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Pourquoi la guerre entre Etats n’entraîne-t-elle pas de facto le chaos et l’anarchie? Carl Schmitt.

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   Dans l’article précédent, je me demandais pourquoi l’état de nature entre les Etats n’est pas comme l’état de nature entre les individus, un état invivable contraignant les hommes à en  sortir en instituant les conditions juridico-politiques d’un dépassement de la guerre. Si tel était le cas, on pourrait en effet espérer une solution au problème de la guerre. Car il est vain d’en fonder la possibilité sur la capacité morale des hommes. Ce n’est pas celle-ci qui détermine massivement leur conduite, pas davantage la conscience de leur intérêt bien compris. Mais il est permis de croire que la nécessité vitale peut obtenir d’eux des miracles. Voilà pourquoi, Kant considérait que s’il doit y avoir une solution à la guerre, celle-ci ne pourra qu’être extorquée par la détresse dans laquelle une guerre particulièrement dévastatrice plongera l’humanité entière. Il ne s’agit pas de dire qu’une telle catastrophe est souhaitable, il s’agit simplement de se demander pourquoi tant que la guerre est une relation d’Etat à Etat, elle n’a pas les dimensions d’une guerre d’anéantissement généralisé comme pourrait le devenir une guerre civile à l’échelle mondiale. Elle a un caractère limité rendant possible un traité de paix entre vainqueurs et vaincus. D’où la question : comment comprendre que les guerres interétatiques, telles qu’elles se sont produites jusqu’à la fin du 19ème siècle aient eu ce caractère limité ?

   Les analyses de Carl Schmitt sur ce point m’ont paru très éclairantes.

   ( Avertissement: Je sais bien que cet auteur est considéré comme un auteur sulfureux dans la mesure où il s’est compromis avec le nazisme. Mais ce n’est pas parce qu’un homme a commis de graves erreurs de jugement (en particulier celle de croire qu’Hitler serait le sauveur du droit public européen alors qu’il en a été le fossoyeur) qu’il ne faut pas rendre justice à la fécondité de son oeuvre théorique. Je considère donc que les engagements condamnables d’un auteur ne doivent pas faire oublier ses vertus. Et de toute évidence, si les thèses de Schmitt étaient à mettre à la poubelle, elles ne seraient pas discutées par de très grands auteurs et ne feraient pas l’objet d’un nombre d’études universitaires proliférantes.)

   Une idée-force de cet auteur est d’établir que la question de la guerre est liée aux formes concrètes de l’existence politique. Celles-ci n’ont pas toujours eu la forme de l’Etat. Avant l’émergence de ce mode d’organisation politique, il y a eu les cités grecques, l’empire romain, la république chrétienne par exemple, chacun définissant la guerre et la conduisant de manière différente. C’est au sortir du Moyen-Âge, que l’Etat se construit sur les ruines de l’empire romain et de la république chrétienne donnant naissance, sur le plan international, à ce que Schmitt appelle le droit public européen et dont le leitmotiv de son œuvre est de montrer que cette époque est, depuis la guerre de 14 et le calamiteux traité de Versailles, une époque révolue. Désormais un autre nomos de la terre s’impose dont le propre est de renouer avec les théories antérieures de la guerre juste, avec les conséquences exterminatrices qui en découlent, dès lors que l’ennemi n’est plus identifié comme un ennemi juste mais comme un criminel.

