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Qu’est-ce que la philosophie? Pourquoi philosopher?

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     On me pose souvent la question : qu’est-ce que la philosophie ? – A quoi sert-elle ? Dans la mesure où un chapitre de mon blog est destiné à élucider ces questions, je supprime d’ordinaire ces messages. Mais ils sont, sans doute, le signe, que certains internautes sont en quête d’un cours synthétique comblant une curiosité bien légitime : celle du lycéen n’ayant jamais fait de philosophie ou celle de l’honnête homme ayant parfois des doutes sur l’intérêt d’une discipline trop souvent galvaudée sur la scène publique. Car la philosophie est à la mode mais il n’est pas sûr que ceux qui en assurent le succès médiatique en soient les plus fidèles serviteurs.

   Reste que, comme le montre la fréquentation des grands philosophes, rien n’est plus problématique que la réponse à une telle question. Cela tient au fait que la définition de la philosophie est en jeu dans le questionnement et la pratique philosophiques eux-mêmes.  Chaque auteur  incarne l’intentionnalité philosophique à sa manière, en réactualise la nature et les fins de telle sorte qu’il peut être intéressant d’en décrire les variantes. Mais ce n’est pas mon objectif dans cet article où je cherche avant tout à saisir l’intentionnalité philosophique elle-même dans ce qu’elle a de plus essentiel. D’où ce cours où je défends une certaine IDEE de la philosophie, celle que Platon attribue à Socrate et qui inspire la plupart des cours du premier chapitre de ce blog. Cette IDEE peut être discutée par tous ceux qui, de l’intérieur de la philosophie, sont conduits à la problématiser, mais il me semble qu’on  ne peut pas, sans contradiction, disqualifier radicalement la posture socratique et se prétendre philosophe.

   Qu’est-ce donc que la philosophie ? Quelle est sa nature et quels sont ses enjeux ?

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   L’étymologie du mot fournit une première indication. Selon la terminologie grecque, (φιλοσοφία est composé de φιλεῖν, « aimer » et de σοφία, « la sagesse, le savoir»  ), la philosophie se définit comme amour de la sagesse.

   Mais que faut-il entendre par là ? 

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I)                  Le philosophe n’est pas le sage.

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   Il importe de souligner qu’en se présentant comme un amoureux de la sagesse, le philosophe annonce clairement qu’il ne prétend pas être un sage. Le φιλοσοφός  n’est pas le σοφός, ce Sage qui était l’objet d’un culte dans la Grèce antique.

    [Pour mémoire : Le chiffre sept étant considéré comme celui de la sagesse, la tradition voulait que ces Sages fussent au nombre de sept. La liste de ces sept personnes avait été arrêtée par les prêtres de Delphes (selon l’oracle) en 585 av. J.-C. Mais elle peut varier selon les historiens. Il s’agit, selon Diogène Laërce de Thalès de Milet, Bias de Priène, Solon d’Athènes, Chilon de Sparte, Périandre de Corinthe, Épiménide de Crète, Phérécyde de Syros, Pittacos de Mytilène, Cléobule de Lindos (à Rhodes), Myson (originaire d’une obscure bourgade continentale) et Anacharsis (fils d’un roi barbare et d’une Grecque)].

   La figure du philosophe, celle de Socrate, émerge historiquement par contraste avec celle du Sage. Certes, celui que l’on a appelé « le père de la philosophie » fut reconnu par l’oracle de Delphes comme l’homme le plus sage d’Athènes. Mais la réponse de la Pythie à la question de son ami Chéréphon, ne cesse d’étonner Socrate. Il ne comprend pas qu’on puisse lui faire cet honneur, car s’il y a quelque chose qui le distingue de ses concitoyens, c’est bien  la conscience de son indigence. Il proclame haut et fort  ne rien savoir. Tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas,  dit-il, et s’il interroge sur la place publique  les hommes qu’il croise, sur les grands sujets qui devraient préoccuper la conscience humaine, il ne prétend pas connaître la réponse à ses questions.

   Etrange figure que celle de cet homme dont la mission consiste à éveiller les hommes à la conscience d’eux-mêmes. Il les exhorte à se connaître eux-mêmes, à se réfléchir dans le mystère de leur condition. Or ramenée à sa vérité existentielle, celle-ci est celle d’un être travaillé par l’énergie du désir. Vivre, pour chacun d’entre nous, c’est désirer, c’est nous projeter vers des objets ou des buts dont nous attendons l’accomplissement de notre existence. Mais que désirons-nous vraiment ?

   En disant qu’il n’a qu’un seul savoir, le savoir d’Eros, l’amour-désir, [« Moi qui fais profession de ne savoir que l’amour » Banquet, 177d], Socrate se présente comme celui qui dramatise dans sa personne la réponse à cette interrogation.

   Il signifie d’abord qu’un être de désir est un être privé de la plénitude des dieux. Le désir est la marque en creux d’un manque, d’une pauvreté ontologique car on ne désire pas ce que l’on possède, seulement ce dont on est privé. Mais pour tendre vers ce qui pourrait nous combler, il faut bien avoir conscience de ce manque et en ce sens le désir est riche, car seul celui qui a l’intelligence de sa misère est en mesure de la surmonter. Socrate est donc à la fois pauvre et riche. Comme Eros, dont il se veut l’archétype, sa nature est ambiguë. Il n’a pas la perfection des dieux mais il tend vers elle et s’il nomme sagesse ce qui permet au désir d’avoir l’intelligence de lui-même et de ne pas se fourvoyer dans des impasses, c’est que le souverain bien de la vie n’est pas offert aux hommes comme un don du ciel. Son vrai nom, c’est le bonheur et il se trouve qu’il n’y a pas de bonheur possible sans la compréhension de ce qui peut nous rendre heureux et la mise en œuvre des moyens appropriés à cette fin. Voilà pourquoi de désir philosophique ou désir de sagesse est au fond le savoir et la sagesse du désir.

   Non point que la sagesse soit en soi la fin de l’existence. Ce que nous visons comme la fin suprême, c’est la réussite de notre vie, son accomplissement, mais sans la sagesse, cette fin est compromise. Voilà pourquoi  les Anciens la définissent comme la méthode de la vie bonne et heureuse.

   Ce faisant, ils confèrent à la philosophie sa dimension existentielle. Ce qui est en jeu en elle, c’est bien autre chose qu’un simple exercice intellectuel, ce n’est rien moins que notre être et notre vie dans ce qui nous importe le plus, à savoir le bonheur.

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II)              Analyse de la notion de sagesse.

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    A première vue, par les temps qui courent, il faut bien reconnaître qu’elle ne définit pas un idéal réjouissant. La mode est à tout ce qui est « contre » ou « anti » (Cf. la contreculture, l’antiphilosophie, l’anti-art etc.). Peu importe que ce qui se croit anticonformiste soit le comble du conformisme ambiant, il n’en demeure pas moins que les idéaux traditionnels de la sagesse semblent bien désuets. La passion, la dépossession de soi-même, le délire, les exaltations sociales ou personnelles revêtent plus de prestige dans une société du spectacle que les sobres vertus du philosophe socratique. Or si l’on en juge par la consommation que nos contemporains font des psychotropes ou des « psys » tout court, on n’a pas l’impression que la fascination des passions et de leurs excès soit le sésame du bonheur. Alors, ne soyons pas piégés par les préjugés du moment et voyons ce qu’il faut entendre par sagesse.

   En un premier sens, le terme est synonyme de savoir : le philosophe est un amoureux du savoir et la sagesse définit un idéal théorique.

   En un deuxième sens, il renvoie à une certaine manière de se conduire. Le philosophe se reconnaît à une posture existentielle marquée par le sens de la mesure, la sérénité, le contentement, l’accord avec soi-même et avec le monde : la sagesse définit alors un idéal pratique.

   Cette distinction entre la polarité théorique et la polarité pratique de la sagesse est purement spéculative car les deux idéaux s’impliquent réciproquement. Il est vain de croire que l’on puisse être sage sans être éclairé ou que l’on puisse exercer sa pensée avec rectitude dans la violence des passions ou le dérèglement de la conduite.

   Les Anciens avaient deux mots pour désigner les deux dimensions de la sagesse : sophia pour le savoir ou sagesse théorique et  phronésis pour la sagesse pratique ou prudence.

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A)   La sagesse comme idéal théorique.

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   Le recours à l’idée de sagesse ne va pas de soi lorsqu’il est question du savoir car on oppose d’ordinaire le savoir  à l’ignorance non à ce que connote l’absence de sagesse, et que  pour aller vite on qualifie parfois de « fou ».  Il s’ensuit qu’on a peine à croire que, comme il y a des conduites « folles », il y a des pensées « folles ».

