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Quel est le rôle de la religion? Freud.

Millet. L'Angélus. 1859. Musée d'Orsay.

 

     

«  Pour bien se représenter le rôle immense de la religion, il faut envisager tout ce qu’elle entreprend de donner aux hommes ; elle les éclaire sur l’origine et la formation de l’univers, leur assure, au milieu des vicissitudes de l’existence, la protection divine et la béatitude finale, enfin elle règle leurs opinions et leurs actes en appuyant ses prescriptions de son autorité. Ainsi remplit-elle une triple fonction. En premier lieu tout comme la science mais par d’autres procédés, elle satisfait la curiosité humaine et c’est d’ailleurs par là qu’elle entre en conflit avec la science. C’est sans doute à sa seconde mission que la religion doit la plus grande partie de son influence. La science en effet ne peut rivaliser avec elle, quand il s’agit d’apaiser la crainte de l’homme devant les dangers et les hasards de la vie ou de lui apporter quelque consolation dans les épreuves. La science enseigne, il est vrai, à éviter certains périls, à lutter victorieusement contre certains maux : impossible de nier l’aide qu’elle apporte aux humains, mais dans bien des cas elle ne peut supprimer la souffrance, et doit se contenter de leur conseiller la résignation ».

            Freud. Nouvelles conférences sur la psychanalyse. 1915.1917.

 

  Objet du texte : «  Bien se représenter » c’est se faire une idée claire et distincte de quelque chose. Freud invite d’abord à bien se représenter un fait : le phénomène religieux a un poids énorme dans le monde. Les  religions  sont des grands  faits collectifs contribuant puissamment à donner au monde sa forme et sa couleur, sans doute à déterminer son destin. Au fond Freud demande de prendre acte d’un fait : politiquement, géopolitiquement le fait religieux a une importance majeure.

  Pour se faire une idée très claire de cette réalité ; entendons pour en prendre la mesure exacte il convient d’articuler ce fait à un autre fait, peut-être moins donné à l’observation naïve : « il faut, dit le texte, envisager tout ce que la religion entreprend de donner aux hommes ». «Il faut » c’est-à-dire : il est absolument nécessaire de comprendre que la force de la religion tient à la force des intérêts humains qu’elle a pour mission de satisfaire. La religion est au service des besoins, des affects des hommes. Elle a une dimension utilitaire. L’immensité de son rôle sur le théâtre des affaires humaines est proportionnelle à l’immensité des services qu’elle rend.

  Freud montre qu’ils sont de trois ordres :

  La religion sert donc bien de multiples intérêts ; elle remplit une fonction théorique, une fonction psychologique et une fonction politique.

  Remarquons que le texte proposé à notre analyse ne fait que signaler la fonction théorique et la fonction politique. Il n’approfondit pas ces aspects du phénomène religieux même s’il est suffisamment explicite pour interdire de faire l’impasse sur leur importance. L’analyse freudienne se concentre sur la dimension psychologique du fait religieux, ce qui ne saurait nous étonner. Freud n’est ni un épistémologue ni un penseur politique. C’est un spécialiste de la psychologie des profondeurs qui sait par expérience combien le déterminisme psychique conscient ou  inconscient œuvre dans tout ce qui est humain.

  L’enjeu de sa conférence et par là même de ce texte est donc de psychanalyser la religion et de mettre en perspective le discours religieux et le discours scientifique afin de montrer que dans le conflit qui les oppose de manière récurrente la science est vaincue d’avance ; elle ne peut pas rivaliser avec la religion parce que les requêtes de la psyché sont infiniment plus puissantes que celles de la raison.

    Explication détaillée.

  Pourquoi la religion (Thème) a-t-elle une place si importante dans la vie des hommes d’hier, d’aujourd’hui et sans doute de demain ? Et pourquoi dans sa concurrence avec le discours religieux, le discours scientifique ne peut-il pas rivaliser ? Telles sont les questions que Freud affronte dans ce texte où il analyse le statut de la religion dans l’économie de l’existence humaine. Il prend en considération le phénomène religieux en général, non telle ou telle religion et établit que toute religion remplit une triple fonction. (Thèse) Dans la première phrase du texte il énumère ces trois fonctions. La religion, apprend-on satisfait la curiosité humaine, elle apaise l’angoisse et entretient l’espoir ; elle normalise les rapports sociaux en consacrant de son autorité un code de conduite et un système de représentation. A partir de la troisième phrase, Freud explicite la nature des deux premières fonctions nommées en mettant en concurrence la religion et la science. Il s’agit pour lui de faire apparaître pourquoi la science ne peut pas rivaliser avec la religion. (Enjeu du texte) Constat amer pour un homme de science, mais constat d’une grande clairvoyance. On comprend clairement pourquoi le combat des Lumières n’est jamais achevé et même pourquoi il est perdu d’avance.