   Une autre idée-force est de montrer que ces formes ne sortent pas abstraitement de la tête des hommes. Elles doivent être rapportées originairement à ce que Schmitt appelle « les prises de terre », actes fondateurs qui, dans un espace délimité donné déterminent un ordre. Cet acte originel est ce que Schmitt dénomme le nomos de la terre. Nomos qui n’est pas fixé une fois pour toutes parce qu’il renvoie à un ordre concret, historiquement déterminé, et mouvant comme l’est l’aventure des hommes dans le temps. « Il va de soi que de tels événements constituants ne se produisent pas tous les jours ; mais il ne s’agit pas non plus seulement d’affaires relevant d’époques révolues qui n’intéresseraient maintenant plus que l’archéologue ou l’antiquaire. Tant que l’Histoire universelle n’est pas conclue et reste encore ouverte et en mouvement, tant que les choses ne sont pas fixées et pétrifiées à jamais, autrement dit, tant que les hommes et les peuples ont encore un avenir et pas seulement un passé, un nouveau nomos naîtra dans les formes toujours nouvelles que prendra le cours de l’Histoire. Il s’agit donc pour nous du fait fondamental de partition de l’espace, essentiel à chaque époque historique, de la conjonction structurante de l’ordre et de la localisation dans la coexistence des peuples sur une planète désormais mesurée scientifiquement. C’est en ce sens que nous parlerons du nomos de la terre. Car chaque nouvelle époque et chaque ère nouvelle de la coexistence des peuples, des empires, des pays, des hommes au pouvoir et des puissances de toute sorte se fondent sur de nouvelles divisions spatiales, de nouvelles délimitations et de nouveaux ordres spatiaux de la terre » Le nomos de la terre, traduit par Lilyane Deroche-Gurcel, Puf, Quadrige, 2001, p.83.

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TEXTE

      «Le Jus publicum europaeum

L’Etat comme donnée de base d’un nouvel ordre spatial interétatique et européo-centrique de la terre. 

   L’apparition d’immenses espaces libres et la prise territoriale d’un nouveau monde ( Schmitt fait allusion aux Grandes Découvertes des XV° et XVI° siècles) rendirent possible un nouveau droit des gens européen de structure interétatique (interstatale). L’époque interétatique du droit des gens, qu’il faut faire aller du XVI° à la fin du XIX°, vit s’accomplir un véritable progrès du fait que la guerre européenne fut limitée et circonscrite. Ce grand succès ne peut s’expliquer ni par les formules médiévales traditionnelles de la guerre juste, ni par des concepts du droit romain. Il ne put se réaliser que grâce à l’apparition d’un nouvel ordre spatial concret, un équilibre des Etats territoriaux du continent européen dans leur interaction avec l’Empire maritime britannique, sur l’arrière-plan d’immenses espaces libres. La naissance sur le sol européen d’une pluralité de structures de pouvoir territorialement cohérentes, dotées de gouvernements et d’administrations uniformément centralisés et de frontières fixes, fournit les supports adéquats d’un nouveau jus gentium. L’ordre spatial concret créé par l’Etat territorial conféra au sol européen un statut spécifique en droit des gens, et ceci tant en lui-même que face à l’espace de la mer libre ou face à tout sol non européen d’outre-mer. Cela a rendu possible pour une durée de trois cents ans un droit des gens commun, non plus ecclésiastique ni féodal, mais précisément étatique.

     a) La guerre civile surmontée par la guerre sous forme étatique

    La première rationalisation produite par la structure spatiale appelée «État », consista, en politique intérieure et extérieure, à déthéologiser la vie publique et à neutraliser les antagonismes de la guerre civile confessionnelle. Cela signifiait que les factions supraterritoriales des guerres civiles des XVI°, XVII° siècles étaient éliminées. Les guerres civiles confessionnelles cessèrent. Les antagonismes entre partis confessionnels furent surmontés par une décision de droit public, décision non plus ecclésiastique, mais étatique et de police étatique, sur le domaine territorial de l’État, par la volonté même de l’État. Pour le nouvel ordre interétatique du continent européen qui se met en place depuis la prise territoriale du Nouveau Monde par l’Europe, et pour ses guerres intra-européennes, cette déthéologisation eut une conséquence manifeste : la guerre se trouvait rationalisée et humanisée, et partant circonscrite en vertu du droit des gens. Comme nous le verrons, cette limitation provient du fait que le problème de la guerre juste est dissocié de celui de la justa causa, et soumis à des catégories juridiques formelles.