  Or si l’on entend par là le caractère insensé, aberrant, irréfléchi, infondé des représentations et du discours, il faut bien reconnaître que le manque de sagesse n’est pas le monopole des grands délirants. Ceux-ci ont au moins l’avantage d’exhiber clairement la couleur  mais on peut se demander s’ils ne font pas que pousser à la limite un désordre ne sévissant  pas que dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique. Car il ne suffit pas d’être sain d’esprit pour être à l’abri de l’ignorance, des aveuglements, de la bêtise et de la bassesse et c’est sans doute parce qu’il a une conscience aiguë de ce qui menace toujours l’exercice de l’esprit que le philosophe a une singularité parmi les siens. Il vit de la même vie que tout le monde et pourtant il y a en lui une altérité irréductible dont le prix est la solitude dans le meilleur des cas, la condamnation à mort dans celui de Socrate. C’est que le grand détour qui se nomme philosophie change tout et d’abord la manière commune de penser. Comme tel, le philosophe est souvent vécu comme une offense vivante par tous ceux qui veulent se sentir au chaud dans leurs certitudes. Et ceux-ci ne se trompent pas. La pensée est dangereuse par nature. Elle est comme un grand vent qui balaie le confort intellectuel, subvertit les habitudes mentales, et toujours fait honte à la bêtise et à la bassesse, pour reprendre une formule de  paternité nietzschéenne.

   Mais qu’est-ce que cela signifie ? Pour s’en faire une idée précise, il est urgent de comprendre ce que penser veut dire.

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1)       Pensée immédiate, pensée philosophique.

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   Tous les hommes, du plus sauvage au plus civilisé, étant porteurs d’un esprit, tous en font usage et si penser consistait seulement dans cet exercice, il faudrait dire que tous les hommes pensent. Tous, en effet, vivent dans un monde de significations et de valeurs. Le réel n’est pas pour eux une présence muette, il est le corrélat du dévoilement qu’en opèrent la langue qu’ils parlent et la culture à laquelle ils appartiennent. C’est dire que tous visent du sens, se communiquent des significations et des valeurs structurant leur rapport au monde et celui qu’ils entretiennent entre eux. Parce qu’il est parlant, l’homme est un être pensant. En ce sens, la pensée n’est le monopole de personne, elle est le propre de l’humaine condition, même dans ses formes pathologiques car les paroles du malade mental, pour délirantes qu’elles soient, ne sont pas dénuées de sens.

   Et pourtant il ne suffit pas de faire usage de son esprit dans la parole pour penser vraiment. L’enfant parle mais nul enfant n’est l’auteur d’une œuvre philosophique et pendant des millénaires, des hommes ont vécu dans des sociétés ayant ignoré ce que penser veut dire. C’est donc qu’il y a une grande différence entre ce que l’on peut appeler la pensée immédiate, spontanée et la pensée philosophique ou pensée tout court.

   L’une se déploie sous le signe de la passivité, l’autre sous celui de l’activité. L’une s’effectue sous le signe de la dépossession de la maîtrise spirituelle et morale, l’autre sous celui de la réappropriation de cette maîtrise.

   De fait, tant que ce que l’on pense est la caisse de résonance de représentations ayant été construites à notre insu par l’éducation que nous avons reçue et par notre milieu culturel d’appartenance, il est erroné de prétendre que nous sommes le sujet actif de nos pensées. Celles-ci ont été fabriquées, indépendamment de notre initiative intellectuelle par des instances extérieures dont nous sommes inconsciemment le jouet. Nous les avons absorbées avec le lait maternel au cours de notre développement par le seul fait d’être immergé dans un contexte familial, social, historique et  d’apprendre à parler une langue particulière, car aucune  langue n’est un décodage neutre de la réalité. Toutes analysent le réel conformément aux intérêts, aux traditions, à la situation singulière de tel ou tel groupe.

   Il s’ensuit que sous sa forme immédiate, la pensée est moins de l’ordre du pensé que de l’impensé. Elle fonctionne à l’intérieur d’un système de représentations dont elle subit, sans en avoir conscience, le déterminisme idéologique.  Aussi est-elle le porte-parole de significations dont elle est prisonnière. Celles-ci ont tellement bien été intériorisées qu’elles se sont solidifiées sous la forme d’habitudes mentales s’imposant avec une telle évidence qu’elles constituent des obstacles internes à l’activité pensante. C’est dire qu’on ne pense pas comme on respire et qu’il ne suffit pas de disposer d’un esprit pour penser vraiment. C’est pourquoi la philosophie n’est pas une pensée au premier degré. La pensée véritable s’accomplit  toujours comme pensée de la pensée c’est-à-dire comme mouvement de retour de l’esprit sur lui-même afin de soumettre ses productions à l’examen rationnel. Elle s’actualise donc comme reprise critique de ce qui jusqu’alors allait de soi. Elle marque le moment où le sens cesse d’être accepté comme sens reçu pour devenir un sens problématique. Elle constitue donc un point de rupture entre un avant et un après, ce que Socrate soulignait en disant que la vie philosophique est une sorte de seconde naissance. Et cela vaut aussi bien pour l’humanité en général que pour l’homme en particulier.

   Pour l’humanité en général, c’est patent, si l’on prend acte que la philosophie n’a pas toujours existé. Elle naît à Milet en Asie Mineure au VIème siècle avant J.-C., ce fait témoignant que l’aventure humaine n’est pas substantiellement liée à l’aventure philosophique. En revanche, elle l’est à la pensée religieuse ou mythologique qui, elle, est de toujours et de partout. Les hommes ont en effet toujours eu besoin de rendre intelligible leur expérience, de comprendre d’où ils viennent, où ils vont, de fonder les règles de leur existence collective, la fonction des récits mythiques étant d’apporter une réponse à leurs questions. La pensée mythique a ainsi précédé la pensée rationnelle. Comme la science et la philosophie, sa vocation a été de produire de l’intelligibilité. Elle a fourni à nos plus lointains ancêtres les significations et les valeurs sans lesquelles aucune vie humaine n’est possible, et aux sociétés le ciment idéologique nécessaire à leur cohésion. Mais il est clair que ce mode de pensée, qui reste vivant pour une grande partie de l’humanité encore, est fondamentalement différent du mode de pensée rationnel. Il fait une large place à l’imaginaire en lieu et place de la raison. Il fait intervenir dans ses explications la croyance en des êtres surnaturels dont les actions sont au principe des choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent continuer à être sous peine de grands désordres cosmiques et sociaux. Et surtout il a ceci de caractéristique que les récits mythiques  ne se présentent pas comme des créations humaines mais comme des révélations divines recueillies par des initiés faisant autorité dans le groupe.

   Il s’ensuit que le  logos (le discours rationnel) est ce qui se construit à partir du muthos et en rupture avec lui, cette conquête allant de pair  sur la scène sociale avec de profondes transformations. Car tant que les significations sont transmises sur le mode d’une tradition sacrée, leur vérité ne se discute pas, pas plus que ne se discute le pouvoir des gardiens du temple qui les imposent. La soumission aux vérités religieuses est soumission à une tutelle théologico-politique dont on ne dira jamais assez qu’il ne suffit pas d’être porteur d’un esprit pour s’en libérer. Ce préjugé idéaliste contribue à méconnaître que la capacité d’initier un rapport critique aux vérités communément reçues est liée à des conditions historiques particulières.

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2)      Les conditions d’émergence de la pensée philosophique.

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a)      Conditions matérielles d’ordre économique.

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   D’abord il faut avoir bien conscience que tant que les ressources de l’esprit sont essentiellement engagées dans la résolution des problèmes pratiques les hommes ne sont pas libres pour faire de la recherche de la vérité une fin en soi. Ils n’en ont ni le temps ni la disponibilité d’esprit. Comme dit le proverbe : « Vivre d’abord, philosopher ensuite ». En ce sens, la philosophie est un luxe. Elle est liée, d’une part à la richesse d’une société capable de faire émerger une classe d’hommes ayant la liberté de se poser des problèmes théoriques, d’autre part à une organisation sociale inégalitaire, car pour que certains disposent de ce loisir, il faut que d’autres travaillent pour pourvoir aux besoins de la vie. C’est une société esclavagiste, puisant dans le réservoir immense de ses colonies une main d’oeuvre  utile à sa prospérité, qui a inventé la philosophie.

   Il ne faut pas voir dans cette vérité historique dérangeante  une souillure de l’activité pensante, ni même considérer que la valorisation de la vie théorétique par les Grecs est purement idéologique comme le prétendent ceux qui ne voient dans leurs valeurs que l’expression et la justification d’une situation d’intérêts. [On appelle idéologique tout système de représentations n’ayant de valeur théorique qu’en façade et reflétant, inconscient de son propre déterminisme, un contexte socio-économique qu’il a pour fonction de justifier].

