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Qu’est-ce que la modernité?

   Depuis que nous avons pris conscience de notre historicité, il semble que nous n’en finissions pas de l’interroger comme si désormais la question du sens faisait corps avec celle de ses figures historiques. L’attention à la différence, le souci humble et curieux de l’événement se sont ainsi substitués à la fuite paisible dans le royaume de l’essence. L’Histoire comme mouvement à éclairer a expulsé l’Etre comme lumière à contempler.

   Mais comment se repérer dans cette aventure où le multiple et le changement mettent sans trêve en déroute l’effort unificateur constitutif du procès d’intelligibilité ? Ainsi qu’entendons- nous lorsque nous  parlons de modernité?

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I)                   Historique du concept.

 

   L’extension de ce concept étant très vaste (on parle de modernité politique, scientifique, technique, philosophique, sociale, esthétique etc.) on en limitera l’usage à la sphère esthétique.

   Le mot modernité, dérivant du bas latin modernus et du latin modo (récemment) exprime l’idée qu’une époque se fait d’elle-même dans sa différence avec ce qui la précède. Conscience d’un changement, revendication d’une nouveauté, elle traduit une certaine expérience du temps que l’on peut désubstantialiser au point de n’en retenir que l’opposition abstraite du présent et du passé, opposition pouvant au fond constituer l’expérience de chaque génération. L’aujourd’hui s’articulant toujours à un hier, il lui suffit de se revendiquer comme tel pour qu’il y ait prétention de modernité. On aurait ainsi affaire à un concept formel, aux applications multiples et indifférenciées, un concept vide et paradoxalement intemporel, propre à démentir par sa récurrence historique ce dont il est la prétention. Or s’il est vrai qu’il y a au cours de l’histoire plusieurs occurrences du concept de modernité, il s’en faut de beaucoup qu’elles renvoient à une expérience une et identique. Sans doute le moderne s’oppose-t-il toujours à l’ancien mais dans des configurations spécifiques lui donnant à chaque fois un contenu particulier. C’est ce contenu qu’il faut avec patience expliciter en ce qui concerne notre modernité mais avant de procéder à ce travail on peut suivre l’étude érudite de H. R Jauss dans son repérage des diverses occurrences du concept.

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II)                Baudelaire : une tentative avortée de penser la modernité.

 

   S’il y a chez Baudelaire une précompréhension de notre modernité, il est clair qu’à bien des égards il ne parvient pas à en penser la dynamique radicalement nouvelle. Baudelaire demeure l’homme d’un monde en voie de disparition, un dandy qu’il définit lui-même comme « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences… un soleil couchant… un astre qui décline… superbe, sans chaleur et plein de mélancolie » Œuvres complètes, La Pléiade, p. 1179.1180.

   On sent bien que son peintre de la vie moderne, l’artiste moderne, c’est ce dandy mélancolique, en quête d’une beauté qui lui ressemble, foncièrement en deuil de l’avenir et du passé parce que désormais la civilisation industrielle et démocratique ne peut que faire grandir la trivialité et le prosaïsme, ennemis impitoyables de cet aristocrate nostalgique. Il n’y a plus d’héroïsme, plus d’élan, plus d’énergie vitale dans ce monde gangréné par l’argent et l’utilité, investi de part en part par l’esprit bourgeois. D’où la prophétie du poète : « Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le soleil ? » Ibid. p.1262.1263.

   Non seulement Baudelaire est étranger à l’héroïsme du progrès, de la transformation technique et politique de la réalité mais il ne voit en eux qu’illusion et dévastation :

      Pour Baudelaire, s’il y a une poésie de la vie moderne, c’est celle que l’artiste dandy est capable, aux hasards de ses flâneries,  d’arracher à la vulgarité du monde en train de triompher. Car chaque époque recèle une beauté, fût-ce une beauté mélancolique que le peintre doit disputer à la trivialité ambiante. Voir la beauté de nos habits noirs avait-il dit à Manet : « Et cependant, n’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victimé ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque, souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. » Salon de 1846.

