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Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs? Kant

 

 

 

 « Quelles sont les fins qui sont en même temps des devoirs?
 
   Ces fins sont ma perfection propre et le bonheur d’autrui.
   On ne peut inverser la relation de ces termes et faire du bonheur personnel d’une part, lié à la perfection d’autrui d’autre part, des fins qui seraient en elles-mêmes des devoirs pour la même personne.   
   Le bonheur personnel, en effet, est une fin propre à tous les hommes (en raison de l’inclination de leur nature), mais cette fin ne peut jamais être regardée comme un devoir, sans que l’on se contredise. Ce que chacun inévitablement veut déjà de soi-même ne peut appartenir au concept du devoir; en effet le devoir est une contrainte en vue d’une fin qui n’est pas voulue de bon gré. C’est donc se contredire que de dire qu’on est obligé de réaliser de toutes ses forces son propre bonheur.

   C’est également une contradiction que de me prescrire comme fin la perfection d’autrui et que de me tenir comme obligé de la réaliser. En effet la perfection d’un autre homme, en tant que personne, consiste en ce qu’il est capable de se proposer lui-même sa fin d’après son concept du devoir, et c’est donc une contradiction que d’exiger (que de me poser comme devoir) que je doive faire à l’égard d’autrui une chose que lui seul peut faire.

 
 
Explication de ces deux concepts
 
 
La perfection personnelle
 
 
   […] Quand on dit de la perfection propre à l’homme en général (à proprement parler à l’humanité) que s’en faire une fin est aussi en soi-même un devoir, on doit penser à la perfection qui peut être l’effet de l’acte de l’homme et non à ce qui n’est qu’un don que l’homme doit à la nature; car autrement elle ne serait pas un devoir. Elle ne peut donc être autre chose que la culture des facultés de l’homme (ou de ses dispositions naturelles) au premier rang desquelles il faut placer l’entendement, comme faculté des concepts, y compris aussi par conséquent des concepts relatifs au devoir, ainsi en même temps que la volonté (manière de penser morale) de satisfaire tous les devoirs en général. 1. C’est pour l’homme un devoir que de travailler à se dépouiller de la grossièreté de sa nature, que de s’élever toujours davantage de l’animalité (quoad actum) jusqu’à l’humanité par laquelle seule il est capable de se proposer des fins; de combler son ignorance par l’instruction et de corriger ses erreurs — et cela ne lui est pas seulement conseillé par la raison techniquement pratique en vue de ses autres projets (ceux de l’art), mais lui est encore absolument ordonné par la raison moralement pratique, qui lui fait de cette fin un devoir afin qu’il soit digne de l’humanité qui l’habite. 2. C’est pour l’homme un devoir que de pousser la culture de sa volonté jusqu’à la plus vertueuse intention, jusqu’au point où la loi devient aussi le mobile de son action conforme au devoir et que d’obéir à la loi par devoir, ce qui constitue la perfection intérieure moralement pratique. Celle-ci étant le sentiment de l’effet que la volonté législatrice exerce dans l’homme, même sur sa faculté d’agir conformément à la loi, s’appelle le sens moral, qui, pour ainsi dire, est un sens spécial (sensus moralis), dont on abuse souvent de manière enthousiaste, comme si (comparable au génie de Socrate) il précédait la raison ou pouvait aussi écarter son jugement, mais qui toutefois constitue une perfection morale qui consiste à s’approprier toute fin particulière qui est en même temps un devoir.
 
 
 
Le bonheur d’autrui
 
   La nature humaine ne saurait faire autrement que souhaiter et rechercher le bonheur, c’est-à-dire le contentement de l’état où l’on se trouve accompagné de la certitude qu’il est durable ; pour cette raison précisément il ne s’agit pas d’une fin qui soit en même temps un devoir. — Certains voulant encore établir une différence entre un bonheur moral et un bonheur physique (le premier consistant dans le contentement qui intéresse notre personne et sa conduite morale, c’est-à-dire ce que l’on fait, tandis que le second consiste dans le contentement de ce dont la nature, nous fait don, par conséquent de ce dont l’on jouit comme d’un don étranger), il faut remarquer ici, sans même relever l’abus de l’expression (qui comprend déjà une contradiction), que seule la première espèce de contentement <die erstere Art zu empfinden> relève du titre précédent, je veux dire de la perfection. — En effet, celui qui doit se sentir heureux de par la seule conscience de son honnêteté, possède déjà cette perfection, qui dans le titre précédent a été définie comme la fin, qui est en même temps un devoir.
   S’il s’agit de bonheur, d’un bonheur auquel ce doit être pour moi un devoir de travailler comme à ma fin, il ne peut s’agir que du bonheur d’autres hommes, dont je considère la fin (légitime), comme étant ma fin. C’est à eux-mêmes que reste le soin de juger ce qui est propre à les rendre heureux ; mais, à moins qu’ils n’aient le droit de l’exiger de moi comme étant leur dû, il m’est possible de leur refuser beaucoup de choses, qu’ils considèrent comme liées à leur bonheur et que je ne juge pas telles. Il y a une objection sans solidité, mais souvent mise en avant contre la précédente division des devoirs qui a besoin d’être relevée et qui consiste à opposer à cette fin une prétendue obligation de cultiver mon propre bonheur (physique) et à faire de cette mienne fin naturelle et simplement subjective un devoir.
   L’adversité, la douleur, la pauvreté sont de grandes tentations menant l’homme à violer son devoir. L’aisance, la force, la santé et la prospérité en général, qui s’opposent à cette influence, peuvent donc aussi, semble-t-il, être considérées comme des fins qui sont en même temps des devoirs, je veux dire celui de travailler à son propre bonheur et de ne pas s’appliquer seulement à celui d’autrui. — Mais alors ce n’est pas le bonheur qui est la fin, mais la moralité du sujet et le bonheur n’est que le moyen légitime d’écarter les obstacles qui s’opposent à cette fin, aussi personne n’a ainsi le droit d’exiger de moi le sacrifice de mes fins qui ne sont pas immorales. Ce n’est pas directement un devoir que de chercher pour elle-même l’aisance, mais indirectement ce peut bien en être un, à savoir écarter la misère comme étant une forte tentation à mal agir. Mais alors ce n’est pas de mon bonheur, mais de ma moralité que j’ai comme fin et aussi comme devoir de conserver l’intégrité. »
 
                                KANT. Métaphysique des mœurs. Doctrine de la vertu. Introduction.

 

1) Vous expliciterez le sens de la réponse kantienne  à la question qui sert de titre.

2) Formulez à partir de ce texte une question que vous pourriez avoir à traiter en dissertation.