    Il me semble  qu’il faut plutôt y voir le témoignage que les activités utilitaires ont par nature un rapport à la servitude. Car avant d’être un scandale social, l’aliénation matérielle est le propre de la condition humaine en tant qu’elle est contrainte, par la nécessité où elle se trouve de satisfaire les besoins animaux, de s’adonner à des tâches qui ne sont pas pour elle des fins en soi mais seulement les moyens de fins imposées par la nature, (manger, se vêtir, se loger, se protéger etc.). Elle est condamnée à résoudre le problème de sa survie avant  de poursuivre ses fins propres. C’est dire que si le lait et le miel coulaient à flots, elle échapperait au fardeau du travail. Celui-ci est donc le tribut que l’humanité paye au fait qu’elle participe de l’animalité. S’il n’en était pas ainsi, si sa nature était purement spirituelle, l’existence se déploierait d’emblée dans sa liberté et les hommes se consacreraient  aux activités qui sont le propre d’un être libre. Les Grecs les appellent les activités libérales, la plus excellente d’entre elles étant l’activité pensante parce qu’en philosophant l’homme ne fait pas autre chose qu’accomplir la fonction qui le distingue de l’animal et le définit dans son humanité.

  « Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve ; presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa propre fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin » Aristote, Métaphysique, Livre A, Tome1, Vrin, p. 9.

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b)      Condition politique.

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   Il ne suffit pas néanmoins d’être affranchi de la contrainte du travail pour avoir le loisir de penser. En témoigne le fait que de nombreuses sociétés antiques furent prospères et pourtant elles n’ont pas rendu possible l’apparition de la philosophie. Leur manquait la condition politique, celle qui fait de la possibilité d’exercer son esprit de manière autonome un droit inscrit dans le rapport politique. Car tant qu’il est « tabou » de mettre en doute les vérités révélées, tant que l’exercice libre de l’esprit expose à la prison ou la mort, la liberté de penser est un leurre. Certes elle peut être le privilège de quelques favorisés des dieux, voués à la clandestinité, mais il ne faut pas surestimer les capacités d’un esprit solitaire. On ne pense pas seul. C’est l’échange, la circulation des idées, leur discussion qui permet à chacun de faire un usage fécond de son entendement. La philosophie suppose donc une société dans laquelle les savants et les penseurs peuvent faire un usage public de la raison. Elle implique que  les significations et des valeurs soient discutées dans un large débat public. Là où les esprits éclairés sont condamnés au silence, là où une pensée unique se protège par l’intimidation ou la terreur  de toute entreprise critique, les esprits ne sont pas en situation de sortir de l’obscurantisme dans lequel on les enferme. Les Lumières et leur progrès sont donc affaire collective beaucoup plus qu’affaire personnelle.  Comme l’écrit Kant : « Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées, et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser ». Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Vrin, p. 86.

   Il s’ensuit qu’on se libère collectivement de l’emprise des superstitions ou alors on reste massivement dans une situation de minorité intellectuelle et morale, imputable aux stratégies de domination de ceux qui cherchent à sauvegarder leur pouvoir mais aussi à la lâcheté et à la paresse du plus grand nombre.

   Il n’est donc pas étonnant que la société qui a inventé la philosophie soit aussi celle qui  a inventé la démocratie. « La philosophie est fille de la cité » se plaît à dire Jean-Pierre Vernant. Avec cette invention, l’humanité se réapproprie  le pouvoir qui avait été jusqu’alors conféré aux dieux, à savoir le pouvoir d’instituer son monde. Les hommes revendiquent le droit de décider des règles de leur vie collective, de discuter de la loi, d’être l’auteur de leur histoire. Cette réappropriation du pouvoir politique marque l’entrée des sociétés dans le régime de l’historicité. Car tant que la source du sens et de la loi est l’instance divine, les hommes n’ont pas la liberté d’être les auteurs de leur aventure. Ils sont hétéronomes. Ils reçoivent leur loi d’en-haut ou d’ailleurs. C’est l’invisible qui règle le visible, le sacré qui règle le profane, l’anhistorique qui régit l’historique. L’homme archaïque vit son histoire en l’annulant. Tous ses actes sont des rites de commémoration, de participation, de répétition du passé fondateur. Comme l’écrit Marcel Gauchet : « La religion, c’est l’énigme de notre entrée à reculons dans l’histoire » Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, p.11.

   En ce sens l’avènement de la philosophie trace une frontière entre ce que l’on peut appeler avec Jan Patocka la « condition pré-historique » de l’humanité et sa « condition historique », celle qui a été ouverte par les Grecs. Histoire froide, stationnaire d’un côté, histoire chaude de l’autre. Modestie du sens reçu dans l’une, problématicité du sens interrogé dans l’autre. L’activité pensante ne va donc pas sans situation de crise. Crise du sens, ébranlement du sens reçu, effondrement des repères traditionnels. Est-ce à dire que la philosophie s’accomplisse comme anarchie intellectuelle et politique, triomphe des arbitraires individuels, nihilisme du sens, revendication d’une autonomie anomique ? Certes non, mais pour le comprendre, il importe de bien voir que les conditions matérielle et politique ne suffisent pas encore à rendre possible l’intentionnalité philosophique, il y faut aussi des conditions intellectuelles et morales.

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c)      Condition intellectuelle et morale.

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      Conditions aussi difficiles à expliciter qu’à mettre en oeuvre car, une fois les deux premières assurées, seule l’initiative personnelle est en cause. Or rien n’est plus rare de la part des hommes qu’un authentique esprit philosophique, rare et dangereux comme le montre le destin de Socrate. En 399 av. J.-C. Athènes condamne le philosophe à boire la ciguë, et comme chacun sait, la cité athénienne n’est ni une tyrannie, ni un totalitarisme, c’est une démocratie. Comment s’expliquer une telle tragédie ? N’est-ce pas la preuve  que  si la liberté politique est nécessaire pour penser librement, elle n’est pas suffisante ? D’autres puissances d’aliénation sont  à mettre hors-jeu, d’autres obstacles à surmonter, d’autant plus redoutables qu’ils ne sont pas externes, mais internes  à la pensée.

   Spontanément, en effet, chacun croit qu’être libre de penser consiste à penser ce que l’on veut. On confond volontiers la liberté de la pensée avec la liberté d’opinion. Or opiner n’est pas penser. Tous les hommes ont des opinions mais peu d’hommes pensent. Voilà un paradoxe qui en surprend plus d’un car autant les hommes ont plaisir à s’entendre dire qu’ils sont libres de penser, autant il leur est pénible d’avoir à s’affranchir de ce qui rend cette liberté illusoire. Ils croient naïvement  que la liberté de l’esprit est une donnée alors qu’elle est une conquête. En témoignent  les attentes des lycéens rentrant en classe de philosophie. Ils en espèrent avant tout des satisfactions narcissiques. Enfin l’occasion va leur être donnée, comme dans un café philosophique, de pouvoir exprimer leurs opinions, d’être pris en sérieux dans ce qu’ils imaginent être leur « pensée personnelle ». Et quelle n’est pas leur déception, voire leur irritation lorsque, confrontés au professeur de type socratique, ils sont mis en demeure d’examiner ce qu’ils disent et de découvrir souvent que leur propos ne résiste pas à l’étamine de la raison !

   C’est donc que l’acte de penser obéit à certaines exigences. Quelles sont-elles ? Voilà ce qu’il faut maintenant approfondir pour prendre la mesure de la conversion intellectuelle et morale qu’implique l’activité pensante. Car celle-ci ne se déploie pas comme un mouvement naturel. Penser, en effet, c’est s’arrêter. Voyez le penseur du sculpteur Rodin. L’artiste figure dans cette statue, par contraste avec celle qui représente l’homme qui marche, l’opération même de la pensée. Il donne à voir ce qui n’a pas de visibilité car, s’agissant d’un processus spirituel, celui-ci ne se déploie pas, comme le geste physique, dans l’extériorité perceptible. Et pourtant il est lié à une posture corporelle. Le penseur est en arrêt, replié sur soi, comme s’il était mis en situation de changer la direction de son regard, de l’orienter dans une autre direction. Non plus expansion et extériorisation existentielle mais retour sur soi et déploiement des potentialités de l’intériorité spirituelle. L’acte par lequel la pensée se pose dans sa liberté et advient à l’existence est ainsi inséparable d’une certaine attitude mentale définissant en propre l’éveil philosophique. Voyons ce qui le caractérise.

