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Problématisation de la morale kantienne.

Benjamin Constant

                                                          

   1)      Peut-on suivre Kant dans l’énoncé d’une morale du devoir aussi rigoriste ?

 

  Si la moralité se fonde dans le commandement inconditionnel et absolu de la raison, indépendamment de toute inclination ou de tout intérêt sensibles, la terre a-t-elle jamais porté un seul être moral ? Kant a au moins le mérite de répondre non à cette question. Dès lors, quel est l’intérêt d’une morale qui, à force de se vouloir pure, semble hors de portée de l’humaine condition ? On connaît la formule du poète Charles Péguy: « Le kantisme a les mains pures MAIS IL N’A PAS DE MAINS [1]»  (Victor-Marie comte Hugo, (1910) la Pléiade, t.III, p. 331)

 

  L’erreur de Kant consiste, me semble-t-il, à méconnaître que la raison n’a pas par elle-même de force. « La raison n’a que la lumière, il faut que l’impulsion vienne d’ailleurs » disait Auguste Comte. Cet ailleurs renvoie à notre part sensible. Sans le désir d’honorer l’exigence morale, il est douteux qu’un homme puisse se conduire moralement. Ici Platon est plus profond. Il montre que le profil moral d’une personne se joue au niveau du désir, selon que non éduqué, il restera prisonnier de la part inférieure de l’humaine nature, ou qu’éduqué il soutiendra de toute son énergie les aspirations de la part supérieure. Cf. Cours : [2] Le sac de peau.

 

2)      Peut-on légitimer ce dualisme radical de la nature et de la raison ?

 

  Spinoza n’est-il pas plus crédible, lorsqu’il dit que la raison ne veut rien contre la nature et que tout ce qui permet l’affirmation et l’augmentation de la puissance d’exister est bon ?

  Dans le même esprit, le soupçon nietzschéen n’a-t-il pas quelque pertinence lorsqu’il nous invite à lire dans le rigorisme kantien « un relent de cruauté », typique de l’idéal ascétique contre la vie ou dans le sentiment d’obligation l’effet d’une discipline ?

 

3)      Peut-on suivre Kant lorsqu’il définit la valeur morale de l’action par la seule pureté de l’intention ?

 

  Cela signifie qu’une action peut être dite moralement bonne même si ses conséquences sont désastreuses. Or ne sommes-nous pas comptables des conséquences de notre action autant que de la pureté de nos intentions ?

  Il y a là un vrai problème conduisant Max Weber à distinguer deux types d’éthique. Ce qu’il appelle l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.

 

  La première, de type kantien, consiste à s’en tenir absolument aux principes, le monde dût-il en périr.

  La seconde n’est pas absence de principe ou de conviction mais capacité de prendre certaines libertés dans leur respect si les conséquences de leur application risquent d’être coûteuses.

   Cf. Texte de Max Weber : « Toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement opposée. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité ou selon l’éthique de la conviction. Cela ne veut pas dire que l’éthique de la conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de la responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de la conviction – dans un langage religieux nous dirions : « le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes ». Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de la conviction que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise du monde ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de la responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action ». Le métier et la vocation d’homme politique. Plon, 1o/18, 1959, p. 172.

 

  Si on examine le rigorisme kantien à la lumière de cette analyse, on peut dire qu’il y a chez Kant, comme dans toute éthique de la conviction, une forme d’intégrisme, celui-ci consistant toujours à refuser de transiger avec les contraintes du réel.

   Prenons l’exemple du mensonge. Benjamin Constant a sévèrement critiqué Kant dans son texte : Tout le monde n’a pas droit à la vérité. Extrait de Des réactions politiques. 1796. « Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible » écrit-il. Certes, c’est là un principe juste dont le rejet saperait toute confiance entre les hommes et tout lien social, mais posé en principe inconditionné il serait tout aussi destructeur. Qu’adviendrait-il de la vie sociale si chacun était toujours sincère avec l’autre ? La simple politesse n’exige-t-elle pas de taire ce qui pourrait froisser la sensibilité de l’autre ? La prise en considération des situations concrètes exige de reconnaître la possibilité de certaines exceptions à la règle.

  Ex : Faut-il toujours dire la vérité à un malade ? Faut-il dire la vérité à un malfaiteur si cela doit nuire à quelqu’un ? Constant répond non, et en conclut qu’il n’y a de devoir de dire la vérité qu’à l’égard de celui qui y a droit.