   Que la guerre fût devenue en toute rigueur une guerre menée entre États européens souverains comme tels, autorisée par l’Etat et organisée par l’État, fut un exploit européen. Ainsi furent surmontés les ergotages confessionnels obstinés qui dans les guerres de religion des XVI° et XVII° siècles avaient fourni les motifs des pires cruautés et la dégradation de la guerre en guerre civile. Même au Moyen Age, lorsqu’il existait encore une autorité spirituelle commune, le côté dangereux de la doctrine de la guerre juste était apparu. Le concile du Latran de 1139 avait tenté de restreindre la guerre entre princes et peuples chrétiens en interdisant l’usage de flèches et de catapultes à longue portée. Cette interdiction est souvent citée et assez bien connue. Moins connu, mais bien plus significatif est le fait que la glose rendit aussitôt problématique l’efficacité de l’interdiction et la  tourna même en son contraire en ne l’appliquant qu’à la guerre injuste, tandis que dans la guerre juste tous les moyens seraient permis au juste parti. La connexion entre guerre juste et guerre totale y est déjà perceptible. Les guerres des partis confessionnels des XVI° et XVII° siècles avaient révélé ensuite la connexion tout aussi importante de la guerre juste et totale avec la guerre intestine, la guerre civile.

   C’est aux deux, à la guerre de religion et à la guerre civile, que s’oppose la guerre purement étatique du nouveau droit des gens européen, afin de neutraliser les antagonismes des partis et de les surmonter par là même. La guerre devient dès lors une guerre en forme, et cela uniquement parce qu’elle devient une guerre entre États européens comme tels, clairement délimités quant à leur surface, un conflit entre des unités spatiales figurées comme des personae publicae qui forment la « famille » européenne sur le sol européen commun et qui sont par là en mesure de se reconnaître mutuellement comme justi hostes. La guerre peut devenir ainsi quelque chose d’analogue à un duel, un recours aux armes entre les personae morales définies territorialement qui constituent entre elles le Jus publicum Europaeum en se partageant entre elles le sol de l’Europe, tandis que le reste non européen du sol de la terre est traité, au sein de cet ordre de l’espace déjà global mais encore entièrement européo-centrique, comme libre, c’est-à-dire comme librement occupable par des Etats européens. Le sol européen devient d’une manière particulière le théâtre de la guerre, le theatrum belli, l’espace délimité où des armées autorisées par l’Etat et organisées militairement mesurent leurs forces sous les yeux de tous les souverains européens.

   En comparaison de la brutalité des guerres de religion et de partis, qui sont par nature des guerres d’anéantissement où les ennemis se discriminent mutuellement comme des criminels et des pirates, et en comparaison des guerres coloniales, qui sont menées contre des peuples « sauvages », cela représente une rationalisation et une humanisation des plus considérables. Aux deux parties belligérantes revient au même titre le même caractère étatique. Les deux parties se reconnaissent comme États. Par là même il devient possible de distinguer entre l’ennemi et le criminel. La notion d’ennemi devient susceptible de prendre une forme juridique. L’ennemi cesse d’être quelque chose qu’ «il faut anéantir ». Aliud est hostis, aliud rebellis. Par là même un traité de paix avec le vaincu devient possible. Voilà comment le droit des gens européen est parvenu à circonscrire la guerre à l’aide du concept d’État. Toutes les définitions qui exaltent l’État et qu’on ne comprend plus guère de nos jours remontent à cette grande réalisation, même si dans des contextes ultérieurs elles peuvent être utilisées à mauvais escient et paraître déplacées. Un ordre juridique international qui se fonde sur la liquidation de la guerre civile et qui circonscrit la guerre en la transformant en duel entre États européens s’est en effet légitimé comme le règne d’une raison relative. L’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement.