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3)      Les caractères de l’esprit philosophique.

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a)      La faculté de s’étonner.

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   Un sujet pensant est un être renouant avec une vertu de l’enfance consistant à poser un regard étonné sur le monde. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement ? L’étonnement est le contraire de l’inertie intellectuelle, celle qui finit par triompher des questions en leur substituant le confort des réponses reçues. Car l’enfant est à la fois celui qui interroge avec la vivacité d’un esprit curieux, et celui qui fait confiance à l’autorité lui fournissant la réponse. Il est crédule, cette crédulité ayant tôt fait de l’endormir et d’en faire une proie facile pour tous les endoctrinements idéologiques.  L’éveil intellectuel a ceci de singulier qu’il fait retrouver la disponibilité  de l’enfance au questionnement tout en rompant avec sa naïveté et sa passivité. Les réponses communes ne sont plus ce qui le clôt, elles sont au contraire ce qui le suscite. Surtout quand on prend acte de leur multiplicité et de leur diversité. N’est-il pas étonnant que les réponses des hommes à des questions identiques soient si différentes ? Comment ne pas être interpellé par l’hétérogénéité et les contradictions des représentations humaines ?

   Le philosophe Epictète disait, en ce sens, que ce qui initie l’effort de penser est moins l’énigme du monde que les contradictions des opinions humaines prétendant la résoudre. « Voilà le début de la philosophie. Toutes les opinions sont-elles justes? Comment pourraient-elles l’être si elles se contredisent? – Toutes ne sont donc pas justes, mais du moins celles qui sont les nôtres –  Et pourquoi celles-ci plutôt que celles des Syriens ou des Egyptiens? Pourquoi les miennes plutôt que celles de tel ou tel ? – Pas plus les unes que les autres ». Entretiens, II, XI.

   S’étonner revient donc à rompre avec le familier, autrement dit à faire l’expérience que ce qui jusqu’alors allait de soi a perdu pour nous son évidence.  Expérience vertigineuse parfois. Les grands auteurs ne cachent pas qu’il y a dans cette prise de conscience un vécu déstabilisant, angoissant. La tentation est grande de se dérober à la tâche ainsi initiée. Retrouver la quiétude du sens reçu plutôt que s’engager dans l’aventure de la recherche de la vérité. Celle-ci requiert du courage et d’abord celui de cesser de s’aliéner dans des contenus de pensée consacrant son hétéronomie pour examiner avec ses seules ressources ce qu’il en est de leur prétention à la vérité. Est-ce par paresse et par lâcheté, comme l’analyse Kant, que la plupart des hommes n’assument pas cette responsabilité de l’esprit ?  Ils renoncent à se servir de leur entendement et semblent se complaire dans leur minorité intellectuelle. Que cette complaisance soit de rigueur dans un contexte social où  la pluralité des opinions n’a pas droit de cité, on peut encore le comprendre. Mais que la nécessité de distinguer le vrai du faux ne se fasse pas impérativement sentir là où s’expriment les opinions les plus diverses et les plus contradictoires, voilà qui laisse perplexe. Comment est-il possible que les hommes s’accommodent si bien de la contradiction des réponses données à leur question ? Comment peuvent-ils dire de la même chose, considérée sous le même rapport une chose et son contraire, sans que cette inconséquence ne les dérange ?

   Il y a là un double scandale pour l’esprit :

   Retrouver la faculté de s’étonner revient donc à se réveiller d’une sorte de sommeil dogmatique et à devenir disponible pour une véritable recherche de la vérité. C’est à cette tâche que s’emploie Socrate dans son rapport à ses concitoyens. Par la pratique de l’ironie, (feinte naïveté), il s’efforce de déstabiliser ses interlocuteurs afin de leur rendre une liberté qu’ils ont perdue. Ils sont tellement persuadés de posséder la réponse aux questions que Socrate leur pose qu’ils ne prennent pas le temps de les réfléchir. Ils sont prisonniers d’un pseudo-savoir que l’interrogation socratique fait éclater en les confrontant à leurs contradictions. Ce faisant, ils prennent conscience de leur ignorance et peuvent initier la conversion intellectuelle et morale dont on a parlé précédemment. De fait, dès lors qu’on s’étonne à nouveau, et d’abord de sa propre inconséquence, on transforme radicalement son rapport au vrai et aux autres. On n’est plus, avec eux, dans une stratégie de pouvoir, où l’enjeu est de leur imposer une vérité dont on se croit titulaire. Il s’agit, à partir d’une inscience enfin consciente d’elle-même, de se disposer  à chercher ensemble la vérité qui nous manque. Moment libérateur de la mission socratique. Comme une torpille, elle paralyse mais comme le taon elle réveille. Il faut bien balayer le faux pour rendre possible l’épiphanie du vrai. Et cela passe par la mise en œuvre d’un second caractère de l’esprit philosophique.

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b)      Esprit de doute.

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   Douter consiste à cesser de subir l’empire d’une certitude. Servitude intérieure, la certitude l’est car elle est l’état d’un esprit qui adhère à un contenu de pensée qu’il croit (ou qu’il sait) être vrai. Un esprit absolument certain de quelque chose est privé de toute possibilité de recul pour examiner la valeur de l’énoncé qui le tient autant qu’il y tient. Rien n’est pire que l’adhésion massive, sans réserve, sans « pensée de derrière » dirait Pascal. Plus de jeu entre la pensée et son contenu. Plus de liberté. Ce rapport aux idées est le propre du fanatisme, du sectarisme typique des engagements idéologiques. On ne peut pas discuter avec les esprits certains. Soit on les conforte dans leurs convictions, soit on les ignore, ou l’on se bat pour les empêcher d’imposer socialement leur point de vue. La violence inhérente à la conviction détruit les conditions de possibilité d’un vrai dialogue entre les hommes de telle sorte que la capacité de s’arracher à ses maléfices est la première victoire de l’esprit sur lui-même.  « Il n’y a que les sots et les huîtres qui adhèrent » disait Valéry pour pointer l’ampleur de l’aliénation consubstantielle à cette manière de se rapporter aux significations et aux valeurs. Voilà pourquoi l’acte fondateur de la philosophie est pour Descartes la pratique méthodique du doute.

   «  Il y a déjà quelque temps, écrit-il, que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Méditations métaphysiques. I. 1641.

   Qu’il s’agisse de Socrate avec l’ironie, de Descartes avec le doute ou de Kant avec le projet critique, l’exigence de la pensée s’actualise toujours comme entreprise d’affranchissement de ce qui procède en elle d’une autre autorité que celle de l’esprit pour fonder à nouveau frais ce qu’elle peut tenir pour vrai. Cela ne signifie pas que le balai de la pensée soit destructeur par principe comme si dans les croyances humaines, rien ne pouvait être justifié par des arguments rationnels. Le doute ne préjuge pas de la vérité ou de l’erreur de ce qui est mis en doute. Il se peut qu’au terme de l’examen, la vérité de l’énoncé résiste mais alors elle se fonde sur d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion. D’ordinaire ce qui fait la force de cette dernière, c’est l’habitude (l’habitus au sens de Bourdieu), le prestige du nombre (nous sommes ainsi faits que les opinions partagées par le plus grand nombre nous semblent vraies), celui de l’autorité (pour l’enfant, l’élève, le membre d’une église, les idées reçues des parents, des professeurs ou des savants, du pape, de l’imam ou du rabbin ont une valeur de vérité). Or ce n’est pas parce qu’on a toujours pensé cela que c’est vrai, ce n’est pas parce qu’une erreur est partagée par le plus grand nombre qu’elle devient une vérité, ce n’est pas parce qu’ « Aristote a dit » que c’est vrai. Encore faut-il s’en assurer par l’examen rationnel au terme duquel la vérité sera théoriquement établie ou la fausseté démasquée. Il s’ensuit qu’une vérité théoriquement étayée est autre chose qu’une  vérité d’opinion. Distinction subtile établissant que ce qui fait le caractère doxique d’une affirmation, ce n’est pas son contenu, qui peut avoir une valeur de vérité (Cf. Thème de l’opinion droite chez Platon), c’est le rapport que celui qui la formule entretient avec elle. Il est incapable de la fonder rationnellement.

   L’étonnement, le doute ne sont pas des fins en soi. Ce sont des dispositions intellectuelles nécessaires pour s’engager sur le chemin de la connaissance, c’est-à-dire pour conduire un véritable examen.

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c)      Esprit d’examen : réflexivité.

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    « Examen », le mot a souvent été prononcé mais il ne suffit pas de dire le mot pour être au clair sur ce qu’il désigne. Comment s’y prendre pour conduire un examen digne de ce nom ?