    1) La rivalité science / religion du point de vue théorique.

  L’une et l’autre satisfont la curiosité humaine.

  La curiosité est l’expression de la nature spirituelle de l’être humain. Parce qu’il est esprit l’homme se pose des questions, il a besoin de s’expliquer le monde dans lequel il vit ou sa propre existence. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Il veut savoir et soumet la totalité du réel à l’interrogation. Voilà pourquoi les hommes médiatisent leur rapport au réel par des paroles, des récits ayant pour fonction de réduire l’étrangeté des choses et de se les approprier symboliquement. Ils élaborent ainsi des systèmes de représentation du réel qui leur donnent une vue d’ensemble et expliquent par un principe unique un ensemble de phénomènes. C’est ce que Freud appelle dans sa conférence une conception de l’univers. Il faut entendre par là une construction intellectuelle ayant un caractère systématique et unifié.

  La religion et la science proposent l’une et l’autre de tels systèmes mais comme l’écrit Freud elles ne procèdent pas du tout de la même manière. Leur point commun (elles produisent de l’intelligibilité) propice à des amalgames douteux (au fond prétend-on complaisamment elles procèdent l’une et l’autre d’un souci de savoir et l’une a autant autorité que l’autre dans leur domaine respectif) ne doit pas  minimiser l’hétérogénéité radicale de ces discours et leur antinomie. Freud n’élucide pas, dans ce passage, cette hétérogénéité mais dans sa conférence il s’emploie à pointer les différences afin d’établir que la science et la religion n’ont pas des droits égaux à la vérité. Prétendre le contraire est de son aveu le propre d’une représentation anti-scientifique de la réalité. «  La vérité, écrit-il, ne peut pas être tolérante, elle ne doit admettre ni compromis, ni restrictions. La science considère comme siens tous les domaines où peut s’exercer l’activité humaine et devient inexorablement critique dès qu’une puissance tente d’en aliéner une partie ».

  PB : Qu’est-ce donc qui distingue le discours religieux et le discours scientifique en ce qui concerne le souci de rendre intelligible le réel ?

  Pour l’analyse détaillée voir le corrigé: la science est-elle incompatible avec la religion?. [1]

Conclusion :

  Au terme de cette comparaison, il apparaît que la religion ne peut pas rivaliser avec la science sur le plan théorique.

  Ses énoncés n’étant ni des « vérités de fait » ni des « vérités de raison », elle est extérieure au champ de la rationalité. Hume écrivait en ce sens:  «Si nous prenons en main un volume quelconque de théologie ou de métaphysique scolastique, par exemple, demandons-nous : Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité et le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illusions». Enquête sur l’entendement humain.  1748.

   2) La rivalité science/religion sur le plan existentiel ou psychologique.

   L’analyse freudienne établit que de ce point de vue la science ne peut pas concurrencer la religion. Son infériorité procède de son impuissance à rendre aux hommes les inestimables services que la religion leur rend.

  -« Celle-ci leur assure la protection divine et la béatitude finale ».

  -« Elle apaise leurs craintes devant les dangers et les hasards de la vie …elle leur apporte quelques consolations dans les épreuves ».

  « Protéger », «  apaiser », «  consoler ». Tous ces termes pointent le rapport du discours religieux à des affects. Ils dévoilent le sujet de ce discours ou son adepte, beaucoup moins comme un esprit curieux, soucieux de contempler la vérité que comme un être affectif dont les représentations sont ordonnées à la satisfaction de certains désirs.

  -Besoin ou désir de protection. Il semble bien, en effet, que quelles que soient les religions, les hommes attendent des dieux auxquels ils vouent un culte une tutelle protectrice. Par des rites, par des prières, par des sacrifices ils cherchent à apaiser leurs courroux, à attirer sur eux leurs faveurs. Tout se passe comme si les religions s’adressaient en chacun de nous à celui qui, comme l’enfant a besoin d’un père pour veiller sur lui, lui apporter soins et attentions, éloigner les dangers menaçants lui donnant ainsi un salutaire sentiment de sécurité.

  -Besoin d’être apaisé. Les dangers ne manquent pas dans une vie d’homme. Maladies, échec sentimental ou professionnel, solitude, misère,  guerres, deuils, proximité de la mort. Notre condition est bien celle d’un être misérable. Vivre c’est être exposé aux aléas de la vie de telle sorte que le souci, l’inquiétude, l’angoisse sont notre lot commun. D’où l’intérêt d’un discours qui, à défaut de dissiper les craintes les tient en respect par la confiance en une puissance protectrice et bienveillante.

