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  A une époque caractérisée, si l'on en croit Castoriadis, par « la montée de l'insignifiance », il est sain de lire cet essai de Jacques Dewitte : L'exception européenne, dont le sous titre étonne : Ces mérites qui nous distinguent. Edition Michalon.

 

   Il nous étonne car nous sommes davantage habitués à des paroles instruisant le procès de l'Europe, au sens large d'Occident, qu'à une analyse soucieuse de pointer nos vertus en même temps que nos vices. Nous baignons dans une atmosphère de mépris de soi, de contrition, de culpabilité tous azimuts. C'est une banalité de constater que l'Europe connaît une crise profonde. Elle est menacée de l'extérieur par tous ceux qui nourrissent à son endroit une haine profonde, mais plus gravement elle est minée de l'intérieur par une crise morale, une mentalité suicidaire, une haine de soi. Est-ce le moment propice à une prise de conscience renouvelée de soi-même ? Il semble qu'on ne soit jamais mieux invité à cet effort que lorsque la menace est présente. Or comme vers les années 1500, l'Europe découvrait le Nouveau Monde et était menacée sur ses frontières par les Turcs, elle est aujourd'hui confrontée à des défis rendant urgente une interrogation sur elle-même afin de se réarmer moralement. Le propos est donc militant. On sent que son objectif est de provoquer un sursaut, de secouer les préjugés au risque de subir les foudres des faiseurs d'opinion.

   Contre le dénigrement si savamment orchestré par les détracteurs de l'Occident, (« masochistes moralisateurs » lorsqu'ils sont européens et dont Sartre est un bon spécimen), Jacques Dewitte a donc le mérite de venir rappeler un certain nombre de vérités. Des vérités qui ne sont pas inédites. De nombreux auteurs les ont déjà formulées mais son grand art est de les réactualiser en mobilisant des voix dont l'écho s'est trop vite épuisé.

  Le grand intérêt de cet essai est, à mes yeux, dans cette mise en perspective de penseurs qu'il nous invite ainsi à lire ou à relire. La convergence des analyses, même si leurs présupposés et leurs enjeux diffèrent, est savamment orchestrée dans une mélodie dont le thème central est sans cesse repris sous forme de variations. Partition à plusieurs voix dont la plus sonore est celle du maître de Jacques Dewitte : Kolakowski, le penseur auquel il rend un hommage appuyé, mais aussi : Husserl, Octavio Paz, Cornelius Castoriadis, Emmanuel Lévinas, Rémi Brague, Georges Steiner.

   Quel est le constat dans lequel se rencontrent ces maîtres si divers ? Dans une certaine appréciation de ce que nous sommes, nous Européens ou Occidentaux, et qui devrait prêter à davantage de reconnaissance. Car notre identité est paradoxale et il faut sans doute affronter le paradoxe pour nous rendre justice.

  Le texte s'ouvre sur une analyse d'un tableau du peintre hollandais : Jan Mostaert (1475-1555) intitulé : Episode de la conquête de l'Amérique, qu'on peut voir au musée Frans Hals de Haarlem. Comme le titre l'indique, le peintre met en scène le débarquement des Européens sur le sol du Nouveau Monde et la manière dont il oppose la violence des uns à la paix et à l'innocence des autres en dit long sur le rapport à soi des Européens dès l'époque contemporaine des événements. Le peintre se désolidarise des siens comme Las Casas ou Montaigne révélant ainsi un trait caractéristique de la civilisation européenne : « la tendance à battre sa coulpe, la disposition à reconnaître sa culpabilité » (p.13) et met en scène ce qui s'impose comme « le schème fondamental  de la représentation des autres et de soi-même qui fut alors avancé : toute la violence et tout le mal viennent de L'Europe [...].

   L'enjeu de l'essai de Dewitte est de montrer que cette représentation perdure jusqu'à nos jours, alimente l'aveuglement de nombreux intellectuels occidentaux sur l'Occident et sur le reste du monde et doit être interrogée, non pas pour nous exonérer de nos fautes mais pour redonner ses droits à la vérité et à un juste rapport à ce que nous sommes.

   Le premier chapitre présente la thèse de Leszek Kolakowski (philosophe polonais né en 1927) militant d'un « européocentrisme  paradoxal » (p. 40).

