre n’est pas œuvre d’art.

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PB : A quoi reconnaît-on le caractère artistique de l’œuvre ?

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B)    L’être artistique de l’œuvre d’art.

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   Il faut bien avouer que la réponse à cette question ne va pas de soi.

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              1)      Classiquement les critères énoncés sont les suivants :

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a)      L’œuvre d’art se distingue quant à sa fin.

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  Elle n’a pas en soi de vocation utilitaire. Elle est à elle-même sa propre fin. Au contraire, un objet artisanal, industriel, technique a d’abord pour fonction de satisfaire des besoins.

  En ce sens, l’art est une activité libérale par rapport à une activité utilitaire ou une activité désintéressée par rapport à une activité mercenaire (Activité exercée en échange d’un salaire).

  L’œuvre d’art, remarque Kant, est le résultat d’une activité non contrainte, non forcée, ne convenant qu’à des hommes libres. Comme tel, l’art s’apparente à un jeu. Il est en lui-même une activité agréable que l’on distingue du travail : « activité qui est en elle-même désagréable (pénible) et qui n’est attirante que par son effet (par exemple la salaire) et qui par conséquent peut être imposée de manière contraignante » Kant.

  PB : Ce critère est problématique, dans la mesure où il définit l’art comme une activité autonome, ayant sa fin en soi, or l’autonomisation de l’art est un fait historique relativement récent.

   En gros jusqu’à l’avènement de la modernité esthétique (2° moitié du 19°siècle) l’art est une activité subordonnée, tant dans ses moyens que dans ses fins. L’artiste est un homme de métier, même si à partir de la Renaissance, il se veut quelque chose d’autre qu’un simple artisan. Il reçoit commande et doit satisfaire les besoins de ceux qui font appel à ses services. Dans le monde antique et médiéval, l’art est au service du sacré tel qu’il est codé par la religion positive, ensuite il sert les valeurs des classes dominantes (aristocratie et bourgeoisie). Dans ces situations, l’art n’est pas une activité libérale. C’est une fonction sociale. L’artiste n’est libre ni de choisir son sujet, ni de transgresser les règles du goût commun. Aussi y a-t-il accord entre les artistes et le public. Ils partagent les mêmes valeurs et s’accordent sur les critères de qualité. Le style de l’artiste, malgré des variantes personnelles correspond à ce qu’on définit socialement comme une œuvre réussie.

  Cet accord se fracture avec la modernité. L’artiste conquiert son autonomie contre une tradition à laquelle il refuse le droit de définir son rôle et de prescrire ses modèles. La communauté d’évidence liant l’artiste à la société et à sa symbolique cesse d’être, au 19° siècle, une réalité vivante. Désormais « les artistes commencent à se savoir plus au moins sans lieu défini » écrit Hans Gadamer dans L’Actualité du Beau. 1992, et il leur faudra se créer leur propre communauté.

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b)      L’œuvre d’art se distingue quant aux moyens d’exécution.

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   Par rapport aux Beaux-Arts, les Arts et Métiers mettent en jeu le métier.

   Le métier s’apprend. Il est une manière d’agir reposant sur des règles et sur un savoir (empirique ou rationnel) qu’il suffit de maîtriser pour avoir compétence dans un domaine donné. Cela suppose bien sûr l’exercice, de solides apprentissages permettant de conquérir de l’habileté et tout grand artiste commence par là. Les grands peintres de la Renaissance se forment, des années durant, dans l’atelier de leurs illustres prédécesseurs. Ils apprennent à devenir d’habiles artisans aptes à exceller dans toutes les opérations nécessaires à la production d’une œuvre bien faite.

   Mais la  maîtrise des règles du métier ne suffit pas à faire un artiste.

  Car l’art a pour fin le beau, or il n’y a pas un concept de l’œuvre belle préexistant mentalement à son exécution, et telle que sa représentation pourrait déterminer les règles à mettre en œuvre pour la produire. Par là l’objet d’art se distingue de l’objet technique. La fonction de ce dernier déterminant ce qu’il doit être, il est possible de le concevoir et de définir les opérations nécessaires à sa production. Rien de tel dans l’art.

  Aussi la création artistique recèle-t-elle un mystère : celui du rapport de la spontanéité et des règles.