  -Besoin d’être consolé et d’espérer un monde meilleur. L’homme désire être heureux or il a souvent rendez-vous avec le malheur. Il lui semble que le bonheur devrait être la récompense de la vertu or il observe parfois que le bon est accablé tandis que tout semble réussir au méchant. On comprend là encore l’avantage d’un discours aidant à supporter les épreuves en leur donnant un sens (ex : «  Dieu éprouve ceux qu’il aime » « Dieu donne, Dieu reprend ») et qui invite à l’espérance d’un au-delà où la miséricorde divine effacera les souffrances présentes et donnera la béatitude paradisiaque.

  Il va de soi que la connaissance scientifique ne peut donner de telles satisfactions. Le but de la science est la découverte de la vérité non l’assistance psychologique et morale des hommes.

  Au contraire en étudiant rationnellement le réel elle le désenchante selon la belle formule de Max Weber. En soumettant le fait religieux à l’enquête scientifique, la science disqualifie la religion en en faisant à la manière freudienne le symptôme d’une névrose infantile ou à la manière de Marx un opium du peuple. Dans tous les cas la religion est dénoncée comme une aliénation et une illusion.

  Etre dans l’illusion c’est prendre des fictions pour des réalités. « Une illusion, écrit Freud, est une représentation dans la motivation de laquelle la satisfaction d’un désir est prévalente »

  En nommant les désirs trouvant à se satisfaire dans la religion le savant ne fait pas l’éloge de cette dernière, il en dénonce au contraire le caractère suspect.

  Et s’il pointe l’infériorité de la science sur ce terrain c’est parce que l’analyse des faits l’exige. Par principe la science est muette sur les questions qui importent le plus aux hommes. Voilà pourquoi on peut à la fois être un savant et un homme de foi. Le savant ne déloge pas en lui l’existant infiniment intéressé à trouver des réponses à ses questions métaphysiques, le savant n’éradique pas en lui les attentes d’un sujet affectif ayant parfois besoin,  pour se tenir debout de nourrir des espérances. Le savoir a des limites et ces limites mêmes ouvrent un espace pour la croyance. Que celle-ci procède de requêtes affectives et soit à ce titre suspecte à l’analyse rationnelle ne suffit pas à la disqualifier radicalement car il faudrait pour cela démontrer sa fausseté et cela est rigoureusement impossible. L’existence de Dieu, l’espérance d’une vie après la mort, la croyance en tel sens de l’existence, tous ces énoncés ne sont ni des vérités de raison ni des vérités de fait ; la science ne peut par principe rien en dire.

   Il s’ensuit que la connaissance scientifique est compatible en fait avec la foi. La confiance en une parole délivrant un message sur les interrogations humaines les plus importantes, existentiellement parlant, n’est pas invalidée par le discours scientifique puisque celui-ci laisse les hommes totalement démunis en ce qui concerne ce genre de préoccupations. Tout au plus l’éthique scientifique peut-elle être une invitation à penser  qu’il en est du sens de la vie, des valeurs à honorer, des espérances à entretenir, ce qu’il en est de la vérité objective. C’est à l’homme courageusement, en sujet majeur d’en décider de la même manière que c’est lui seul avec ses propres ressources qui bâtit les savoirs.  Mais n’est-ce pas trop demander à la majorité des hommes ? N’ont-ils pas besoin du secours d’une transcendance qui, par son autorité, les dispense d’assumer la réponse aux questions essentielles et leur donne la certitude dont ils ont besoin pour ne pas succomber au désespoir et au sentiment de l’absurde ?

  Ce soupçon est, certes légitime mais il ne doit pas conduire à méconnaître la spécificité de l’expérience de la foi. La même honnêteté intellectuelle que développe l’esprit scientifique et qui devrait conduire le croyant à un certain scepticisme (Les dogmes ne sont-ils pas trop utiles pour être vrais ?) devrait inviter le savant à l’étonnement et à la réserve. Car depuis que les religions ont lâché du lest dans leur fonction politique, la pratique religieuse cessant de relever d’un conformisme social s’est intériorisée. Elle est devenue une affaire de foi or la foi est, en toute rigueur, une expérience étonnante. On a la foi ou on ne l’a pas et on peut se demander si celui qui est étranger à cette expérience est habilité à en parler.