   Kolakowski ne craint pas de s'enfoncer dans l'ambiguïté et demande de soutenir deux idées apparemment contradictoires :

  • L'Europe est cet espace où s'est réalisée la sortie de la clôture ethnocentrique, l'ouverture aux autres cultures et l'affirmation de l'unité du genre humain. En ce sens elle a accompli une véritable « rupture anthropologique » car la tendance de toute culture est de croire à sa supériorité, à son universalité et d'être encline à l'ethnocentrisme. L'Europe au contraire n'est pas advenue à elle-même sous des traits identitaires clos, elle s'est identifiée par le mouvement de s'arracher à soi-même, de se regarder avec les yeux des autres, de mettre en question sa propre identité et de manifester une curiosité indéfectible à l'égard des autres. Par là elle a une spécificité qu'on ne retrouve nulle part ailleurs. Il ne semble pas y avoir d'Hérodote dans les autres espaces culturels et ceux-ci ne se caractérisent pas par la mise en question d'eux-mêmes. Dewitte cite le propos de Steiner pour pointer la première unilatéralité : « Il est une question qui nous hante. Elle remonte à Hérodote : nous autres, Grecs, risquons notre vie sur des bateaux qui font eau, sur des chameaux, des éléphants pour nous rendre par tous les moyens possibles dans les parties les plus incroyables de la terre et interroger d'autres peuples sur leur façon de vivre, leur demander qui ils sont, ce que sont leurs lois. Aucun d'eux ne nous a jamais visités ». (p.9) Il cite Castoriadis pour dénoncer la seconde : « La question de Caillé : «  Est-ce que vous n'êtes pas européocentriste ? » est une question européocentriste. C'est une question qui est possible en Europe, mais je ne vois pas quelqu'un à Téhéran demander à l'ayatollah Khomeiny s'il est iranocentriste ou islamocentriste. Parce que ça va de soi » (p. 49)
  •  Dès lors la culture ayant rendu possible l'affirmation d'une universalité humaine et de l'égalité des cultures peut-elle sans contradiction affirmer l'égalité de toutes les cultures, professer un relativisme culturel et alors même qu'elle refuse de dénoncer la barbarie des autres se complaire à voir la barbarie en elle exclusivement ? Telle est la tension constituant le problème central de la réflexion de Dewitte. Il s'agit d'avoir le courage de nommer l'antinomie : la culture ayant mis en question la certitude de sa propre supériorité n'a-t-elle pas de fait et de droit une supériorité, dont il faut, certes, bien préciser la nature afin de ne pas reconduire l'européocentrisme vulgaire et proprement déplacé, mais qu'il est impossible de nier sans se rendre coupable d'inconséquence ? Ou autre manière de décliner la question : la culture ayant rendu possible le principe de l'égalité des cultures n'est-elle pas « plus égale que les autres » ? Kolakowski répond d'une manière claire à cette question. Le relativisme culturel est  inconséquent.  L'Europe ne peut pas avoir ouvert un horizon d'universalité sans stigmatiser ce qui chez les autres se dérobe à l'exigence ainsi formulée. Non point que cette ouverture doive signifier uniformisation et planétarisation d'un seul modèle culturel, mais dépassement de chacun grâce à une tâche qui, pour avoir été assignée à partir d'un sol particulier, n'en concerne pas moins tous les membres de l'espèce humaine. « L'universalisme se paralyse lui-même s'il ne se croit pas universel, c'est-à-dire propre à être propagé partout » écrit Kolakowski, dans sa conférence: Où sont les barbares? : Les illusions de l'universalisme culturel. Texte qu'on peut lire dans un recueil intitulé: Le Village introuvable.(1986) et il précise :  « Cela présuppose la croyance que certaines valeurs de cette culture - à savoir ses facultés autocritiques - doivent non seulement être défendues, mais répandues et aussi que, par définition, elles ne se laissent pas répandre par la violence ».

