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Peut-on parler de langage animal?

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  A quelles conditions y a-t-il sens à dire qu’on se trouve en présence d’un langage ? Il semble que deux propriétés doivent s’y réaliser, deux propriétés solidaires l’une de l’autre. D’une part la symbolisation, d’autre part la communication.

  La question est de savoir si c’est le cas dans les conduites animales.

  On a bien l’impression d’observer une faculté de symbolisation. Le loup avertit par un hurlement les autres loups de la présence d’un danger, l’abeille ses compagnes de l’existence d’une source de nourriture. Les animaux font usage de signes renvoyant à des données objectives. Cependant est-ce vraiment une activité de symbolisation ? Y a-t-il mise en œuvre d’une faculté symbolique leur permettant de viser quelque chose comme chose signifiée par l’intermédiaire d’un signe ?

  De même, on a bien l’impression d’observer un processus de communication. Le message transmis par un singe vert avertissant par un cri de l’arrivée d’un rapace est bien reçu par les membres de la bande puisqu’ils dirigent leurs yeux vers le ciel. Pour autant a-t-on affaire à une communication au sens linguistique du terme, c’est-à-dire à une situation d’interlocution ?

  Pourquoi donc peut-on dire que le langage est un Rubicon qu’aucun animal n’a jamais franchi et qu’il est le propre de l’homme ?

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I)                   Ce qui dans les communications animales invite à parler de langage.

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  « Ce problème fascinant a défié longtemps les observateurs. On doit à Karl Von Frisch (professeur de zoologie à l’Université de Munich) d’avoir par des expériences qu’il poursuit depuis une trentaine d’années, posé les principes d’une solution. Ses recherches ont fait connaître le processus de la communication parmi les abeilles. Il a observé, dans une ruche transparente, le comportement de l’abeille qui rentre après une découverte de butin. Elle est aussitôt entourée par ses compagnes au milieu d’une grande effervescence, et celles-ci tendent vers elles leurs antennes pour recueillir le pollen dont elle est chargée, ou elles absorbent du nectar qu’elle dégorge. Puis, suivie par ses compagnes, elle exécute des danses. C’est ici le moment essentiel du procès et l’acte propre de la communication. L’abeille se livre, selon le cas, à deux danses différentes. L’une consiste à tracer des cercles horizontaux de droite à gauche, puis de gauche à droite successivement. L’autre, accompagnée d’un frétillement continu de l’abdomen (wagging dance), imite à peu près la figure d’un 8 : l’abeille court droit, puis décrit un tour complet vers la gauche, de nouveau court droit, recommence un tour complet sur la droite, et ainsi de suite. Après les danses, une ou plusieurs abeilles quittent la ruche et se rendent droit à la source que la première a visitée, et, s’y étant gorgées, rentrent à la ruche, où, à leur tour, elles se livrent aux mêmes danses, ce qui provoque de nouveaux départs, de sorte qu’après quelques allées et venues, des centaines d’abeilles se pressent à l’endroit où la butineuse a découvert la nourriture. La danse en cercles et la danse en huit apparaissent donc comme de véritables messages par lesquels la découverte est signalée à la ruche. La danse en cercle annonce que l’emplacement de la nourriture doit être cherché à une faible distance, dans un rayon de cent mètres environ autour de la ruche. Les abeilles sortent alors et se répandent autour de la ruche jusqu’à ce qu’elles l’aient trouvé. L’autre danse, que la butineuse accomplit en frétillant et en décrivant des huit (wagging-dance), indique que le point est situé à une distance supérieure, au-delà de cent mètres et jusqu’à six kilomètres. Ce message fournit deux indications distinctes, l’une sur la distance propre, l’autre sur la direction. La distance est impliquée par le nombre de figures dessinées en un temps déterminé; elle varie toujours en raison inverse de leur fréquence. Par exemple, l’abeille décrit neuf à dix « huit » complets en quinze secondes quand la distance est de cent mètres, sept pour deux cent mètres, quatre et demi pour un kilomètre, et deux seulement pour six kilomètres. Plus la distance est grande, plus la danse est lente.

  Les abeilles apparaissent capables de produire et de comprendre un véritable message, qui enferme plusieurs données. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance; elles peuvent les conserver en « mémoire »; elles peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait remarquable est d’abord qu’elles manifestent une aptitude à symboliser : il y a bien correspondance « conventionnelle » entre leur comportement et la donnée qu’il traduit. Ce rapport est perçu par les autres abeilles dans les termes où il leur est transmis et devient moteur d’action.

  Jusqu’ici nous trouvons, chez les abeilles, les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n’est possible, la capacité de formuler et d’interpréter un «signe » qui renvoie à une certaine « réalité », la mémoire de l’expérience et l’aptitude à la décomposer.