    Baudelaire défend en effet « une théorie rationnelle et historique de beau ». Toute œuvre d’art peut prétendre à la beauté dans la mesure où elle inclut une double dimension.

   Un élément invariable, éternel qui la soustrait à la contingence historique et lui confère une aura de nature à la rendre exemplaire au sens académique. C’est l’âme du beau (son caractère aristocratique) qui ne pourrait briller de son éclat si elle ne se révélait pas dans un corps portant la marque du temps. Sans cet élément variable, relatif, circonstanciel du beau « qui est comme l’enveloppe amusante, apéritive du divin gâteau, le premier élément serait indigeste, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine » Ibid. P 1144.

   A rebours de l’anhistoricité dans laquelle impose de se mouvoir l’idéal académique, Baudelaire invite l’artiste à se plonger dans son époque, à en épouser la multiplicité baroque, l’inépuisable nouveauté avec la curiosité d’un enfant ou d’un convalescent toujours étonné du spectacle du réel. Disponible aux formes et aux couleurs, ému des configurations particulières qu’elles dessinent à chaque instant du temps, l’artiste doit être l’homme de l’actualité et de son imprévisible surgissement, l’homme de la vie avec ses modes, ses mœurs, ses visages insolites et fugaces car « presque toute notre originalité vient de l’estampille  que le temps imprime sur nos sensations » Ibid. p. 1105.

   Baudelaire consacre par là ce qui va finir pas s’imposer  comme le propre de la modernité, à savoir le culte de la nouveauté, la fascination de la métamorphose, la conscience aigüe de la temporalité s’emportant elle-même dans un mouvement autonome dont l’artiste doit épouser les rythmes. «  La modernité c’est le transitoire, le contingent, le fugitif » Ibid. p. 1163.

   Eloge de l’éphémère, affirmation de la poésie du changement, de l’événement, de l’inédit, de la surprise. Supprimez cette dimension de l’art et « vous tombez dans le vide d’une beauté indéfinissable et abstraite comme celle de l’unique femme avant le premier péché » Ibid. p. 1104.

   Faut-il en conclure que Baudelaire rompt avec la conception platonicienne d’une beauté une et éternelle ? Qu’il définit la modernité comme une esthétique de la rupture par rapport à l’idéal classique d’une perfection étrangère au temps ?

   On a parfois cette impression. C’est le cas, lorsque disant de Constantin Guys : « il cherche quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité » (Ibid. p.1163), il fait de lui un « homme du monde » par rapport à « l’artiste », comme si dans le mépris affiché pour cet être désincarné, extérieur au monde moral et politique qu’est l’artiste conventionnel, Baudelaire visait une esthétique obsolète : l’esthétique académique.

   C’est le cas aussi au début du Peintre de la vie moderne, lorsque « la beauté de circonstance » est opposée à « la beauté générale », les poètes mineurs aux poètes et artisans classiques, ceux que la tradition a érigés en monuments de la culture.

   Mais il n’y a là qu’une impression car l’antithèse : modernité – classicisme, pressentie parfois n’est jamais affirmée dans la pensée baudelairienne. Elle n’est pour lui que l’occasion de dénoncer le philistinisme de ceux qui sont au fond inaptes à jouir de la beauté classique ou moderne. Car la beauté n’est pas, chez Baudelaire, ce qu’elle deviendra avec les avant-gardes, principe critique, insurrection du présent voué à contester la tradition dans la mesure où on refuse de chercher sa propre normativité ailleurs que dans sa propre affirmation démiurgique.

   Aussi le transitoire, l’éphémère ne constituent-ils pas l’essence de la peinture moderne, ils n’en sont même pas le privilège. Ce n’est que « la moitié de l’art » (Ibid. p. 1163). Ce qui signifie « qu’il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien » et réciproquement « pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite » Ibid. p. 1164.