  La thèse de Kolakowski est développée dans ses fondements théoriques car il ne va pas de soi pour un philosophe de relever le défi d'un « européocentrisme paradoxal ». Ne rien renier de la face sombre de l'européocentrisme naturel : Pizarro, la colonisation, l'extermination des indigènes, la traite des Noirs etc. et néanmoins ne pas réduire l'Europe à cela ; rappeler qu'elle se distingue aussi par Las Casas, Montaigne, les Lumières et l'ethnologie et surtout soutenir que s'il y a une spécificité de l'Europe, c'est dans cette dimension là qu'il faut aller la chercher.  Le moins que l'on puisse dire, en ces temps de dictature du «poliquement correct» est qu'une telle position est courageuse. Castoriadis et Lévinas ne diront pas autre chose sauf que là où Kolakowski ose le mot de supériorité, Castoriadis s'y dérobe et se contente de parler de « différence qualitative » et Lévinas « d'enveloppement » des autres cultures par la culture européenne et au fond « d'élection » de celle-ci.

  Aucun penseur, évoqué dans cet essai,  ne se sent vraiment à l'aise au cœur des contradictions auxquelles expose la culture européenne mais leur mérite est de ne pas les esquiver et d'éviter l'inconséquence de ses contempteurs, méconnaissant, semble-t-il, que la critique à laquelle ils se livrent a sa condition « transcendantale » dans la culture même qu'ils vouent aux gémonies. Kolakowski mobilise le terme kantien pour que l'on identifie la supériorité européenne non point comme sol empirique seulement, situé géographiquement et historiquement, mais comme condition spirituelle, « épistémologique » d'un rapport critique à soi et aux autres.  Il dénonce « l'antinomie pragmatique » de la position relativiste, entendant par là ce que l'on appelle dans les discussions actuelles « une contradiction performative ». Le fait même de l'énonciation de la proposition : « Toutes les cultures sont égales » est en contradiction avec le contenu de l'énoncé, car pour que cet énoncé soit possible « il faut non seulement présupposer de facto une culture particulière, la culture européenne, qui a surmonté son propre exclusivisme, mais admettre en outre qu'elle a une signification privilégiée et est même « supérieure » à toutes les autres cultures dans la mesure où elles n'ont pas effectué le même geste de rupture. On est donc amené à admettre une exception à l'énoncé général pour ne pas saper les conditions de son énonciation » (Dewitte. p.38).

   J'invite à lire les développements que notre essayiste propose sur Castoriadis, Lévinas, Derrida et à revenir aux auteurs eux-mêmes pour apprécier la pertinence de son propos. Le hasard a fait que je venais de relire  La montée de l'insignifiance de Castoriadis. Voilà aussi une lecture féconde pour mieux comprendre notre époque même s'il est vrai que les penseurs sont souvent très forts pour le diagnostic, très peu pour les solutions.

   Pour susciter le désir de lire Kolakowski, on peut méditer ce passage : « Nous affirmons notre appartenance à la culture européenne [...] par notre capacité à garder une distance critique envers nous-mêmes, de vouloir nous regarder par les yeux des autres, d'estimer la tolérance dans la vie publique, le scepticisme dans le travail intellectuel, la nécessité de confronter toutes les raisons possibles aussi bien dans les procédures du droit que dans la science, bref de laisser ouvert le champ de l'incertitude. [...] Cette aptitude à se mettre soi-même en question, à abandonner [...] sa propre fatuité, son contentement de soi pharisien, est aux sources de l'Europe en tant que force spirituelle ».Conférence prononcée en 1980. Le Village introuvable.

    Pour susciter le désir de lire Castoriadis : « Il y a par contre quelque chose qui est la spécificité, la singularité et le lourd privilège de l'Occident: cette séquence social-historique qui commence avec la Grèce et reprend, à partir du XIe siècle, en Europe occidentale, est la seule dans laquelle on voit émerger un projet de liberté, d'autonomie individuelle et collective, de critique et d'autocritique: le discours de dénonciation de l'Occident en est la plus éclatante confirmation. Car on est capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination des Indiens d'Amérique. Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd'hui les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Arabes dénoncent sans arrêt leur colonisation par les Européens, lui imputant tous les maux dont ils souffrent - la misère, le manque de démocratie, l'arrêt du développement de la culture arabe, etc. Mais la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, cent trente ans: c'est le cas de l'Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et Moyen-Orient commence au XV° siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans- donc les Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe s'est arrêté vers le X° au plus XII° siècle, huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie sur la conquête, I'extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Égypte, en 550 de notre ère, il n'y avait pas d'Arabes - pas plus qu'en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays et convertir, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ces faits dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVI° siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage ont été introduites en Afrique par des marchands arabes à partir du XI° siècle (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu'il subsiste toujours dans certains d'entre eux. Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci: que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, nais il n'y a que l'Occident qui a créé cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d'une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime ». La Montée de l'insignifiance.1993.