   PB : On voit bien la justesse de la critique néanmoins est-il toujours possible d’évaluer avec justesse les conséquences d’une entorse au principe de la moralité? Le mensonge que je croyais bienveillant sera peut-être plus nuisible à ceux à qui je mens que je ne pouvais l’imaginer. Empiriquement il est impossible d’être certain de son innocuité remarque Kant. En revanche, je peux être certain que le manque de véracité porte atteinte à l’humanité et sape  la confiance que les hommes peuvent avoir les uns dans les autres. Prendre des libertés avec l’exigence morale est donc toujours nocif puisque cela remet en cause la possibilité d’un monde moral tandis qu’il n’est jamais sûr que l’abandon des principes soit bénéfique. Kant en conclut qu’on ne doit se permettre cette facilité sous aucun prétexte.

 

4)      Faut-il considérer qu’il n’y a de morale que du devoir ?

 

a)      Ne peut-on pas fonder l’action morale sur des sentiments?

 

  De nombreux auteurs défendent le principe d’une morale des sentiments. C’est le cas du christianisme qui enseigne avec St Augustin « Aime et fais ce que tu voudras ». L’agapè (l’amour de bienveillance, la charité) est pensée ici comme le seul fondement sublime de la morale.

   Pour Rousseau « les actes de la conscience morale sont des sentiments non des jugements ». Le sentiment moral procède de la tendance de tout homme à fuir la souffrance et à pouvoir imaginer celle des autres. Aussi est-il enclin à avoir pitié et à éviter de faire du mal aux autres. D’où un principe de morale peut-être moins sublime que l’exigence rationnelle mais infiniment plus efficace pour limiter les prétentions de l’amour de soi.

   De même, Smith accorde à la capacité de sympathiser avec les passions des autres un rôle déterminant dans le jugement moral et la moralité. La convenance morale est ce qui fait l’accord des sympathies et la vertu procède du souci d’agir en conformité avec le degré d’affect dont est capable le spectateur impartial. Cf. Cours [3].

 

  PB : Il ne s’agit pas de nier que les sentiments peuvent disposer à la moralité et que celle-ci est sans doute affaire de cœur autant que d’intellect. Sans affect, sans pitié, sans sympathie, sans amour l’homme serait un monstre d’insensibilité et il n’est pas sûr que la moralité aurait à y gagner,  mais il ne suit pas de là que les sentiments soient suffisants pour fonder la moralité.

 

  D’abord parce que les sentiments sont nombreux et contradictoires. L’homme est sujet à la haine, tout autant qu’à l’amour, à l’antipathie tout autant qu’à la sympathie. Est-ce un sentiment qui permet de discriminer le bon et le mauvais sentiment du point de vue moral ?

   Ensuite parce que les affects lient les hommes vivant dans une certaine proximité. Je peux aimer mes proches, sympathiser avec eux et avoir de la pitié lorsqu’ils souffrent. Mais pour tous les autres ? Le jugement n’est-il pas nécessaire pour élargir les affects positifs à l’humanité en général ?

  Prenons l’exemple de « Justes » tels que André Trocmé, pasteur de Chambon-sur-Lignon et de sa femme Magda, organisateurs dans leur village du sauvetage de milliers de juifs pendant l’occupation nazie. Magda présente sa conduite comme « naturelle », « allant de soi » comme si la sympathie avec la souffrance d’êtres en danger suffisait à fonder ce qu’il  faut bien appeler un héroïsme moral. Nul doute que Magda a écouté son cœur mais l’erreur serait d’oublier que ce cœur était un cœur éduqué par une formation religieuse d’une très grande rigueur.

   Enfin ce que l’on fait par sentiment, on ne le fait pas par obligation, or peut-on penser une morale étrangère à toute forme d’obligation ?

  Par exemple, si l’amour est un fondement suffisant de la morale, pourquoi le précepte : « Aime ton prochain comme toi-même » est-il formulé à l’impératif ?

  Et si l’on entend par amour le sentiment d’amour, un devoir d’aimer n’est-il pas un non sens ? Cf. Cours. [3]

 

b)      Ne peut-on pas fonder l’obligation morale sur l’intérêt ?

 

  C’est le parti pris de l’utilitarisme ou morale de l’intérêt. Cf Cours [4] suivant.