  Cela  exige de  procéder à une opération de réflexion au sens optique du terme. Comme le rayon lumineux est renvoyé dans une autre direction par la rencontre d’un obstacle, réfléchir, pour la pensée, c’est faire retour sur elle-même, afin de se prendre pour objet et de s’assurer par là la maîtrise de ses opérations. Là est l’enjeu de l’effort réflexif. Restaurer l’esprit dans le rôle qui devrait être le sien : celui d’être au fondement de ses actes, d’en être l’auteur et le juge. « Commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » dit Descartes.

   Par exemple, dès que nous parlons nous faisons surgir du sens mais la raison, en nous, peut-elle consentir à ce sens ? Est-il sensé ou absurde, justifiable ou non ? Seule la réflexion fait accéder à l’intelligence de ce que l’on dit vraiment. Il en est de même pour les valeurs. Dès que nous parlons nous faisons usage de notions supposant des valorisations. Bien/mal, beau/ laid, juste/injuste, utile/inutile etc., la parole commune est saturée de ces distinctions  mais quelle est la valeur des valeurs que nous énonçons? La raison peut-elle les faire siennes ?

   Se confirme ici ce qui a déjà été précisé : la pensée philosophique n’est pas une pensée au premier degré. La pensée au premier degré est une absence de pensée ou un impensé entretenant un rapport imaginaire à lui-même. Nous croyons être l’auteur, le sujet autonome de nos discours. La réflexion nous fait prendre conscience que c’est une illusion. Dès que nous sommes attentifs aux actes de l’esprit  pour en interroger le fondement et la légitimité, nous découvrons que le sujet du discours non réfléchi est loin d’être le sujet rationnel.

   Pourquoi ? Parce que celui-ci n’est pas immédiatement en possession de lui-même. Bien que la raison soit une faculté naturelle, elle nécessite des apprentissages pour être développée. Ce n’est pas par hasard que Platon avait fait inscrire au fronton de l’Académie : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Il signifiait par là qu’on ne rompt pas avec le doxique par un coup de baguette magique. Si l’on entend par sujet rationnel, le sujet respectant, dans l’exercice de l’esprit, les principes de la raison (Ex : principes logiques  d’identité, de non contradiction, principes rationnels de raison suffisante), il convient d’abord d’être soumis à la dure école des mathématiques pour faire l’expérience qu’on ne peut pas dire n’importe quoi, que la raison a sa nécessité et que seul celui qui s’y conforme conduit avec rectitude son raisonnement. Les mathématiques sont une discipline où l’on apprend à ne pas tricher avec la raison. Elles nous inclinent à nous méfier de l’imagination, des impressions sensibles et surtout elles nous révèlent la dimension universelle de la raison. Le théorème de Pythagore ne dépend pas de l’arbitraire de son inventeur, ni de contingences historiques ou culturelles. Il a une nécessité et une universalité qui est celle de la raison, faculté commune à tous les hommes pour autant qu’ils ont été formés à ses exigences. C’est dire qu’on ne peut attendre des hommes une véritable réflexion philosophique en l’absence d’une formation intellectuelle très rigoureuse. Dans la présentation que Platon fait du chemin de la connaissance dans l’image de la ligne (République, 510 a) la sphère de l’intelligible est divisée en deux parties dont la première est la connaissance dianoétique (mathématiques et ce que nous appelons les sciences aujourd’hui). La dialectique ou philosophie ne vient qu’après. Le philosophe considérait qu’on ne peut s’y consacrer qu’à l’âge de la maturité et solidement armé sur le plan intellectuel et moral. En l’absence de ces prérequis, l’examen philosophique risque de n’être qu’un jeu stérile pour des adolescents prompts à dégrader la critique philosophique en critique pour la critique, dont l’enjeu n’est plus le souci de la vérité mais l’affirmation de soi-même. Il faut, dit-il, « donner aux adolescents et aux enfants une éducation et une culture appropriées à leur jeunesse ; prendre grand soin de leur corps à l’époque où il croît et se forme, afin de le préparer à servir la philosophie, puis quand l’âge vient où l’âme entre dans sa maturité, renforcer les exercices qui lui sont propres » (République, 498c). Ainsi les éduque-t-on pour assumer les responsabilités sociales (obligations politiques et militaires) qui différent encore le temps de s’adonner à la philosophie, car celle-ci suppose non seulement la formation mais aussi l’expérience et surtout un esprit libéré de tout autre préoccupation que celle de la recherche de la vérité (Cf. La notion d’activité libérale).

    La pédagogie platonicienne ne sépare donc pas la formation intellectuelle de la formation morale car en un sens profond, qui ne nous est plus du tout familier, les vertus intellectuelles sont solidaires de la vertu morale. En effet, ce qui empêche l’esprit de s’exercer selon sa nécessité propre, renvoie à la domination, en nous, d’une dimension de notre être encline à subvertir notre raison. Cette dimension est la dimension sensible. Avant d’être un être de raison, nous sommes un être sensible. Nous sommes un corps au sens large et il est bien vrai que celui-ci rend impossible un rapport de transparence au vrai (Cf. Thème platonicien du corps tombeau ou prison de l’âme). Le réel est réfracté sur le mur de nos sens, de notre particularité empirique avec ses déterminations sexuelles (Ex : homme ou femme), sociales (Ex : prolétaire ou grand bourgeois ; riche ou pauvre), historiques (Ex : homme antique ou homme moderne), idéologiques (Ex : gauche ou droite, modéré ou extrémiste), religieuses (Ex : chrétien ou musulman ou bouddhiste, etc.). Nous avons des désirs, des passions, des intérêts et il suffit d’observer les hommes pour s’apercevoir qu’ils utilisent leur esprit au service de la justification et de la satisfaction de ces désirs, passions ou intérêts. Ils raisonnent donc beaucoup mais la logique qu’ils mettent en œuvre est une logique passionnelle. Ils n’utilisent pas leur raison pour examiner si les définitions sur lesquelles se fondent leur discours tiennent rationnellement la route, ou si les croyances qu’ils défendent ont une cohérence et une légitimité. Ils l’utilisent pour prouver une vérité posée extérieurement à la raison par une instance hétérogène à sa nature (désir, intérêt, parti pris confessionnel, situation de classe etc.). La raison est donc aveuglée et aliénée. Elle n’est pas libre pour un exercice autonome car elle est instrumentalisée.

   Cette instrumentalisation de la raison, au service de fins ou de principes révélant la toute-puissance de notre part irrationnelle est proprement immorale pour le philosophe. Pour lui, la raison est ce qui fait la dignité de l’homme et ce qu’il doit honorer pour respecter sa propre humanité. Mais cela passe par un travail de soi sur soi consistant dans une ascèse. S’affranchir intérieurement de ce qui nous maintient prisonnier, libérer l’œil de l’âme de la prison du corps pour reprendre les métaphores platoniciennes. Platon parle de purification, de catharsis. Opération douloureuse dont il ne cache pas qu’elle suppose de bonnes dispositions naturelles.  Si nature n’aide pas un peu, dirait Montaigne, il est vain de croire que cette tâche soit à la portée des hommes. Socrate s’employait avec l’ironie à la rendre possible. En confrontant ses interlocuteurs à leurs contradictions, il démasquait la vérité de l’opinion qui consiste à confondre le vrai avec ce qu’il nous est utile, avantageux ou plaisant de croire tel. Il mettait en évidence que l’empire de la doxa est l’empire en chacun de nous de ce qu’il faut mettre hors-jeu pour commencer à comprendre ce que penser veut dire. Mais le sens de l’ironie n’est pas épuisé par cette fonction critique. Elle est inséparable de la maïeutique c’est-à-dire d’une stratégie dont l’enjeu est de révéler chacun à la vérité de lui-même. Il s’agit de découvrir qu’on est une âme, que celle-ci est la seule autorité à respecter et que rendue à la maîtrise d’elle-même, elle est le temple de la vérité. Voilà pourquoi il comparaît son art à celui de sa mère Phénarète. Comme elle accouchait les corps en sa qualité de sage-femme, il est un accoucheur des esprits.

   Inutile de préciser qu’on rencontre ici la condition la plus difficile à réaliser. C’est elle qui trace la frontière entre un authentique esprit philosophique et des esprits très puissants intellectuellement mais étrangers à l’intentionnalité philosophique.

 Ces esprits très puissants, jouissant sur la scène sociale d’un pouvoir redoutable s’appelaient, à l’époque de Socrate, les sophistes. Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos, Thrasymaque, etc. dont les noms sont familiers à tout lecteur de l’œuvre platonicienne sont des grands représentants de la pensée sophistique. Tous sont étrangers à Athènes où ils s’installent périodiquement pour enseigner en se faisant payer très cher leurs leçons. Socrate fut accusé d’être l’un des leurs, et pourtant, tel que Platon le présente dans ses Dialogues, il dramatise l’opposition radicale de la philosophie et de la sophistique.  Ce qui nous conduit à souligner qu’historiquement la philosophie émerge d’une double rupture :

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4)      Pensée sophistique-pensée philosophique.