  Se souvenir des propos de Husserl sur l'Europe. Je le cite dans l'explication de l'allégorie de la caverne : « Il y a dans l'Europe quelque chose d'insigne à quoi tous les autres groupes de l'humanité eux-mêmes sont sensibles, quelque chose qui, abstraction faite de toute utilité, les pousse à s'européaniser plus ou moins, alors que nous, si nous nous comprenons bien, nous ne nous indianiserons par exemple jamais ». La crise de la conscience européenne et la philosophie. 1935.

 « C'est seulement chez les Grecs que s'accomplit en l'homme fini, l'attitude complètement transformée à l'égard du monde environnant, que nous caractérisons comme un intérêt pur pour la connaissance et, par avance, comme un intérêt déjà purement théorique. Il ne s'agit pas d'une simple curiosité qui, distraite du sérieux des soucis et des peines de la vie devient de manière accidentelle un pur intérêt porté à l'être et au mode d'être simples des données environnantes, ou même un pur intérêt pris à tout le monde environnant de la vie. Bien au contraire, il s'agit d'un intérêt analogue aux intérêts professionnels et aux attitudes qui leur correspondent. A l'encontre de tous les autres intérêts, celui-ci revêt le caractère particulier d'être un intérêt qui embrasse le monde et qui est entièrement non pratique... Ainsi l'homme est pris d'une aspiration passionnée à la connaissance qui se hausse au-dessus de toute pratique naturelle de la vie avec ses peines, ses soucis quotidiens et qui fait du philosophe un spectateur désintéressé supervisant le monde ».(Husserl) La crise de la conscience européenne et la philosophie. 1935.

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15 Réponses à “Plaidoyer pour L’Europe ou l’Occident : L’exception européenne. Jacques Dewitte.”

  1. Joanna dit :

    Sur ce point, je conseille aussi le livre de Pascal Bruckner « Le sanglot de l’homme blanc ». L’écriture est très pointue, jusqu’ à une ironie très négative, mais je crois que le propos est assez juste. Si on ne se laisse pas aller à une foi aveugle à ses paroles (ce qui eput arriver puisque Pascal Bruckner joue de tout dans son argumentation, jusqu’ à la persusion), c’est un objet interessant de réflexion, dont le sujet se rapproche assez de celui ci.
    Personnellement, j’ai beaucoup apprecié cette remise en cause d’un certain point de vue très tiers mondiste,mais dont Bruckner ne donne pas malheureusement une résolution très claire.

  2. Simone MANON dit :

    Référence tout à fait judicieuse. Jacques Dewitte écrit qu’il lui semble évident que Bruckner a écrit ce livre dans le sillage de la conférence que Kolakowski a prononcée à Paris au printemps 1980, intitulée : » Où sont les barbares?Les illusions de l’universalisme culturel ».

  3. Joanna dit :

    D’où le savait il?

  4. Simone MANON dit :

    Dewitte parle d’évidence. « Ce dont le vérité saute aux yeux ». Je suppose que pour le spécialiste d’un auteur, les emprunts qui lui sont faits ne sont pas difficiles à repérer.

  5. Joanna dit :

    Encore une référence, plus éloignée. Le titre et le thème sont très polémiques, mais le sujet est traité, selon moi, avec sérieux et méthodologie.  » Pour en finir avec la repentance du colonialisme » de Daniel Lefeuvre. Je ne peux pas affirmer que son opinion, qui a l’apparence du bon sens, soit à prendre au pied de la lettre et à accepter sans révision. Mais ce livre bouge beaucoup de préjugés. Attention cependant aux aveuglements qui peuvent être provoqués par le caractère passionée et controversé de l’écriture.

  6. philou dit :

    Article très pertinent qui rend très bien compte des idées des auteurs mentionnés mais qui surtout ouvre à la conscience des contradictions énormes auxquelles le politiquement correct actuel conduit. Merci. j’y ai touché un peu aussi dans mon livre Peuples et identités, 2008, éd. de La Différence.