   Substantiellement rien ne distingue donc la modernité du classicisme ou de l’antique. Elle est simplement l’actualité en attente de basculer dans la classique par la seule logique du temps, dans la mesure où l’artiste moderne aura su comme l’artiste classique, qui fut l’artiste moderne d’hier, joindre la perfection intemporelle à la surprise du nouveau. Baudelaire est très clair sur ce point. Le peintre de circonstance doit savoir dégager la beauté particulière de la forme particulière dans laquelle elle s’épiphanise. C’est par là que l’œuvre d’art accède à la dignité d’une œuvre d’art. Le nouveau, l’actuel ne sont pas des valeurs esthétiques en soi et il ne suffit pas d’être à un moment donné authentiquement moderne pour mériter de devenir classique. « Parce que le beau est toujours étonnant il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau » Ibid. 1033.

   S’il souligne l’historicité du beau, Baudelaire n’en dénie donc pas la transcendance et témoigne par là qu’il se rattache à des valeurs dont la modernité va être la mise en question. Aussi n’est-ce pas un hasard s’il préfère à la peinture de son ami Manet, peintre inaugural de la modernité, celle de Delacroix. « Vous êtes le premier dans la décrépitude de votre art » écrit-il à Manet en guise de consolation après le scandale de l’Olympia. Il aime les premières peintures de Manet et il semble qu’il l’engage dans les impasses de l’espagnolisme mais il ne peut pas le suivre dans la subversion radicale d’un monde auquel il est trop attaché.

   La conception baudelairienne de la modernité est donc foncièrement aporétique :

   Manifestement en se référant à un idéal héroïque relevant d’un imaginaire en voie de disparition à son époque, Baudelaire ne parvient pas à comprendre l’héroïsme de la modernité.

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III)             Le discours moderne sur la modernité.

 

   L’idée de modernité excède largement le champ de l’art et désigne dans une acception générale l’ensemble du mouvement culturel né de l’affirmation rationaliste à l’époque des Lumières. Comme l’écrit Octavio Paz : « La modernité débute sous forme d’une critique de la religion, de la philosophie, de la morale, du droit, de l’histoire, de l’économie, de la politique. La critique est donc son trait distinctif, sa marque de naissance. Tout ce qui définit l’âge moderne a été l’œuvre de la critique dans le sens d’une méthode de recherche, de création et d’action » L’Autre voix, poésie et modernité, La Pléiade, p. 1138.

   Ainsi la modernité est d’abord un projet formulé au XVIII° siècle consistant à « développer sans faillir selon leurs lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes du droit et de la morale et enfin l’art autonome, mais également à libérer conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués de leurs formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d’existence » Habermas, La modernité comme projet inachevé, Critique n° 413. 1981.

   C’est dire que ce qui se passe sur le plan esthétique dans la seconde moitié du 19° siècle s’inscrit dans un processus dont l’œuvre de Manet est à la fois le révélateur et l’accomplissement.

    On a en effet coutume de voir en Manet une aube radicalement nouvelle, l’expression d’une nouvelle logique dont la modernité est la revendication et la mise en œuvre. Non point que Manet ait eu le sentiment d’être un révolutionnaire. Georges Bataille rappelle que, dans la préface de l’exposition que Manet dut organiser à ses frais en 1867, il s’adressait au public qui le malmenait en ces termes : « Mr Manet a toujours reconnu le talent où il se trouve et n’a prétendu ni renverser une ancienne peinture, ni en créer une nouvelle ». Bataille. Manet, Skira, p.27.

   Manet s’inspirait délibérément des grands maîtres de la touche : Giorgione, Titien, Vélasquez, Goya, mais sa peinture est bien révolutionnaire au sens où elle réalise dans le domaine de l’art une révolution analogue à celle qui a bouleversé la société un siècle plus tôt. Car avec lui, la création artistique, le statut de l’artiste et la réception de l’œuvre s’inscrivent sous le signe de la rupture. Ainsi c’est le refus du Bain, (premier titre du Déjeuner sur l’herbe) par le salon officiel qui décide de la création en 1863 du Salon des Refusés, salon dont la fonction va permettre désormais de mesurer l’écart entre l’art officiel et l’art moderne. Il témoigne du gouffre ne cessant de se creuser entre deux formes d’esthétique, une esthétique traditionnelle moribonde malgré son succès immédiat, une nouvelle esthétique dont la vertu créatrice se confond avec la puissance subversive. Manet et ses précurseurs (le groupe de Barbizon crée en 1848) ne pouvaient que faire scandale et préfigurer un aspect constitutif de la modernité : le choc, la surprise, la déstabilisation du regard font partie de sa définition. Par là, la modernité transforme radicalement le statut de l’artiste au sein de la société et par conséquent celui de l’art.