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  L’enseignement des Sophistes est difficile à unifier. Jaeger souligne que tous ont un point commun,  « tous professaient l’arétê (la vertu) politique, et tous souhaitaient l’inculquer en augmentant les capacités intellectuelles par l’exercice – quelle que soit la façon dont celui-ci était compris ». Paideia. §3 du L. II.

  On a dit, précise-t-il encore « qu’ils furent les fondateurs de la science éducative. Ils créèrent en effet la pédagogie et, de nos jours encore, la culture intellectuelle suit dans une large mesure les voies qu’ils ont tracées » Ibid.

  En un certain sens, ils sont les fondateurs de l’humanisme. C’est très clair dans le récit du mythe de Prométhée que Platon fait prononcer par Protagoras dans le dialogue éponyme. Protagoras montre que la nature de l’homme est de produire de la culture grâce à son intelligence technicienne et morale. D’où la nécessité de développer les compétences polytechniciennes, ce à quoi s’emploie le sophiste Hippias dont l’objectif est sans doute, contre la caricature qu’en fait Platon dans Hippias min., 367a.368a-d, d’enseigner les règles générales des arts (art = savoir-faire). Nécessité aussi d’exploiter les ressources de la parole car le langage est l’instrument de la pensée et la parole, le moyen par lequel les hommes exercent un empire les uns sur les autres. Gorgias, par exemple, raconte que si l’art de son frère médecin est de faire un diagnostic et de prescrire un traitement, c’est son art à lui de persuader le patient d’écouter les conseils de celui qui possède la science. Et à l’Assemblée du peuple, si l’expert militaire ou juridique n’a pas d’éloquence, le démagogue, expert en art oratoire, aura tôt fait d’emporter les suffrages. L’éducation sophistique repose donc à la fois sur l’accent mis sur les techniques et sur la parole, les deux attributs de la nature humaine.

  Platon est d’une extrême sévérité avec la paideia (éducation) sophistique. Il accuse, dans Le Sophiste, ces maîtres d’un nouveau genre d’être des « faiseurs de prestiges ». Le procès porte sur deux points essentiels. D’une part sur l’idée que le sophiste sait parler d’un art mais ne le possède pas, d’autre part sur l’idée que le logos a une autre vocation que celle que lui assignent les sophistes. Platon leur reproche avant tout d’être des faiseurs d’opinion et sous le nom d’éducation de ne pas se préoccuper d’une authentique éducation intellectuelle et morale.

   Le différend apparaît clairement dans l’opposition Protagoras – Socrate. Mais tous les dialogues platoniciens mettent en scène l’altérité de deux manières de concevoir l’homme et sa vocation.

    Là est le point essentiel où l’esprit philosophique s’affirme dans son originalité au risque d’être incompris de la plupart. Car aujourd’hui, comme hier, les hommes se sentent plus chez eux en compagnie de Protagoras que de Socrate et dans le conflit opposant l’un à l’autre, c’est Protagoras qui a gagné.

   Qu’enseignait donc ce dernier pour être si typique de notre modernité ?

   Il soutenait que « l’homme est la mesure de toutes choses ».

   Si cette affirmation voulait dire qu’il n’y a pas d’autre autorité que la raison humaine pour décider ce qu’il en est du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, ce n’est pas Socrate qui s’en plaindrait. Sa mission n’est-elle pas de la restaurer dans ses droits à la critique et à l’établissement de la vérité ? Mais voilà, lorsque Socrate parle de la raison, il pense à tout autre chose que ce qu’entend par là le sophiste. Pour ce dernier, la raison est une faculté subordonnée. Elle n’est qu’un simple moyen d’argumentation et de raisonnement au service des passions et des intérêts des uns et des autres. Pour Socrate, bien loin de n’être que ce vulgaire outil, elle est une instance sui generis, une faculté des principes et des fins dont l’homme doit respecter les exigences pour se porter à la hauteur de la dignité qu’elle lui confère. « L’homme, c’est l’âme », dit-il, pour signifier que la raison définit une dimension de supériorité ontologique irréductible à la dimension empirique dans laquelle Protagoras prétend circonscrire l’humaine nature.

   L’alternative est ici sans équivoque :

   Car si la particularité empirique est indépassable chacun est condamné à voir le monde à travers son prisme, et la raison n’ayant pas d’autonomie possible, il faut renoncer à l’idée d’une vérité universelle et éternelle. Il  y a autant de manières de se représenter les choses que de sujets parlants, autant de réels que de sujets qui s’en emparent. A chacun sa vérité. Le conflit des opinions est un destin. Comme le dit le proverbe : « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Protagoras défend donc l’option subjectiviste et relativiste en matière de vérité. Tout au plus est-il permis de dire que certaines idées sont plus utiles que d’autres par rapport aux besoins ou aux intérêts majoritaires.

  S’il en est ainsi, la tâche des hommes n’est pas de chercher la vérité, de s’appliquer à discriminer le vrai du faux, elle est d’apprendre à rendre socialement puissantes les idées les plus utiles et cela passe par la maîtrise de la parole. Les sophistes enseignent donc la rhétorique ou art d’argumenter en étant capables de soutenir avec autant d’habileté une idée et le contraire de cette idée. Ils enseignent, au fond, un art de la parole désolidarisé du souci de la vérité et de la valeur c’est-à-dire une technique de pouvoir.

   Que la pratique sophistique du discours soit antinomique de la pratique socratique, les analyses précédentes l’ont amplement établi. Mais alors la question est de savoir si l’on peut suivre le philosophe dans ses présupposés. Car il est bien vrai que les opinions sont souveraines parmi les hommes et que s’ils parviennent parfois à surmonter leurs différends, c’est moins par la vertu de l’examen rationnel que par la soumission à la règle politique de la démocratie. Celle-ci stipule en effet que là où les membres d’un groupe  ne peuvent pas s’entendre, le conflit est tranché par le principe majoritaire. Bienheureuse institution permettant de surmonter la violence des affrontements humains par une autre voie que le recours aux armes ! Mais enfin une majorité n’est jamais qu’une force et ce n‘est pas parce qu’on est le plus fort  qu’on a nécessairement raison. En ce sens, la démocratie ne fait pas sortir du rapport de force. Or qu’on le veuille ou non jamais la raison ne pourra consentir à s’incliner sur l’autel la force. Parce qu’elle est l’instance nous permettant de nous représenter le droit, elle aspire à en assurer le règne sans autre recours que ses seules ressources. Voilà pourquoi le philosophe est l’homme qui en appelle à la raison de l’autre pour rompre avec la violence idéologique et politique. Il rêve d’une cité où le dialogue, conduit dans le silence des passions et l’ascèse des intérêts et des désirs, pourrait unir les hommes dans un monde commun. Car, à bien y réfléchir, ce monde commun n’est pas un fantasme de songe-creux. La mathématique atteste sans réserve de sa possibilité dans la mesure où sa vérité a une universalité et une éternité n’ayant pas d’autre fondement que la nécessité rationnelle. Pourquoi la raison qui est l’instrument de mesure commun en mathématique, ne pourrait-elle pas l’être pour d’autres objets que les nombres ou les figures géométriques ? Certes le très réaliste Hobbes reconnaissait que si la vérité mathématique était, comme la question du juste et de l’injuste, l’otage des passions et des intérêts humains, il y a fort à parier que les hommes la discuteraient avec une violence et une partialité comparables à celles dont ils font preuve d’ordinaire. Et il a raison. Si l’on s’en tient au fait, les Protagoras, les Hobbes voient juste. La lutte des intérêts, la violence des oppositions,  l’instrumentalisation idéologique du raisonnement sont bien, aujourd’hui comme hier, une donnée observable.

   C’est absolument incontestable et pourtant cela ne signifie pas qu’il faille cautionner le fait comme si ce qui est devait être la mesure de ce qui peut être et même de ce qui doit être. Car rien n’autorise à réduire l’homme à sa dimension empirique et à nier qu’il a la possibilité de transcender les limites dans lesquelles les sophistes se plaisent à l’enfermer. Seule la mauvaise foi peut nous conduire à nier que la raison est, en nous, un pouvoir de transcendance.