  7. Simone MANON dit :

    Merci pour ce sympathique commentaire. Je ne manquerai pas de lire votre ouvrage.
    Bien à vous.

  8. Jule dit :

    Bonjour.
    Je cherche à comprendre comment cette « exception » européenne a sombré dans le nazisme et perpétré l’un des plus horribles massacres (la Shoah) et il y a de cela a peine 75 ans ? Le seul continent dans le Monde où cela été possible. N’est-ce pas cette supériorité tant revendiquée qui en partie en n’a été le germe ou plutôt le vecteur ?
    Bien a vous.

  9. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Vous affrontez une question difficile Comment une grande civilisation peut-elle ouvrir un boulevard à des forces qui sont en contradiction avec ses valeurs fondamentales? Il y a là quelque chose d’énigmatique.
    Cet épisode douloureux de notre histoire ne doit pas néanmoins inviter à penser que la barbarie est le monopole de l’Occident. Tentation hélas si répandue chez tous ceux qui, hypnotisés par les horreurs dont se sont rendus coupables des Européens, développent une haine de soi les rendant aveugles aux vertus de la culture européenne. Comme le souligne Castoriadis les accumulations d’horreurs sont partout mais il n’y a que nous qui sommes capables de les dénoncer dans une autocritique sans complaisance.
    Cela dit comment comprendre que nous ayons pu accoucher de telles horreurs?
    L’école de Francfort développe l’idée d’une dialectique de la raison qui serait à la fois émancipatrice et à vocation totalitaire. Je ne souscris pas à cette analyse des Lumières car on ne peut réduire, à mes yeux, la raison à sa dimension instrumentale.
    Freud propose une lecture psychanalytique intéressante https://www.philolog.fr/nature-humaine-et-civilisation-freud/
    https://www.philolog.fr/freud-et-junger-la-guerre-revelatrice-des-trefonds-de-la-nature-humaine/
    Quelles que soient les interprétations, historiques, anthropologiques ou autres, il me semble qu’il ne faut pas imputer à nos valeurs la responsabilité de leur dévoiement.
    Il est difficile de se porter individuellement et collectivement à la hauteur de ce qui fait la spécificité de la culture européenne aujourd’hui comme hier. Nous vivons, par exemple, actuellement un phénomène régressif sur ce plan de grande ampleur. De quoi accouchera-t-il?
    Je dois avouer qu’il est difficile d’être optimiste et je me dis qu’à l’époque de la montée du nazisme, ceux qui incarnaient la culture européenne devaient assister, comme nous aujourd’hui, médusés et désespérés par leur propre impuissance au triomphe de la négation de tout ce qu’ils étaient.
    Le livre de Zweig en donne un témoignage émouvant. https://www.philolog.fr/le-monde-dhier-souvenirs-dun-europeen-stefan-zweig/
    Bien à vous.

  10. Jule dit :

    Bonjour

    Je vous remercie amplement d’une de m’avoir répondu et également de valider ce que je conçois également comme une énigme ce que sous-entendait ma question. L’occident a eu sa part de monstruosité, mais je suis conscient qu’elle n’a pas non plus l’entière responsabilité de tout ce qui s’est fait de monstrueux sur cette terre. Je ne partage pas non plus cette vision qui impute a l’homme européen toutes les violences dans ce monde, car il y a également une belle face de cette identité qui malheureusement ne trouve que très peu de défenseurs. Il y a quelque chose de terrible chez l’Européen qui est la détestation de soi ou une honte à être ce qu’il est avec ses valeurs propres et son identité.

    Je crois sincèrement que cette civilisation qui ne s’affirme plus au plan des idées sans etre foncièrement atteint d’ethnocentrisme ne se rend pas compte qu’elle est un élément de stabilisation dans ce monde en pleine mutation et je le dis en toute modestie. Je suis conscient également qu’un autre monde est en train de naître. Ce nouveau monde qui va accoucher me faire peur grandement peur alors est ce un réflexe de survie ou un attachement au passé. Je vois déjà pointer le bout de sa tête et cela m’effraie.