  La foi est une « adhésion ferme de l’esprit, subjectivement aussi forte que celle qui constitue la certitude mais incommunicable par la démonstration » (Lalande) Quel est le sens de ce vécu ? Ce qui est étranger à la démonstration est extérieur à la science certes,  mais n’est-ce pas  une dimension de l’expérience humaine dont le savant doit prendre acte à défaut de pouvoir l’expliquer scientifiquement ? Pascal en tirait prétexte pour dire que « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas » que c’est « Le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison » Pensées 277 et 279 B.

  Au fond le théologien est tenté de disqualifier la raison comme voie d’accès au vrai et d’imposer la Révélation ou une lumière surnaturelle ; le savant qui ne reconnaît pas d’autre autorité dans la constitution des savoirs que la raison et l’expérience est tenté de disqualifier la croyance religieuse et c’est ainsi que le conflit est toujours ouvert. La rigueur rationnelle n’exige-t-elle pas, au contraire,  de délimiter les places des uns et des autres et d’avouer modestement que :

  Freud termine sa réflexion en précisant que la science aussi,  rend des services aux hommes même s’ils sont incommensurables avec ceux que rend la religion. De fait, en dégageant les lois qui régissent les phénomènes la science permet de faire des prédictions et d’agir sur le réel pour produire ou pour éviter les faits prédictibles.  «  Science d’où prévoyance, prévoyance d’où action » écrit Auguste Comte. Ainsi est-il possible grâce à la connaissance « d’éviter certains périls » et de « lutter victorieusement contre certains dangers » L’efficacité technicienne témoigne bien de l’utilité du savoir scientifique mais enfin la science ne consolera jamais de la perte d’un être cher. Tout au plus enseigne-t-elle que c’est ainsi et que la seule attitude rationnelle est de prendre acte des faits. Ce que Freud appelle une attitude de résignation. La croyance en une Providence divine ou bien en un au-delà où nous nous retrouverons est en revanche nettement plus efficace en terme de soutien dans l’épreuve.

    3) La fonction politique et morale de la religion

   « Elle règle leurs opinions et leurs actes en appuyant ses prescriptions de toute son autorité ».

  Freud souligne ici que toute religion définit une morale. Une morale est un ensemble de règles auxquelles on doit conformer sa conduite. Ces règles distinguent un bien et un mal ; un permis et un interdit. Elles ont pour fin de rendre l’homme bon et de normer ses relations avec les autres. C’est dire leur intérêt social ou politique. Les religions, selon l’étymologie, relient les hommes à une transcendance pour mieux les lier les uns avec les autres et l’avantage d’un tel fondement de la morale ou de la politique saute aux yeux. Les décrets de Dieu ne se discutant pas, il n’y a  pas de conflits d’opinions dans les sociétés fondées sur la religion ; ces décrets étant sacrés, leur puissance coercitive est  sans commune mesure avec celle des lois simplement humaines. On ne peut pas, en effet, échapper au législateur divin comme on le peut avec le législateur humain. Le premier voit tout, le secret des cœurs aussi bien que les conduites et si ce n’est pas dans cette vie il faudra rendre des comptes dans l’autre. Avouons qu’il y a de quoi rafraîchir les ardeurs sacrilèges ! Les religions assurent ainsi une stabilité et une cohésion du corps politique qui sont refusées aux systèmes ayant rompu avec la fondation religieuse.

  En tout cas de tels systèmes ne peuvent pas attendre de la science un quelconque secours. La science étudie ce qui est ; elle n’a aucune compétence pour prescrire ce qui doit être. Tous les grands penseurs le répéteront : d’un indicatif on ne peut déduire un impératif. Le champ moral et le champ politique mettent en jeu des valeurs et le discours portant sur les valeurs est extérieur à la scientificité. Il n’y a ni science politique, ni science morale possibles. Tout au plus l’esprit scientifique peut-il développer chez ceux qui sont formés à ses exigences des vertus morales : l’honnêteté intellectuelle, le courage, la rigueur, la capacité de prendre acte des faits, la modestie etc. mais la détermination des fins, le choix des valeurs sont compétence morale ou politique, non compétence scientifique.

    Conclusion

  Quelle que soit la fonction envisagée, la science ne peut dans les faits rivaliser avec la religion. La nature affective de l’homme, sa complaisance dans l’état de minorité intellectuelle et politique, le besoin qu’il a d’une tutelle protectrice et d’une Parole le dispensant d’assumer l’angoisse de la liberté ou de l’autonomie rationnelle fondent la toute puissance de la religion. En droit pourtant la science est bien supérieure sur le plan théorique mais elle a des limites qui lui font obligation de laisser une place à la croyance et de reconnaître le mystère de la foi.