  Comment, si ce n’était pas le cas, aurait-on pu écrire une Déclaration universelle des droits de l’homme ? N’a-t-il pas fallu pour cela rompre avec la clôture ethnocentrique que tous les idolâtres de la détermination ethnique de l’humaine condition proclament indépassable en fait et illégitime en droit? C’est le pouvoir de transcendance de la raison et lui seul qui permet à chaque membre d’une culture de s’arracher à son enracinement culturel, d’initier un rapport critique aux valeurs et aux significations particulières à son groupe, d’en dénoncer l’unilatéralité et de promouvoir l’idée de valeurs et de significations universalisables en droit. Le rationalisme des Lumières est né sur le sol européen mais il n’est pas l’expression de la particularité de la culture occidentale, il est l’honneur du genre humain.

   De même, c’est ce  pouvoir de transcendance qui permet à chacun, pour peu qu’il en fasse l’effort, de prendre conscience de son désir, de s’affranchir de sa loi afin de ne plus confondre ce qui est vrai selon la norme de l’esprit avec ce qui semble tel selon la norme des affects.

   Ou bien encore, c’est ce pouvoir qui est en jeu dans la possibilité de tous de s’élever au-dessus de la partialité de leurs intérêts, d’en déterminer les justes requêtes et de se soucier de leur conciliation afin que l’intérêt des uns ne soit pas le tombeau de celui des autres.

   C’est dire que Socrate nous demande d’envisager la raison comme l’équivalent pour les questions de sens et valeur de l’instrument de mesure mathématique pour les quantités. Il nous demande de faire amitié par l’esprit et de subvertir par là notre rapport à la vérité et aux autres. Il ne s’agit plus de se croire en possession du vrai mais de le chercher ensemble, sa pierre de touche n’étant pas les vaines prétentions des uns et des autres mais seulement l’accord des esprits.

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5)      La sagesse philosophique comme alternative à la violence.

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   La mission socratique se révèle ici comme mission de réconciliation des hommes au sein d’une communauté raisonnable.

   Mission utopique, dit le pessimiste. La nature passionnelle est bien plus puissante en l’homme que sa nature rationnelle. Pire, l’idée d’une transcendance possible de l’esprit est une illusion idéaliste. On n’a pas attendu les philosophies du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud) pour instruire le procès de la raison conçue comme instance universelle et transcendante.  C’était déjà le fonds de commerce de la sophistique. La crise de la raison est aussi vieille que l’émergence de son magistère. On a l’impression que la raison n’a jamais vraiment pu imposer son autorité et qu’elle n’a déstabilisé celle de la tradition ou de Dieu que pour livrer les sociétés à l’anarchie rationaliste. Le moindre forum de discussion en témoigne de manière criante. Les capacités d’argumentation et de démonstration de l’esprit sont mobilisées à tout va et les idées les plus folles ne manquent pas de défenseurs talentueux, très habiles dans l’art de leur conférer une vraisemblance.

   Mission difficile, répond le philosophe, mais non mission impossible. Car ce qui rend possible un vrai dialogue entre les hommes n’est pas différent de ce qui rend possible l’activité pensante. Une formation intellectuelle rigoureuse certes, dépendant de la responsabilité des sociétés, mais surtout une conversion intellectuelle et morale qui est à la portée de tout être doué d’un esprit. Seules deux conditions sont requises:

   Aux antipodes de l’homme qui est prisonnier du doxique, le penseur est donc l’homme qui se met à distance d’un contenu de pensée, l’examine en se faisant à lui-même les objections que les autres pourraient lui faire s’ils étaient présents. La pensée procède, à l’instar de la discussion avec l’autre, par questions et réponses dans une démarche dont l’enjeu est de surmonter une difficulté théorique. Car s’il n’y avait pas de problème initial, si tout était clair à l’esprit humain au point d’être tous d’accord, il n’y aurait pas besoin de faire la lumière. La pensée est donc dialogique par essence parce qu’elle est aux prises avec le problématique.

   Voilà pourquoi :

   La deuxième maxime est particulièrement significative. L’étroitesse d’esprit est le propre de celui qui ne parvient pas à se libérer de ses œillères parce qu’il est  incapable de s’ouvrir à l’altérité. L’unilatéralité de son regard, la déterminité de sa situation le condamnent à s’enfermer dans une sorte de mythologie personnelle ou communautaire. Il manque de la plus élémentaire sagesse consistant à s’assurer de la rectitude de son propre entendement, par le détour de l’entendement des autres ou le point de vue de l’universel.

   Il s’ensuit que la méthode de la pensée est la dialectique ou l’art du dialogue élevé à la dignité d’un procédé de réflexion. Une question appelle des réponses que l’examen conduit à problématiser patiemment jusqu’au point où, ayant séparé le bon grain de l’ivraie, on peut s’entendre sur des vérités communes. Moment toujours émouvant que celui où l’on fait l’expérience de la transcendance de la vérité ou de la raison. Elle est la révélation d’un « nous » en lieu et place de « toi » et de « moi ». St Augustin a dit cela merveilleusement : « Quand nous voyons l’un et l’autre que ce que tu dis est vrai, quand nous voyons l’un et l’autre que ce que je dis est vrai, où le voyons-nous, je te le demande ? Assurément ce n’est pas en toi que je le vois, ce n’est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vérité qui est au-dessus de nos intelligences ». Les Confessions, XII, XXV, 35, Pléiade I, p. 1079.

   Les réussites de la réflexivité ou régression dialectique ne doivent pas néanmoins faire oublier ses demi-échecs. Il arrive en effet qu’elle débouche sur des apories, c’est-à-dire sur des impasses théoriques comme on le voit dans les dialogues de Platon que nous appelons « socratiques ».  Plus fidèles à la pratique du Maître que d’autres, ils sont des dialogues aporétiques. Loin d’aboutir  à une conclusion positive, ils confrontent l’esprit à sa propre impuissance. Ce qui n’est pas une moindre connaissance qu’une autre car, comme l’écrit Descartes, si l’on découvre que «la connaissance cherchée dépasse entièrement la portée de l’esprit humain, [on] ne s’en jugera pas pour autant plus ignorant, puisque ce n’est pas une moindre science de savoir cela que de savoir quoi que ce soit d’autre». (Règle VIII des Règles pour la direction de l’esprit).

   Reste que par la dimension aporétique de son discours, Socrate est plus modeste que son disciple Platon. Pour celui-ci, la dialectique est la méthode de la science, le moyen de s’élever des connaissances sensibles ou doxiques aux Idées ou intelligibles purs que l’âme peut saisir intuitivement au terme de l’ascension dialectique.

   L’expérience invite à moins de prétentions. Si la réflexion permet de rompre avec le dogmatisme de l’opinion, ce n’est pas pour lui substituer un dogmatisme philosophique. Certes les grandes philosophies déploient des possibles de la raison dans de majestueux édifices donnant la mesure de la puissance intellectuelle de certains esprits. Mais chaque penseur recommence toujours l’aventure même s’il est vrai qu’aucun ne part de zéro et ne peut se permettre de penser à la suite de tel monument de la philosophie comme on le faisait avant. Reste qu’il n’y pas de savoir absolu en philosophie. Ce qui n’est pas une manière de cautionner le scepticisme. Le philosophe est comme le savant. C’est un douteur mais comme Claude Bernard disait que le savant doute de tout sauf de la science, le  philosophe doute de tout sauf des vertus de l’examen pour éclairer le jugement et fonder des vérités raisonnables.

    En disant vérité raisonnable, on ne dit pas vérité indiscutable. Il faudrait pour cela que la démarche rationnelle pût se fonder elle-même ou que le témoignage que la raison se rend à elle-même au terme de l’examen fût l’affaire de tous.  Or la démarche philosophique (pas plus d’ailleurs que la méthode scientifique) ne peut se prévaloir d’une telle assurance. L’une et l’autre reposent sur un irrationnel de fondement consistant à faire de la raison la seule mesure en matière de vérité. Mais impossible de démontrer la validité de ce présupposé car toute démonstration suppose ce qui est à démontrer à savoir que le respect des principes logiques et des principes rationnels est nécessaire pour assurer la rectitude de la pensée.

   En témoigne l’impuissance du philosophe rationaliste à convaincre, celui qui disqualifie la raison dans cette prétention et considère que seule la soumission à une autorité divine est une voie de salut. En ce sens, l’antinomie des voies ouvertes par Athènes et par Jérusalem est irréductible. Et la pluralité humaine en suppose bien d’autres, portant sur les questions de sens, de justice, de bien et de mal, d’utile et de nuisible. Pour élucider une question, plusieurs principes peuvent parfois être formulés, chacun ayant sa légitimité. Par exemple, on peut soutenir qu’une répartition sociale juste des honneurs, des pouvoirs et des richesses est une répartition égalitaire, ce principe étant fondé sur l’idée que les hommes sont égaux en dignité, quels que soient leurs talents et leur mérite. Mais on peut aussi considérer qu’il est injuste de traiter également des êtres inégaux en talents et en mérite et donc qu’il revient de rendre à chacun ce qu’il mérite. Est-il possible de surmonter le différend entre les partisans d’un ordre social égalitariste et un autre hiérarchique ?