    Quant à vous, Simone Manon, votre travail sur ce site qui est la somme de toute une vie est le pur produit que ce continent a donné de meilleur a l’humanité, car oui, il y a de l’humanité ici sur ce site, un être , un livre qui nous parle, un jardin où l’on vient cueillir ses propres pensées.

    Bien a vous.

  11. Simone MANON dit :

    Merci pour ce sympathique message.
    Bien à vous.

  12. Arsigny Jean-Marc dit :

    Bonjour Madame Manon,
    Je suis toujours avec un grand intérêt vos cours et commentaires. J’ai été particulièrement touché par une très belle réponse que vous avez apportée sur un questionnement légitime et recurrent: « Comment la pays le plus cultivé d’Europe – en l’occurence l’Allemagne- a-t-il pu engendrer la pire des barbaries, le nazisme. Je crois que nous touchons du doigt un des questionnement le plus essentiel de la période contemporaine. Pourtant, l’origine de ce paradoxe est bien a

  13. Arsigny Jean-Marc dit :

    suite…
    ancré dans le XVIIIème siècle des Lumières. Comment penser que la culture de l’esprit puisse se dissocier de la morale, au point que le plus haut degré de la culture, ne coïncide plus dans le domaine de la politique, avec les règles de la morale la plus élémentaire, telles ont été définies par Kant? En clair, comment la culture la plus raffinée d’une époque, peut elle renoncer à la nécessaire unité de la pensée et de la morale, au point de faire bon ménage avec le Mal? Voilà une énigme à laquelle, ni les philosophes grecs, ni les penseurs des Lumières, n’ont su apporter une réponse. Les références que vous citez régulièrement: Stefan Zweig et Annah Arendt, peuvent ouvrir des pistes à une réflexion plus approfondie sur ce paradoxe, qui échappe à la raison.
    En vous priant de bien vouloir excuser les fautes d’orthographe, mon texte est parti avant que je n’aie eu le temps de les corriger.

  14. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Il ne faut pas imputer à « la culture de l’esprit » les maux qui sont l’expression de l’absence de cette culture. Les hommes des Lumières, excepté Rousseau, ne désolidarisaient pas le progrès des connaissances du développement de la conscience morale et de ses implications politiques. Mais la lucidité qui doit être la nôtre autant qu’elle était la leur ne doit pas entretenir la confusion de l’ordre politique et de l’ordre moral et ne doit pas sous-estimer les pesanteurs que le réel oppose aux idéaux moraux. https://www.philolog.fr/eloge-de-lesprit-des-lumieres/#more-4718
    Bien à vous.

