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Philippe d’ Iribarne. Le renversement postmoderne du projet moderne.

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 «Le cœur du projet moderne est de faire accéder à la plénitude de la raison la totalité de l’humanité, libérant chacun des préjugés ancestraux, de l’engluement dans une société traditionnelle enfermant ses membres dans les visions bornées propres à chaque état de vie, chaque religion, chaque lieu. Pour les initiateurs des Lumières et pour les premières générations de leurs héritiers, il va de soi que cet accès à la raison relève d’une conquête pas encore achevée, que dans le monde tel qu’il est bien du chemin reste  à parcourir tant il est des individus, des groupes sociaux, des peuples qui sont loin d’un plein accès à celle-ci.

Et il va de soi qu’une responsabilité majeure de ceux qui sont déjà éclairés est d’aider ceux qui ne le sont pas encore à progresser sur ce chemin. Ils ont la mission de les éduquer. Respecter les « primitifs », ou encore les membres d’une « populace » encore incapable de prendre en main son destin, c’est rompre avec la vision selon laquelle, selon les termes d’Aristote, le «maître par nature», «par nature apte à commander», s’oppose radicalement à « l’esclave par nature », « destiné à être commandé », c’est vouloir les libérer de l’enfermement dans une condition inférieure qui était leur lot dans les sociétés d’Ancien Régime. Et c’est simultanément porter un regard sans concession sur leur réalité présente. Le respect qui leur est dû s’adresse au citoyen en devenir, aussi engoncé qu’il puisse être encore dans la gangue de l’obscurantisme. Sans doute, vivant dans une tout autre époque, avons-nous du mal à imaginer le regard que les tenants du progrès ont longtemps porté sur ceux de leurs congénères en qui ils ne voyaient que ce que la chrysalide est au papillon qu’elle deviendra un jour. Ainsi, Sieyès évoque « les malheureux voués aux travaux pénibles » qu’il qualifie d’« instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité» avant d’inviter les gouvernements « à métamorphoser les bêtes humaines en citoyens, pour les faire participer activement aux bienfaits de la société ». Marx n’associe pas seulement la «souffrance» à 1’«esclavage […] de la classe qui produit le capital », mais l’« abrutissement», la «dégradation morale». Plus près de nous, Sartre est un bon témoin d’une telle manière de voir. Ainsi, note Lévi-Strauss, évoquant la Critique de la raison dialectique, « Sartre se résigne à ranger du côté de l’homme une humanité « rabougrie et difforme » (p. 203) ; mais non sans insinuer que son être à l’humanité ne lui appartient pas en propre et qu’il est fonction de sa prise en charge par l’humanité historique : soit que, dans la situation coloniale, la première ait commencé à intérioriser l’histoire de la seconde; soit que, grâce à l’ethnologie elle-même, la seconde dispense la bénédiction d’un sens à une première humanité, qui en manquait »(La pensée sauvage, Plon 1962, p. 329).

   Cette vision a particulièrement marqué la société française. Une société de citoyens a été conçue comme un corps, rassemblé par un culte partagé de la raison, au sein duquel l’Etat combat ou, tout au moins, refoule dans la sphère privée les « préjugés », y compris religieux, véhiculés par chaque groupe particulier, dont les membres sont invités à adhérer à la raison commune. L’avènement, en 1848, du suffrage universel (des hommes) a été vu comme exigeant le développement de l’instruction, nécessaire pour rendre compatibles le nombre et la raison. Et le devoir de répandre les lumières a été regardé comme légitimant la colonisation. Ainsi, pour Jules Ferry, « il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures ».

 

   Dans la perspective ainsi tracée, l’intérêt pour les cultures trouvait naturellement sa place. La réflexion sur les sociétés a donné un rôle éminent à une opposition mythique entre deux formes d’ordre social auxquelles ont été associés les termes de communauté et de société (Gemeinschaft / Gesellschaft), dans une sorte de construction en miroir de deux images d’Épinal. La communauté (Gemeinschaft) a été vue comme une forme traditionnelle d’ordre social, où l’existence de chacun est régie par un ensemble de croyances et de normes partagées héritées des ancêtres. C’est parce que chacun obéit à la lettre aux obligations coutumières inhérentes à la place qu’il occupe dans la société que l’ordre social y est assuré. La société (Gesellschaft) a été vue, au contraire, comme une libre association d’individus conscients de leurs intérêts et maîtres de leurs valeurs qui construisent les institutions conformes à la nature et à la raison, lesquelles vont fournir le cadre de leur vie commune. L’avènement des Lumières est censé apporter les bienfaits de la modernité aux anciennes communautés en les transformant en sociétés.

   Dans cette opposition, les « modernes » sont réputés avoir montré le chemin en ayant déjà transcendé tout enracinement culturel. La culture est clairement du côté de la communauté, de l’engluement dans les traditions. Il est question de « mentalité primitive », associée à une « pensée prélogique ». Attribuer à la culture d’un peuple le fait qu’il s’adonne à des comportements étranges, qu’il résiste à l’avènement de la démocratie, que son niveau de développement économique est bas n’est nullement perçu comme un manque de considération à son égard. Cela apparaît simplement comme une invitation qui lui est faite à accéder pleinement à la modernité. La mise en scène des « primitifs » dans des sortes de zoos humains lors des expositions coloniales paraît justifiée par leur état présent de barbarie. Et la bonne conscience progressiste peut être d’autant plus entière que parler de culture, donc d’un rapport au monde appelé à évoluer, c’est cesser d’enfermer ceux qui n’ont pas encore accédé aux bienfaits de la civilisation dans le destin sans espoir qui était leur lot quand, à leur propos, on parlait de race.