   Rationnellement non. On est en présence ici d’un indécidable rationnellement parlant puisqu’on ne peut pas démontrer qu’un principe est plus rationnel que l’autre. Les deux ont leur légitimité du point de vue de l’esprit.

   Mais raisonnablement, on peut comprendre que cette égale légitimité fonde l’obligation de faire droit à leurs requêtes en s’efforçant de les concilier. Le principe égalitaire exige de conférer à tous les membres d’un groupe les mêmes droits et devoirs de base. Tous les citoyens sont égaux en droits. Une voix vaut une voix. Chacun peut également à tout autre prétendre au respect des libertés fondamentales (expression, pensée, circulation, protection etc.)  Le principe hiérarchique invite à ne pas se limiter à une définition abstraite de l’être humain et à tenir compte des caractéristiques concrètes des uns et des autres. Dans toutes les activités certains sont plus efficaces socialement que d’autres, plus talentueux. Ce serait leur faire injustice que de ne pas  proportionner les biens aux talents et aux mérites pour autant que ceux-ci ne dépendent que de la responsabilité des personnes, ce qui suppose de se préoccuper de réaliser socialement l’égalité des chances.

   On pourrait développer le même raisonnement à propos de l’antinomie du principe de liberté et du principe d’égalité ou bien à propos du débat actuel sur l’ouverture du mariage aux homosexuels.

   Ces exemples suggèrent que les problèmes sont complexes et que la faute consiste toujours à s’enfermer dans une position unilatérale. Ce qui est le risque de celui qui s’en tient à un usage strictement formel de la raison. Dès lors que celle-ci ne veut pas sortir de l’évidence du principe qu’elle a posé et de la rigueur des déductions rationnelles qui en découlent, elle devient sourde à l’ambiguïté des choses, aux contraintes du réel, à la pluralité humaine, et plus fondamentalement à l’exigence morale. Il s’ensuit que le souci d’être rationnel ne doit pas nous dispenser de nous efforcer d’être raisonnables. Et il faut sans doute suivre Gabriel Marcel lorsqu’il dit que : « L’homme raisonnable est peut-être avant tout et fondamentalement celui qui perçoit les limites de la raison ». (Le déclin de la sagesse, page 89).

   Voilà pourquoi la sagesse philosophique exige le sens de la mesure et le refus de toute forme d’intégrisme rationnel. Elle implique une sorte de révélation, qui est davantage assignation à une tâche critique  qu’à des certitudes dogmatiques, fussent-elles fondées rationnellement.

    En ce sens Russell rend justice à la philosophie lorsqu’il dit que sa valeur réside dans son incertitude même. Incertitude, rappelons-le, sur ses résultats, non sur sa fonction libératrice de la bassesse et de la bêtise et sur sa capacité de faire exister une communauté d’êtres raisonnables unis par la conscience de la sagesse qui leur manque et par la volonté d’en honorer ensemble les exigences.

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B)   La sagesse comme idéal pratique.

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   Si cette partie faisait l’objet d’un approfondissement comparable à celui de la partie précédente, cette présentation de la nature de l’intentionnalité philosophique risquerait d’être indigeste.

   Je me contenterai donc de quelques remarques succinctes.

   On a compris que le philosophe est l’homme se sentant tenu d’honorer les exigences de l’esprit en tant qu’il est pour lui le fondement de la dignité humaine et une instance universelle et transcendante à la hauteur de laquelle il doit se porter. Or vivre, ce n’est pas seulement penser, connaître, juger, c’est aussi agir, se projeter d’une certaine manière dans le monde, tendre vers des fins dont nous espérons le bonheur. Il s’ensuit que, comme la sagesse théorique est la vertu de l’esprit dans ses opérations intellectuelles et ses prétentions à la connaissance, la sagesse pratique est celle de l’homme dans la conduite de sa vie.

   Dans les deux cas, il s’agit de se souvenir que nous sommes un être doué de raison et que cela fonde des obligations.

  « La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument car noblesse oblige » affirme Alain, dans la Septième lettre sur Kant.

   Dans ses exhortations à ses concitoyens, Socrate ne dit pas autre chose. Avoir le souci de son âme, voilà ce qui devrait être la grande affaire de l’homme. « Je n’ai pas en effet d’autre but, en allant par les rues que de vous persuader, jeunes et vieux, qu’il ne faut pas donner le pas au corps et aux richesses et s’en occuper avec autant d’ardeur que du perfectionnement de son  âme. Je vous répète que ce ne sont pas les richesses qui donnent la vertu, mais que c’est de la vertu que proviennent les richesses et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à l’Etat » Apologie de Socrate, 30b.

   Il ne faut pas déchiffrer ce propos comme une invitation à l’ascétisme. Les besoins de notre nature animale ont leur légitimité, l’aisance matérielle aussi mais ils ne doivent pas constituer l’horizon de la vie au point de leur sacrifier les exigences spirituelles et morales et de compromettre les biens supérieurs de l’existence humaine que sont : la liberté, le bonheur et la moralité.

   Le propos socratique n’a donc pas d’autre vocation que d’inciter chacun à mettre de l’ordre dans son être et son action afin de dessiner en soi et hors de soi le visage de l’humaine nature dans ce qui fait sa supériorité ontologique.

   Pas plus qu’il n’est né pour se complaire dans l’ignorance et la minorité intellectuelle, l’homme  n’est fait pour subir une autre loi que celle qu’il peut se donner par sa raison. Il lui faut donc s’affranchir de la servitude de sa nature sensible, pour libérer conjointement l’exercice de son esprit des aveuglements passionnels et sa façon d’être de l’écueil de la violence et de l’indignité. Par là on comprend que la sagesse théorique et la sagesse pratique sont interdépendantes. L’une ne va pas sans l’autre, l’erreur et la faute procédant toujours de la subversion de l’exigence raisonnable par une autre loi que la sienne qu’il s’agisse de celle des désirs, des passions ou des intérêts.

   Ce souci de donner une expression raisonnable à la part irrationnelle de sa nature est le propre de l’amoureux de la sagesse.  Il expérimente que c’est là sa tâche. Les Grecs disent son ergon. Pour eux, chaque être de la nature a une fonction qu’il est le seul à pouvoir remplir et ils appellent vertueux celui qui l’accomplit dans son excellence. Ainsi comme la vertu de l’œil est de bien voir, la vertu de l’homme est de déployer sa faculté raisonnable dans son excellence sous la forme des vertus intellectuelles et des vertus morales.

    Les unes et les autres supposent le courage de sauver dans toutes les occurrences de la vie les valeurs de l’esprit : la vérité sur le plan théorique, le meilleur et le juste sur le plan pratique. Et il est aussi difficile de se conduire avec le sens de la justice, qu’il l’est de penser avec justesse. Car nul n’est immédiatement enclin à mettre un point d’arrêt à l’expansion de sa propre existence pour reconnaître l’égal droit des autres à exister. Nul, non plus, ne comprend spontanément que livré à son dynamisme aveugle, le désir ignore la loi du réel, veut tout soumettre à son caprice et condamne plus sûrement au malheur qu’au bonheur. La réflexion, seule, libère de cette « folie » et rend possible une vie bonne et heureuse :

 

   Il est donc juste de dire, et l’expérience philosophique en témoigne chaque jour en la personne du philosophe, que la sagesse est la méthode de la vie bonne et heureuse. Mais la conclusion doit rappeler le message de l’introduction. Le philosophe n’est pas le sage. Il n’appartient pas aux hommes de jouir de la plénitude et de la félicité des dieux, seulement de tendre vers elles.

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NB : Dans son souci d’élucidation des questions qu’il affronte, le philosophe utilise ou crée des concepts qu’il emploie dans un sens épuré des confusions de la langue commune. Il importe de s’approprier avec rigueur les concepts philosophiques. Cette présentation de la philosophie suppose la maîtrise des concepts suivants :

–          Opinion ou doxa.

–          Idéologie – science – philosophie.

–          Activité libérale – activité utilitaire.

–          Logos – mythe.

–          Pensée sophistique – pensée philosophique.

–          Rationnel – raisonnable.

–          Dogmatisme – scepticisme – rationalisme critique.

–          Vertu.

 NB: Ces concepts font l’objet d’analyses sur ce blog. Il suffit d’utiliser l’index pour les retrouver.