   On peut dire qu’avant cette « tradition de la rupture » (Octavio Paz), «  Révolution en permanence » (Ernst Gombrich) « tradition du nouveau » (Rosenberg) l’activité artistique est une activité parmi d’autres au sein de la société dont elle reflète et perpétue les valeurs. L’artiste est un homme de métier (même si à partir de la Renaissance il se veut autre chose qu’un simple artisan) recevant commande et devant satisfaire les besoins de ceux qui font appel à ses services. Qu’il s’agisse du monde médiéval ou de celui qui lui succède, ce qui caractérise l’art est d’être une activité subordonnée tant dans ses fins que dans ses moyens. L’art médiéval est au service du sacré tel qu’il est codé par le corpus théorique de la religion chrétienne. Contrôlée par l’Eglise, l’activité artistique n’est pas autonome. C’est une fonction sociale dont la vocation est de  célébrer le divin et de susciter la dévotion populaire.

   Il en est de même pour l’art qui commence à la Renaissance et s’achève dans la seconde moitié du 19° siècle. Sauf que les valeurs du temple sont investies ou remplacées par celles des classes dominantes : aristocratie ou bourgeoisie dont les artistes sont les serviteurs. Aussi y a-t-il accord entre les artistes et le public. Ils partagent les mêmes croyances et s’accordent sur des critères de qualité. Le style de l’artiste, malgré des variantes personnelles correspond à la manière courante dont on travaille et reflète le goût généralement adopté.

   Cet accord se fracture avec la modernité. L’artiste conquiert une autonomie contre une tradition à laquelle il refuse la prétention de définir son rôle et de lui prescrire des modèles. Désormais il va cesser de reconnaître une transcendance autre que celle de l’art (celle du temple, du palais ou de la riche demeure bourgeoise) même s’il doit payer sa rébellion du prix de la solitude. «Au 19° siècle une solitude particulière, féconde et contemptrice, devient liée à la vocation même de l’artiste. Villon se tenait pour un coquillard et peut-être pour un grand poète, non pour un génie réduit au cambriolage par les injustices de la monarchie : imagine-t-on son contemporain Jean Fouquet  adversaire de Louis XI ? Michel Ange se disputait avec la pape non avec la papauté. Phidias n’était pas plus l’adversaire de Périclès ou un sculpteur sumérien du prince Goudea que Titien de sa République, de Charles Quint, de François Ier. Aussi brutalement que l’ère des machines rompt avec tout ce qui la précède, l’artiste du 19° siècle se sépare d’une lignée de précurseurs vieille de 4000ans. Les artistes ne parlent plus à tous ni à une classe mais à une collectivité exclusivement définie par l’acceptation de leurs valeurs » Malraux. Le musée imaginaire.

   « J’insiste sur ce point fondamental : ce grand monument didactique : château, église, temple ou palais qu’innombrablement le passé fit et défit, ce monument parlant et proclamant l’autorité, qui courbait la foule entière, le moment vint où il perdit le sens qui le fondait, il se disloque : son langage devint à la fin l’éloquence prétentieuse dont la foule autrefois soumise se détourna [….] Et c’est expressément à Manet que nous devons d’attribuer d’abord la naissance de cette peinture sans autre signification que peindre qu’est « la peinture moderne » » Bataille, Manet, Skira, p. 36.45.

  Manet met en scène la peinture pour la peinture, le refus de toute valeur étrangère à la pratique picturale et il y a dans ce geste d’un homme simple une aurore annonciatrice de quelque chose d’immense.