  15. […] A une époque caractérisée, si l’on en croit Castoriadis, par « la montée de l’insignifiance », il est sain de lire cet essai de Jacques Dewitte : L’exception européenne, dont le sous titre étonne : Ces mérites qui nous distinguent. Il nous étonne car nous sommes davantage habitués à des paroles instruisant le procès de l’Europe, au sens large d’Occident, qu’à une analyse soucieuse de pointer nos vertus en même temps que nos vices. Nous baignons dans une atmosphère de mépris de soi, de contrition, de culpabilité tous azimuts. C’est une banalité de constater que l’Europe connaît une crise profonde. Elle est menacée de l’extérieur par tous ceux qui nourrissent à son endroit une haine profonde, mais plus gravement elle est minée de l’intérieur par une crise morale, une mentalité suicidaire, une haine de soi. Est-ce le moment propice à une prise de conscience renouvelée de soi-même ? Il semble qu’on ne soit jamais mieux invité à cet effort que lorsque la menace est présente. Or comme vers les années 1500, l’Europe découvrait le Nouveau Monde et était menacée sur ses frontières par les Turcs, elle est aujourd’hui confrontée à des défis rendant urgente une interrogation sur elle-même afin de se réarmer moralement. Le propos est donc militant. On sent que son objectif est de provoquer un sursaut, de secouer les préjugés au risque de subir les foudres des faiseurs d’opinion. Contre le dénigrement si savamment orchestré par les détracteurs de l’Occident, (« masochistes moralisateurs » lorsqu’ils sont européens et dont Sartre est un bon spécimen), Jacques Dewitte a donc le mérite de venir rappeler un certain nombre de vérités. Des vérités qui ne sont pas inédites. De nombreux auteurs les ont déjà formulées mais son grand art est de les réactualiser en mobilisant des voix dont l’écho s’est trop vite épuisé. Le grand intérêt de cet essai est, à mes yeux, dans cette mise en perspective de penseurs qu’il nous invite ainsi à lire ou à relire. La convergence des analyses, même si leurs présupposés et leurs enjeux diffèrent, est savamment orchestrée dans une mélodie dont le thème central est sans cesse repris sous forme de variations. Partition à plusieurs voix dont la plus sonore est celle du maître de Jacques Dewitte : Kolakowski, le penseur auquel il rend un hommage appuyé, mais aussi : Husserl, Octavio Paz, Cornelius Castoriadis, Emmanuel Lévinas, Rémi Brague, Georges Steiner. Quel est le constat dans lequel se rencontrent ces maîtres si divers ? Dans une certaine appréciation de ce que nous sommes, nous Européens ou Occidentaux, et qui devrait prêter à davantage de reconnaissance. Car notre identité est paradoxale et il faut sans doute affronter le paradoxe pour nous rendre justice. Le texte s’ouvre sur une analyse d’un tableau du peintre hollandais : Jan Mostaert (1475-1555) intitulé : Episode de la conquête de l’Amérique, qu’on peut voir au musée Frans Hals de Haarlem. Comme le titre l’indique, le peintre met en scène le débarquement des Européens sur le sol du Nouveau Monde et la manière dont il oppose la violence des uns à la paix et à l’innocence des autres en dit long sur le rapport à soi des Européens dès l’époque contemporaine des événements. Le peintre se désolidarise des siens comme Las Casas ou Montaigne révélant ainsi un trait caractéristique de la civilisation européenne : « la tendance à battre sa coulpe, la disposition à reconnaître sa culpabilité » et met en scène ce qui s’impose comme « le schème fondamental  de la représentation des autres et de soi-même qui fut alors avancé : toute la violence et tout le mal viennent de L’Europe […]. L’enjeu de l’essai de Dewitte est de montrer que cette représentation perdure jusqu’à nos jours, alimente l’aveuglement de nombreux intellectuels occidentaux sur l’Occident et sur le reste du monde et doit être interrogée, non pas pour nous exonérer de nos fautes mais pour redonner ses droits à la vérité et à un juste rapport à ce que nous sommes. Le premier chapitre présente la thèse de Leszek Kolakowski (philosophe polonais né en 1927) militant d’un «européocentrisme  paradoxal». Kolakowski ne craint pas de s’enfoncer dans l’ambiguïté et demande de soutenir deux idées apparemment contradictoires : L’Europe est cet espace où s’est réalisée la sortie de la clôture ethnocentrique, l’ouverture aux autres cultures et l’affirmation de l’unité du genre humain. En ce sens elle a accompli une véritable « rupture anthropologique » car la tendance de toute culture est de croire à sa supériorité, à son universalité et d’être encline à l’ethnocentrisme. L’Europe au contraire n’est pas advenue à elle-même sous des traits identitaires clos, elle s’est identifiée par le mouvement de s’arracher à soi-même, de se regarder avec les yeux des autres, de mettre en question sa propre identité et de manifester une curiosité indéfectible à l’égard des autres. Par là elle a une spécificité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Il ne semble pas y avoir d’Hérodote dans les autres espaces culturels et ceux-ci ne se caractérisent pas par la mise en question d’eux-mêmes. Dewitte cite le propos de Steiner pour pointer la première unilatéralité : « Il est une question qui