   Le concept de justus hostis crée aussi la possibilité d’une neutralité d’Etats tiers fondée en droit des gens. Cela aussi contribue à neutraliser la justice meurtrière des guerres de religion et de partis. La justice des guerres que se font entre eux les magni homines, les personae morales du Jus publicum Europaeum en tant que telles sur le sol européen est un problème d’une nature spéciale. En aucun cas, on ne peut la considérer du point de vue du droit des gens comme un problème de responsabilité d’ordre théologico-moral. Juridiquement, elle n’implique plus aucun problème de responsabilité, aucun problème de fond d’ordre moral ni surtout aucun problème juridique de justa causa, au sens normativiste. Il va de soi que seules les guerres justes sont autorisées en droit des gens. Cependant la justice d’une guerre ne réside plus désormais dans la conformité avec la teneur de certaines normes théologiques, morales ou juridiques, mais dans la qualité institutionnelle et structurelle des entités politiques qui se font la guerre sur un seul et même niveau et qui, malgré la guerre, ne se considèrent pas mutuellement comme des traîtres et des criminels, mais comme des justi hostes. Le droit de la guerre repose en d’autres termes exclusivement sur la qualité des belligérants titulaires du jus belli, et cette qualité tient au fait que ce sont des souverains égaux en droit qui se font la guerre.

   Il ne faut pas exagérer l’analogie évoquée plus haut de la guerre interétatique avec un duel, mais cette analogie n’en est pas moins pertinente dans une large mesure et fournit nombre de perspectives révélatrices et utiles du point de vue heuristique. Là où le duel est reconnu comme institution, la justice d’un duel réside également  dans la stricte séparation entre la justa causa et la forme, entre la norme de justice abstraite et l’ordo concret. En d’autres termes, un duel n’est pas juste parce que la juste cause triomphe toujours, mais parce que le respect de la forme présente certaines garanties: la qualité des personnes entrant en duel; l’observation d’une certaine procédure qui aboutit à circonscrire la lutte; et surtout l’appel paritaire à des témoins. Le droit est devenu ici entièrement forme institutionnelle; il consiste en ce que des hommes d’honneur capables de fournir satisfaction règlent entre eux une affaire d’honneur selon des formes prescrites devant des témoins impartiaux. Une provocation en duel, un défi, n’est donc pas une agression ni un crime,  pas davantage que ne l’est la déclaration de guerre. Celui qui défie autrui n’a nullement besoin d’être en substance l’agresseur. C’est ainsi que se déroule aussi idéalement la guerre interétatique du droit des gens intra-européen où les États neutres assument le rôle de témoins impartiaux. Est par conséquent juste au sens du droit des gens européen de l’ère interétatique toute guerre interétatique menée sur sol européen selon les règles du droit de la guerre européen par des armées organisées militairement et relevant d’Etats reconnus du droit des gens européens.

     b) La guerre comme relation entre des personnes également souveraines

    D’où proviennent les hommes d’honneur capables de donner satisfaction et qui s’accordent entre eux sur cette nouvelle forme de guerre ? Un pas décisif vers la nouvelle entité appelée État, et le nouveau droit des gens interstatal consistait à se représenter les structures de pouvoir territorialement closes sur elles-mêmes comme des personnes. Elles recevaient ainsi une qualité qui donnait tout son sens à l’analogie de la guerre avec un duel. On se les représentait comme de « grands hommes », des magni homines. Pour l’imagination des gens, c’étaient réellement des personnes souveraines, car on ne les distinguait pas nettement des personnes physiques des détenteurs représentatifs du pouvoir, des titulaires des couronnes anciennes ct nouvelles, des rois et des princes. Ces rois ct princes peuvent désormais être de « grands hommes » parce qu’ils deviennent absolus. Ils s’affranchissent des contraintes médiévales dues à l’Eglise, au droit féodal et aux états. Ils entrent en revanche dans les contraintes d’un nouvel ordre spatial dont nous montrerons encore la spécificité. La personnification est essentielle pour la conceptualisation du nouveau droit des gens interstatal, car c’est grâce à elle seulement que les juristes des XVI° et XVII° siècles, formés au droit romain, ont pu trouver un point d’appui pour leurs constructions juridiques. Ceci est d’une grande importance. Car c’est seulement par ce biais que la guerre devient une relation entre des personnes qui se reconnaissent mutuellement un certain rang. Les souverains se reconnaissent mutuellement comme tels, c’est-à-dire comme des personnes se reconnaissant mutuellement. Ainsi seulement, la notion de justus hostis, que l’on  rencontrait chez des auteurs antiques, put-elle prendre un nouveau sens concret. Ce concept de justus hostis est doté d’une force ordonnatrice toute différente et bien supérieure à celui de justum bellum.