 De l’effondrement des codes préétablis vont naître des œuvres qui n’en finiront pas d’étonner par leurs manières de faire éclater les limites contraignantes du choix du sujet, de l’espace de la représentation et dans la mouvance de cette libération d’interroger les moyens et les fins de l’art. Désormais plus rien ne va de soi, ni la manière de peindre, ni le contenu de l’œuvre, ni le réel dont on ne discute pourtant pas au début le caractère référentiel, ni le sens d’une activité condamnée par la logique de son émancipation à entrer dans la turbulence des pratiques confrontées au vertige de l’auto-affirmation. Et cela ne va pas sans risque. Quand la seule nécessité intérieure fait loi, c’est la vie avec son exubérance, sa puissance sacrée mais aussi sa redoutable vanité qui s’affirme. Rien d’étonnant donc qu’avec la modernité l’art oscille de la tentation de sa sacralisation à celle de sa propre abolition. Rançon de l’affranchissement : il n’y a plus de sol où trouver une assise. Il n’y a plus que le silence du monde et la force ou la faiblesse dune énergie créatrice.

   Cette nouvelle donne, l’œuvre de Manet la fait tout à coup surgir en arrachant le sujet à l’ordre traditionnel qui le codifiait. Jusqu’alors en effet la représentation était normée, l’image signifiante : sujets bibliques, scènes tirées de la vie des saints pour la peinture religieuse, thèmes puisés dans la mythologie antique, récit des amours et des querelles de dieux, récits héroïques, sujets allégoriques pour la peinture profane. Le propre de l’œuvre est d’être un discours. Or avec Manet l’œuvre perd son éloquence parce que l’imaginaire traditionnel  sur fond duquel elle prend sens a cessé d’être un imaginaire vécu.

   «  Ce que le tableau signifie n’est pas le texte mais l’effacement, remarque Bataille en parlant de l’Olympia, dans son exactitude provocante elle n’est rien, sa nudité (s’accordant il est vrai avec celle de son corps) est le silence qui s’en dégage comme celui d’un navire échoué : ce qu’elle est, est « l’horreur sacrée » de sa présence, d’une présence dont la simplicité est celle de l’absence. Son dur réalisme qui, pour les visiteurs du salon, était sa laideur de « gorille » est pour nous le souci qu’eut le peintre de réduire ce qu’il voyait à la simplicité muette, à la simplicité béante de ce qu’il voyait » Ibid. p. 62.

   Expression de la crise du système symbolique la peinture est désormais le lieu d’une absence et c’est cette absence qui constitue au fond l’énigme où se joue l’essence de la modernité.

   Car qu’est-ce qui œuvre dans cette immense puissance de négativité ? Ne serait-ce pas quelque chose comme la nostalgie de l’immédiat, la quête d’un originaire perdu, enseveli sous les sédimentations culturelles qu’avec acharnement on se propose de dissoudre comme si nécessairement la liberté avait la couleur de l’aube ? Epouser le surgissement du réel en deçà de son appropriation par des forces étrangères à la seule affirmation de la vie…A bien écouter les artistes on est souvent tenté d’énoncer ainsi la vérité de l’art moderne.

   Songeons à Monet disant qu’il aurait voulu naître aveugle et, retrouvant la vue, voir des formes et des couleurs qui seraient formes et couleurs indépendamment des objets et de leur usage ; à Cézanne soucieux de remonter aux racines du monde, à sa « virginité » ; à Gauguin poursuivant jusqu’en Océanie le rêve d’une source sauvage et primitive où régénérer une civilisation agonisante : « Je pars, dit-il, dans une interview accordée au journaliste Jules Huret (février 1891) pour être tranquille, pour être débarrassé de l’influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l’art simple ; pour cela j’ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais. « Remonter bien loin, plus loin que les chevaux du Parthénon, jusqu’au dada de mon enfance, le bon cheval de bois » écrit-il dans Avant et Après.

    Songeons aussi à Malevitch et à sa recherche d’une manifestation pure de l’être abyssal, en deçà des objets, apparences illusoires où vient s’abîmer la souveraineté originaire, ou encore à Klee hanté par « le souvenir des temps immémoriaux et de l’obscurité originelle ».