nous hante. Elle remonte à Hérodote : nous autres, Grecs, risquons notre vie sur des bateaux qui font eau, sur des chameaux, des éléphants pour nous rendre par tous les moyens possibles dans les parties les plus incroyables de la terre et interroger d’autres peuples sur leur façon de vivre, leur demander qui ils sont, ce que sont leurs lois. Aucun d’eux ne nous a jamais visités ». (p.9) Il cite Castoriadis pour dénoncer la seconde : « La question de Caillé : «  Est-ce que vous n’êtes pas européocentriste ? » est une question européocentriste. C’est une question qui est possible en Europe, mais je ne vois pas quelqu’un à Téhéran demander à l’ayatollah Khomeiny s’il est iranocentriste ou islamocentriste. Parce que ça va de soi ». Dès lors la culture ayant rendu possible l’affirmation d’une universalité humaine et de l’égalité des cultures peut-elle sans contradiction affirmer l’égalité de toutes les cultures, professer un relativisme culturel et alors même qu’elle refuse de dénoncer la barbarie des autres se complaire à voir la barbarie en elle exclusivement ? Telle est la tension constituant le problème central de la réflexion de Dewitte. Il s’agit d’avoir le courage de nommer l’antinomie : la culture ayant mis en question la certitude de sa propre supériorité n’a-t-elle pas de fait et de droit une supériorité, dont il faut, certes, bien préciser la nature afin de ne pas reconduire l’européocentrisme vulgaire et proprement déplacé, mais qu’il est impossible de nier sans se rendre coupable d’inconséquence ? Ou autre manière de décliner la question : la culture ayant rendu possible le principe de l’égalité des cultures n’est-elle pas « plus égale que les autres » ? Kolakowski répond d’une manière claire à cette question. Le relativisme culturel est  inconséquent. L’Europe ne peut pas avoir ouvert un horizon d’universalité sans stigmatiser ce qui chez les autres se dérobe à l’exigence ainsi formulée. Non point que cette ouverture doive signifier uniformisation et planétarisation d’un seul modèle culturel, mais dépassement de chacun grâce à une tâche qui, pour avoir été assignée à partir d’un sol particulier, n’en concerne pas moins tous les membres de l’espèce humaine. « L’universalisme se paralyse lui-même s’il ne se croit pas universel, c’est-à-dire propre à être propagé partout » écrit Kolakowski, dans sa conférence: Où sont les barbares? : Les illusions de l’universalisme culturel. (…) et il précise :  « Cela présuppose la croyance que certaines valeurs de cette culture – à savoir ses facultés autocritiques – doivent non seulement être défendues, mais répandues et aussi que, par définition, elles ne se laissent pas répandre par la violence ». La thèse de Kolakowski est développée dans ses fondements théoriques car il ne va pas de soi pour un philosophe de relever le défi d’un « européocentrisme paradoxal ». Ne rien renier de la face sombre de l’européocentrisme naturel : Pizarro, la colonisation, l’extermination des indigènes, la traite des Noirs etc. et néanmoins ne pas réduire l’Europe à cela ; rappeler qu’elle se distingue aussi par Las Casas, Montaigne, les Lumières et l’ethnologie et surtout soutenir que s’il y a une spécificité de l’Europe, c’est dans cette dimension là qu’il faut aller la chercher.  Le moins que l’on puisse dire, en ces temps de dictature du « poliquement correct » est qu’une telle position est courageuse. Castoriadis et Lévinas ne diront pas autre chose sauf que là où Kolakowski ose le mot de supériorité, Castoriadis s’y dérobe et se contente de parler de «différence qualitative» et Lévinas «d’enveloppement» des autres cultures par la culture européenne et au fond «d’élection» de celle-ci. Aucun penseur, évoqué dans cet essai,  ne se sent vraiment à l’aise au cœur des contradictions auxquelles expose la culture européenne mais leur mérite est de ne pas les esquiver et d’éviter l’inconséquence de ses contempteurs, méconnaissant, semble-t-il, que la critique à laquelle ils se livrent a sa condition «transcendantale» dans la culture même qu’ils vouent aux gémonies. Kolakowski mobilise le terme kantien pour que l’on identifie la supériorité européenne non point comme sol empirique seulement, situé géographiquement et historiquement, mais comme condition spirituelle, « épistémologique » d’un rapport critique à soi et aux autres.  Il dénonce « l’antinomie pragmatique » de la position relativiste, entendant par là ce que l’on appelle dans les discussions actuelles « une contradiction performative ». Le fait même de l’énonciation de la proposition : « Toutes les cultures sont égales » est en contradiction avec le contenu de l’énoncé, car pour que cet énoncé soit possible « il faut non seulement présupposer de facto une culture particulière, la culture européenne, qui a surmonté son propre exclusivisme, mais admettre en outre qu’elle a une signification privilégiée et est même « supérieure » à toutes les autres cultures dans la mesure où elles n’ont pas effectué le même geste de rupture. On est donc amené à admettre une exception à l’énoncé général pour ne pas saper les conditions de son énonciation » (Dewitte. p.38). Suzanne Manon […]

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