  L’artiste ne peut pas concevoir par principe, l’agencement des moyens de son œuvre, il les sent et les donne à sentir en présentant son œuvre. Celle-ci prend forme au fur et à mesure qu’il la produit. Il est tout autant l’auteur que le spectateur de l’œuvre en gestation et si celle-ci implique un jeu avec les règles d’un métier parfaitement bien assimilées, elle fait aussi intervenir la richesse spirituelle et le goût de son créateur :

  PB : Il y a donc un mystère de la création du beau. D’où vient la puissance spirituelle d’un homme, d’où vient sa capacité à trouver le moyen de produire un effet qu’il semble le seul à obtenir ? 

  Impossible de l’expliquer d’une manière claire. Il s’ensuit que, parce que l’activité créatrice du beau est « compliquée à miracle » selon la formule de Nietzsche, on a été tenté d’en faire « un miracle » et on a recouru  à l’idée de génie.

  Pourquoi « un miracle » ?

   Parce que le terme a des connotations religieuses. Kant le rappelle d’ailleurs au terme d’une analyse qui se veut surtout descriptive de la singularité de l’activité artistique. « Le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius, l’esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source de l’inspiration dont procèdent ces idées originales ». Critique de la faculté de juger § 46.

   A défaut de pouvoir s’expliquer clairement le processus de la création, on en rapporte donc le principe à une sorte de « part divine » qui arracherait le créateur d’un chef-d’œuvre à l’ordre des choses humaines et lui conférerait une dimension surhumaine. Le génie serait l’enfant chéri des dieux ou en terme kantien de la nature.

  Cf. L’analyse de Kant : « On voit par là que le génie :

  1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ;

  2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle de jugement ;

  3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est pas en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer à d’autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables » Ibid.

   L’œuvre d’art se caractérise ainsi par son caractère unique, original, exemplaire.

  Pour dire cette réussite, on dit qu’elle est belle et on définit les Beaux-Arts comme les arts du génie.

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  PB : Qu’en est-il de cette conception de l’art comme art du génie ?

  N’y a-t-il pas là un rapport imaginaire à la production artistique ? Tel est le soupçon nietzschéen dont le marteau fait voler en éclat cette idée d’une spécificité de l’art. En réalité affirme Nietzsche, il n’y a pas de différence de nature entre les diverses activités humaines, qu’il s’agisse de celle du savant, du technicien ou de l’artiste. Toute œuvre de grande envergure découle de l’excellence d’une formation, d’un travail rigoureux, « d’une pensée active dans une direction unique », d’une élaboration patiente des matériaux utilisés, d’essais et d’erreurs que nous avons le tort d’occulter pour n’être sensibles qu’à la réussite finale. Qualifier l’œuvre de géniale ne serait, selon la généalogie nietzschéenne, que l’aveu de la vanité et le goût de la facilité permettant de se dispenser de faire l’effort de rivaliser. Cf. Cours. [2]

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                          2)      Aujourd’hui les critères sont moins clairs.

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  Cette nouvelle donne procède de la rupture revendiquée par de nombreux artistes entre art et beauté.

  Barnett Newman (école de New York) écrit en 1948 : « Le mobile de l’art moderne a été de détruire la beauté… en niant complètement que l’art ait quoi que ce soit à voir avec le problème de la beauté ».

   Il s’ensuit qu’on nous demande de séparer radicalement la démarche artistique de la démarche esthétique. L’œuvre d’art ne relève plus de ce que Kant appelait le jugement esthétique ou jugement de goût.

  La soumettre à ce jugement revient à accepter que l’art n’ait pas d’autonomie, que son évaluation relève d’une instance extérieure à la création elle-même. Or la tendance lourde de l’art contemporain est de revendiquer l’autonomie du geste artistique, d’affirmer la souveraineté de l’artiste, maître des règles du jeu qu’il soumet à un spectateur.

  D’où le glissement de la question : on ne se demande plus, comme c’était le cas à l’époque où l’on admettait la qualité esthétique de l’œuvre d’art : « Qu’est-ce que l’œuvre belle ou le chef-d’œuvre ? Mais qu’est-ce que l’art ? ».

   Si hier, l’artiste tenait son statut d’artiste de la nature de l’objet qu’il produisait, l’œuvre d’art tient aujourd’hui son propre statut d’un auto décret de l’artiste lui-même ou de l’institution qui le cautionne.

   Ex : Donald Judd (mouvement minimaliste). « Si quelqu’un appelle cela de l’art c’est de l’art ».

   En 1917, Marcel Duchamp présente un objet industriel produit par R Mutt ; un urinoir qu’il intitule Fontain et déclare que le ready-made (l’œuvre déjà faite) est une œuvre d’art.