   Dans cette vision des choses, toute en noir et blanc, animée par un rejet passionné du monde ancien, l’idéologie prime au point que la réalité des diverses sociétés, qu’elles soient « modernes » ou « primitives », considérées dans leur complexité, ne compte guère. Ceux qui, tels Herder ou Burke, ne croient pas à l’avènement de sociétés qui seraient purifiées, grâce à l’avènement des Lumières, de l’influence de toute culture ancestrale sont rejetés dans les ténèbres nostalgiques de la réaction. Et les multiples observations ethnologiques montrant que les « primitifs » ne sont pas voués à une mentalité prélogique ne pèsent guère.

   La foi dans ce projet moderne d’unification de l’humanité sous l’égide de la raison a singulièrement pâli face à la montée des fondamentalismes et des passions identitaires. Mais un nouveau projet, postmoderne, a émergé. Il est maintenant question de réaliser cette unification sous l’égide, non plus de la raison, mais de la tolérance, et le projet postmoderne est prêt à accepter des « accommodements raisonnables » avec l’univers traditionnel auquel le projet moderne ambitionnait de faire échapper.

 

   Dans un contexte idéologique marqué par les réactions à la barbarie nazie, la décolonisation, les mouvements de défense des droits civiques, la dénonciation des discriminations, la conception du respect dont doivent bénéficier les catégories en situation défavorable s’est profondément transformée. Le regard moderne a été rigoureusement déconstruit, dans la ligne de Foucault, Derrida, Bourdieu et de leurs disciples d’outre-Atlantique, adeptes des subaltern studies, postcolonial studies, gender studies et autres. Ce regard a été associé aux méfaits de l’homme blanc bourgeois et hétérosexuel et au manque de sensibilité de celui-ci à l’égard du vécu des dominés. Il n’a plus été question de considérer certains comme des citoyens en devenir, n’ayant pas encore accédé à la plénitude de la raison et vus à ce titre comme ayant besoin d’être éduqués pour devenir pleinement humains. II s’est agi de respecter chacun, sans plus attendre, comme acteur de son destin, égal à tout autre dans ses choix de vie. Les hiérarchies supposées fondées sur l’inégal accès à des valeurs qualifiées d’objectives, qu’il s’agisse de la raison ou du goût, ont été réinterprétées en termes d’effets de domination. Ceux qui se pensaient en témoins de la raison, fondés à inviter leurs congénères moins éclairés à se libérer de leurs préjugés, ont été requalifiés en dominants, sommés de se libérer de leurs propres préjugés, à la source du regard qu’ils portent sur les dominés. Simultanément, la vision d’une société politique idéale a changé. Ce n’est plus le culte partagé de la raison qui est censé faire son unité et assurer la paix civile, mais c’est la tolérance entre ceux qui se distinguent par leurs choix de vie, leurs valeurs, leurs attachements et leurs histoires. Il en est résulté une transformation radicale du regard porté sur la notion de culture.

 

  Cette transformation idéologique majeure a été de grande conséquence quant aux réactions que suscite l’utilisation de la notion de culture. Tout appel à des facteurs culturels pour expliquer qu’un certain groupe, qu’il s’agisse d’un peuple ou d’un groupe social particulier, se trouve dans une situation qui fait question – sous-développement, manque de démocratie, niveau de corruption ou autre – et pour inviter ceux dont la culture est en cause à faire du chemin, à se « moderniser », est devenu objet de scandale. Il ne peut s’agir, est-il affirmé, que d’une manœuvre des dominants pour se dédouaner à bon compte, en « blâmant la victime », en la « stigmatisant », du mal qu’ils ont fait à l’humanité, qu’il s’agisse de s’exonérer des crimes de la colonisation ou de jeter un voile sur les effets destructeurs des discriminations.

   Le spectre du racisme est brandi. On aurait affaire à un « mode de pensée substantialiste qui est celui du sens commun – et du racisme – et qui porte à traiter les activités ou les préférences propres à certains individus ou certains groupes d’une certaine société à un certain moment comme des propriétés substantielles, inscrites une fois pour toutes dans une sorte d’essence biologique ou – ce qui ne vaut pas mieux – culturelle » (Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Seuil, 1994, p. 18.19) L’évocation de particularismes culturels est vite qualifiée de volonté de stigmatisation porteuse d’incitation à la haine raciale. Et même si tous ne partagent pas cette vision des choses, en tout cas dans leur for intérieur, elle a pris un poids suffisant dans la vie publique pour que la crainte de 1’opprobre lié à l’accusation de racisme conduise à une grande prudence dès lors qu’il s’agit de prêter attention aux différences entre groupes humains * »

       *. On peut citer l’exemple de la passivité de la police et des services sociaux britanniques à l’égard d’un « réseau de prédateurs sexuels» composé de Pakistanais. Selon un rapport rédigé par une ancienne inspectrice des Affaires sociales, les responsables des services sociaux n’ignoraient  rien de la situation mais étaient «réticents à identifier les origines ethniques des coupables par crainte d’être traités de racistes »  (Philippe Bernard, « Le Royaume-Uni indigné après la révélation d’un réseau de prédateurs sexuels » Le Monde, 29 août 2014. Cf. Dans le même sens, toujours en Grande-Bretagne, l’affaire d’un gang de violeurs d’origine pakistanaise, Benoît Vitkine, « l’affaire de Rochdale » Le Monde, 20 novembre 2012)

   Philippe d’Iribarne, Le déni postmoderne des cultures propres à un peuple in Le Débat, 185, mai-août 2015, p. 137 à 140.