   Il va de soi que l’apparition de telles personnes morales et « grands hommes » est due à de multiples raisons tenant à l’histoire des mentalités, et que l’individualisme de la Renaissance, souvent évoqué depuis Jacob Burckhardt, y a joué son rôle. […]

    La personnification rend les relations entre Etats souverains susceptibles de comitas, de courtoisie, autant que de jus, de juridicité. Là encore, les interprétations des philosophes et des juristes divergent. Mais là encore il ne faut pas laisser des questions secondaires nous détourner du véritable ordo, qui est moins esprit qu’espace. Une question secondaire de ce genre est par exemple celle de savoir s’il faut penser ces « grands hommes » comme se trouvant entre eux dans « l’état de nature » au-delà d’une ligne d’amitié, et se représenter cet état de nature à son tour comme une lutte sociale entre des léviathans (selon Hobbes) ou (avec Locke) comme une communauté déjà sociale de gentlemen au fond déjà rassasiés, ou encore s’il faut considérer les relations mutuelles, soi-disant de droit positif, entre ces grands selon l’analogie soit plutôt d’une societas de droit civil soit plutôt d’une communitas de droit civil.

   En tout cas, en droit des gens l’analogie de l’Etat avec la personne humaine, l’international personal analogy, domine désormais toute la pensée internationaliste. De toutes les constructions doctrinales, celle de Hobbes sur l’état de nature des magni homines l’emporte par la vigueur et la vérité dont elle fait preuve dans l’histoire des idées. Les deux tendances, philosophique et positiviste, de la science du droit des gens se rejoignent dans la représentation commune que les Etats souverains, qui en tant que tels vivent entre eux dans l’état de nature, ont le caractère de personnes. Rousseau, Kant et même encore Hegel (philosophie du droit, §333) parlent tous de l’état de nature entre les peuples (organisés en Etats). C’est par là seulement que le jus gentium est devenu susceptible d’être traité juridiquement et s’est érigé en discipline nouvelle et autonome de la faculté de droit. Ce n’est qu’avec la personnification des Etats territoriaux européens qu’est apparue une science juridique du jus inter gentes interétatique.

   De Hobbes et Leibniz à Kant, de Rachel à Klüber, tous les auteurs célèbres affirment que les États en tant que « personnes morales » vivent entre eux selon le  droit des gens dans l’état de nature, ce qui veut dite que les titulaires du jus belli, en l’absence d’une commune autorité supérieure institutionnelle, se font face mutuellement en tant que personnes souveraines juridiquement égales et également justes. On peut y voir une situation d’anarchie, mais nullement d’absence de droit. C’est certes autre chose que la situation féodale du droit du plus fort et du droit de résistance, sous l’égide d’une potestas spiritualis, et qui elle non plus n’était aucunement dépourvue de droit. Comme les personnes souveraines sont égales « par nature », c’est-à-dite en vertu de cet état de nature, et qu’elles partagent donc cette qualité de personnes souveraines, elles n’ont au-dessus d’elles ni législateur commun ni juge commun. Par in parem non habet jurisdictionem. Comme chacun d’eux est juge en sa propre cause, il n’est lié que par ses propres traités dont l’interprétation est sa propre affaire. Comme chacun est souverain sur le même pied, chacun a le même droit à la guerre, le même jus ad bellum. Même si l’on admet que dans la rivalité de l’état de nature « l’homme est un loup pour l’homme », cela n’est en rien discriminatoire, puisque même dans l’état de nature aucun de ces rivaux n’a le droit d’abolir l’égalité entre eux et de se donner pour humain tandis que l’adversaire ne serait qu’un loup. Ainsi que nous le verrons encore, c’est là que réside le nouveau concept de guerre, qui a cessé d’être discriminatoire et permet de traiter  les Etats belligérants comme égaux devant le droit des gens, c’est-à-dire comme situés tous deux sur le même plan juridique et moral en tant que justus hostis et de tenir séparées les notions d’ennemi et de criminel.