   Le geste de Marcel Duchamp est iconoclaste. Son projet consiste à démystifier la sacralisation de l’artiste que la Renaissance avait opérée. Ce faisant il introduit de nouveaux critères de l’œuvre d’art :

   -Il souligne le caractère œuvré de l’œuvre d’art. Il s’ensuit que l’art n’est pas que dans les musées. Il est aussi dans la rue, dans les objets d’usage, les objets techniques, les affiches. Toute une tendance de l’art contemporain consiste à conférer les lettres de noblesses de l’art à ce que la tradition avait disqualifié comme tel. La frontière entre l’art et la vie se brouille, le monde dans lequel nous évoluons ayant été, de fait, profondément transformé par l’art moderne. Les maîtres du Bauhaus ont inspiré les designers industriels, l’art cinétique de Vasarely la mode et les sigles des grandes entreprises comme la FNAC ou Renault.

  César peut donc présenter comme œuvre d’art ses compressions de voiture et Andy Warhol la bouteille de Coca-cola en noir et blanc ou la Marilyn des affiches où on a l’habitude de la voir.

  -Marcel Duchamp établit aussi que le caractère artistique de l’œuvre procède essentiellement du regard porté sur elle. Dans la vie courante la présence de l’objet urinoir disparaît sous sa fonction. L’objet utile, l’objet ayant une valeur d’usage cesse d’exister dans son insolite présence et dans ses propriétés formelles. Exposé dans un musée, il se met à exister dans cette dimension ordinairement occultée parce qu’il s’offre à un autre type de regard. Ce qui est une manière de décliner une grande leçon de l’esthétique classique : l’art donne à voir. « L’art n’imite pas le visible, il rend visible » disait le peintre Paul Klee.

   Mais plus fondamentalement Duchamp nous invite à une réflexion sur l’art. Il traduit une tendance lourde de l’art contemporain qui est moins de donner à voir que de donner à penser l’art, en mettant en évidence les conditions de visibilité de l’œuvre d’art. Celle-ci requiert pour exister la mise en déroute du rapport pragmatique au réel, des significations traditionnelles, des évidences collectives. L’art contemporain est donc substantiellement lié à la subversion, à la critique sociale, politique, philosophique, à l’expérimentation.

   Ainsi de nombreux artistes font l’économie du tableau ou de la sculpture. L’art conceptuel, par exemple, entend substituer l’idée ou le projet de l’œuvre à sa réalisation. Avec d’autres artistes l’œuvre est la mise en scène d’un objet d’usage dans un lieu où il s’impose dans son énigmatique présence. Notre monde étant un monde d’objets techniques, les artistes révèlent et interrogent ce monde là.

  Ex: Chris Burden expose à la 4° Biennale d’art contemporain de Lyon en 1997 un bulldozer volant de douze tonnes.

  Bertrand Lavier nous confronte à un réfrigérateur dont l’étrange réalité s’impose dès lors qu’il cesse d’être un objet de consommation, simple objet utile que je ne vois plus lorsque je l’ouvre pour prendre un yaourt.

  Le pop art montre le monde de la représentation, celui des affiches, de la publicité mais aussi du musée traditionnel comme c’est le cas avec les dizaines de Mona Lisa chez Warhol ou les séries entières de Lichtenstein d’après Mondrian ou Picasso.

   Au fond, l’art est devenu « contemporain » en s’alignant sur notre vie de tous les jours, en en reflétant et en en induisant en même temps la dimension critique. Aussi les œuvres d’art contemporaines déstabilisent-elles les catégories traditionnelles de l’esthétique.

  Par exemple, la notion de pérennité est disqualifiée. De nombreuses œuvres n’existent que le temps de la performance de l’artiste. Le body art. Les happening (littéralement, ce qui est en train d’arriver). Les empaquetages du Reichstag (1971 à 1975) ou du Pont Neuf à Paris en 1985 par Christo et Jeanne- Claude.

  La notion d’unicité et d’originalité subit le même sort. De nombreux artistes défendent l’idée « d’une œuvre ouverte » où l’artiste n’est, pas plus l’auteur de l’œuvre, que les spectateurs. Cf. Sarkis qui cherche des interprètes de son œuvre à la manière d’une partition musicale.

  Le spectateur est appelé à être le co-producteur d’une œuvre en mouvement.

  Marcel Duchamp disait : « Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui l’a faite ».