   On a l’impression que ce qui s’engouffre dans cette absence inquiétante c’est le mystère de la présence pure, opérante aussi bien dans les œuvres perpétuant l’esthétique de la mimesis que dans celles qui s’en affranchissent. Partout on constate l’ouverture du sujet et le bouleversement de l’espace scénique, partout l’art pur et la recherche de son degré zéro semble être obsessionnellement visés.

   « C’est une grande difficulté et une grande nécessité de devoir recommencer à zéro. Je veux être comme le nouveau-né, qui ne sait rien, absolument rien de l’Europe, ignorant les poètes et les modes, être presque primitif » écrit Klee en 1902. (Cité par Herbert Read, La philosophie de l’art moderne, Sylvie Messinger, p. 185). « Donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui a été fait avant » écrit Cézanne dans une lettre du 23 octobre 1904.

   Il faudrait marquer les heures de cette aventure où dans la brèche ouverte par la suppression du « monothéisme du nomothète central » (expression de Pierre Bourdieu. Cahier du musée national d’art moderne, juin 1987, p. 16) l’art ne cesse de recommencer la réappropriation de son fondement dans une surenchère d’expérimentations. Odyssée d’une époque où est affirmée l’autonomie du geste créateur, ce qui est en acte, c’est une liberté plurielle qui annexe l’art ou est annexée par lui pour manifester tous les possibles du génie plastique pouvant aussi bien être défini comme celui d’une subjectivité que celui de la réalité dont l’artiste se sent le médium. Chaque artiste, chaque mouvement revendique le pouvoir d’organiser librement les formes selon des lois dont chacun prétend être la mesure même si c’est sous la forme d’une dépossession (comme lorsqu’on affirme se soumettre à la structure du réel : le cubisme ; à la nécessité de la forme et de la couleur : l’abstraction géométrique ou à des forces impersonnelles : l’abstraction lyrique etc.).

   Dans le premier âge de la modernité, cette liberté opère dans le scandale du côté du public mais avec étonnement presque du côté de l’artiste, si l’on songe à Manet par exemple, puis vient un moment où la modernité se revendique comme telle. Elle cesse alors d’être le simple chiffre d’une époque marquée par un changement dans les manières de penser et de sentir pour se constituer en valeur autonome. « Il faut être absolument moderne » avait proclamé Rimbaud et trouver une langue. Ce mot d’ordre, le phénomène des avant-gardes qui se développe autour des années 1914 le fera sien révélant par là un trait constitutif de la modernité artistique : elle est un combat engageant dans et par le travail des formes le changement de la vie et du monde.

   Réconciliation de l’homme et de la machine dans le futurisme italien et le constructivisme russe, réconciliation de l’art et de la vie, du rêve et de la réalité dans le surréalisme, la modernité est à la fois subversion et utopie. La métaphore d’avant-garde est à cet égard éloquente, elle cristallise tout l’héroïsme de la modernité, sa volonté proprement démiurgique de briser les limites de la liberté et d’ouvrir en éclaireurs de nouvelles possibilités de vie.

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   Conclusion : Au terme de cette analyse une question s’impose d’elle-même. La modernité est-elle toujours en marche ou a-t-elle épuisé son énergie subversive et prophétique. Tout le débat autour de ce qu’il est convenu d’appeler la postmodernité tourne autour de cette interrogation : qu’en est-il de notre présent et que sommes-nous ? Notre modernité est-elle fidèle à celle dont il vient d’être question ou quelque chose de radicalement différent est-il advenu ? La postmodernité est-elle une exténuation de la modernité (dont les signes seraient : la dissolution de la catégorie de nouveau (Gianni Vattimo), la contradiction d’une tradition de la rupture (Octavio Paz), la sécularisation de l’art et le déclin de l’esprit utopique, le goût de la pluralité contre la tentation messianique totalitaire de l’un (Wolfgang Welsch), une anti-modernité ou une hyper modernité ?