   c) L’ordre spatial global

   Mais comment un ordre de droit des gens et une limitation de la guerre sont-ils possibles entre de tels souverains égaux en droit ? A première vue, tout dans ce droit des gens interétatique entre souverains égaux semble être suspendu au fil ténu des traités par lesquels les léviathans se lient eux-mêmes, à la règle pacta sunt servanda, à l’engagement contractuel volontaire de souverains qui restent libres. Ce serait là certes une manière de droit problématique et hautement précaire. Ce serait assurément une communauté d’égoïstes et d’anarchistes, dont les engagements volontaires rappelleraient la boutade du « contorsionniste enchainé par lui-même ». Mais en réalité de fortes attaches traditionnelles persistaient, des considérations dues à l’Église, à la société et à l’économie. Le nomos de cette époque en gagne une structure tout autre, et un peu plus solide. Les formes, les institutions et les idées concrètes de la pratique politique qui se développèrent durant cette époque interétatique pour assurer la coexistence de structures de pouvoir du continent européen montrent avec  une clarté suffisante que la véritable contrainte, très efficace, sans laquelle il n’y a pas de droit des gens, ne résidait pas dans les engagements volontaires bien problématiques dus à la volonté soi-disant toujours libre de personnes également souveraines, mais dans la force de cohésion d’un ordre spatial européo-centrique  qui englobait tous ces souverains. Au cœur de ce nomos, il y a la division du sol européen en territoires étatiques avec des frontières fixes. Sous ce rapport, apparait aussitôt une distinction importante : ce sol d’États européens reconnus et de leur territoire jouit d’un statut particulier en droit des gens. On le distingue du sol «  libre », c’est-à-dire du sol des princes et peuples non européens, ouvert à la prise territoriale européenne. En outre on voit encore apparaître une troisième surface, du fait de la nouvelle liberté des océans (totalement étrangère sous cette forme au droit des gens en vigueur jusque-là). Telle est la structure spatiale qui porte l’idée d’un équilibre des Etats européens. Elle rend possible un droit intérieur entre souverains européens sur l’arrière-fond d’immenses espaces ouverts à une forme particulière de liberté.

   Un examen de ce nouvel ordre spatial de la terre révèle que l’État territorial souverain d’Europe (prenant le mot « État » toujours dans son sens historique concret, lié à la période allant en gros de 1492 à 1890) représente la seule structure créatrice d’ordre durant cette période. La limitation de la guerre émanant de l’Église sur le plan du droit des gens avait disparu au milieu des guerres de religion et des guerres civiles confessionnelles. Sa force ordonnatrice ne se faisait plus sentir que comme potestas indirecta. C’est au contraire sur la conjonction entre un ordre spatial étatique et la forme d’organisation étatique que repose le fait, qui ne cesse d’étonner, que pendant deux siècles on soit parvenu à circonscrire de nouveau les guerres européennes en réussissant à concrétiser le concept de justus hostis et en distinguant l’ennemi en droit des gens du traître et du criminel. L’État souverain reconnu pouvait rester un justus hostis même en guerre avec d’autres États souverains, et pouvait mettre fin à la guerre par un traité de paix, plus précisément par un traité de paix auquel une clause d’amnistie était inhérente ».

   Schmitt, Le nomos de la terre, traduit par Lilyane Deroche-Gurcel, Puf, Quadrige, 2001, p. 141 à 150.