  Le message transmis contient trois données, les seules identifiables jusqu’ici: l’existence d’une source de nourriture, sa distance, sa direction On pourrait ordonner ces éléments d’une manière un peu différente. La danse en cercle indique simplement la présence du butin, impliquant qu’il est à faible distance. Elle est fondée sur le principe mécanique du « tout ou rien ». L’autre danse formule vraiment une communication; cette fois, c’est l’existence de la nourriture qui est implicite dans les deux données (distance, direction) expressément énoncées.

  On voit ici plusieurs points de ressemblance avec le langage humain Ces procédés mettent en oeuvre un symbolisme véritable bien que rudimentaire, par lequel des données objectives sont transposées en gestes formalisés, comportant des éléments variables et de «signification » constante. En outre, la situation et la fonction sont celles d’un langage, en ce sens que le système est valable à l’intérieur d’une communauté donnée et que chaque membre de cette communauté est apte à l’employer ou à le comprendre dans les mêmes termes » E. Benveniste. Problèmes de linguistique générale.

  Il y a ici plusieurs points apparentant la communication animale à un système linguistique, pourtant est-il légitime de penser qu’il y a de la part des abeilles une véritable activité de symbolisation et de communication ? Qu’est-ce que symboliser et suffit-il qu’il y ait communication unilatérale pour qu’il y ait communication langagière ?

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II)                En quoi est-il abusif de parler de langage ?

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   « Mais les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain. Celle-ci, d’abord, essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d’un appareil « vocal » alors qu’il n’y a pas de langage sans voix. D’où une autre différence, qui est d’ordre physique. N’étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s’effectue nécessairement dans des conditions qui permettent une perception visuelle, sous l’éclairage du jour; elle ne peut avoir lieu dans l’obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation.

  Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu’il n’y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique »; déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique; mais aussi en ce sens que le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce.

  On n’a pas constaté qu’une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l’expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à l’infini. L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre message. Chacune de celles qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d’après le message premier mais d’après la réalité qu’elle vient de constater. Or, le caractère du langage est de procurer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique. Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du langage humain. De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situation objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni transposition possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l’expérience, en ce sens qu’il n’y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Il y aurait ici beaucoup de distinctions à faire au point de vue du symbolisme humain dont la nature et le fonctionnement ont été peu étudiés. Mais la différence subsiste.

  Un dernier caractère de la communication chez les abeilles l’oppose fortement aux langues humaines. Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n’y pouvons voir qu’un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l’objet relaté. Mais il est impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses « morphèmes », de manière à faire correspondre chacun de ces morphèmes à un élément de l’énoncé. Le langage humain se caractérise justement par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui se laissent combiner librement selon des règles définies, de sorte qu’un nombre assez réduit de morphèmes permet un nombre considérable de combinaisons, d’où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de signification se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d’articulation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l’assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonèmes « vides », organisés en systèmes, forment la base de toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne laisse pas isoler de pareils constituants; il ne se ramène pas à des éléments identifiables et distinctifs » Ibid.

  Cette analyse montre combien l’activité symbolique procède d’une manière d’être au monde, totalement étrangère à l’animal et au contraire familière à l’homme même s’il n’est ni poète, ni savant, ni penseur, ni artiste. Elle témoigne d’un besoin proprement spirituel de s’approprier le monde, en en faisant le corrélat d’une conscience le configurant comme monde signifié. Symboliser consiste à donner sens et à viser la signification comme une fin en soi.

  Parler consiste à dire quelque chose à propos de quelque chose et à le dire à quelqu’un avec qui on noue  une relation spirituelle et morale

  Rien de tel n’est observable dans le comportement animal. La signification n’est jamais visée comme un but, les signes utilisés ne mettent pas en jeu une activité signifiante et ne donnent pas lieu à une situation d’interlocution.

  En témoigne le fait que l’émission de signes est toujours déclenchée par une excitation directe et qu’elle est toujours en rapport avec un besoin. D’où la pauvreté et la fixité des contenus du message. Sa rigidité aussi. Si la situation change, l’animal est inapte à inventer un nouveau signe. Von Frisch le vérifie en posant une source de nourriture au sommet d’un pylône de radiodiffusion. Les abeilles pourvoyeuses le découvrent mais ne peuvent pas le signifier. « Il n’est pas prévu d’expression signifiant « en haut » dans le langage des abeilles. C’est qu’aucune fleur ne pousse dans les nuages » écrit-il.

  Cette expérience montre que les signes animaux sont des signes instinctifs. Ils sont propres à une espèce, ne varient pas dans le temps, renvoient toujours aux mêmes données, procèdent d’automatismes. Ce sont essentiellement des signaux par lesquels les animaux obtiennent les uns des autres les comportements utiles à la conservation de l’espèce.

  L’animal ne fait jamais ni de ses états, ni de son monde un symbole c’est-à-dire un signe renvoyant à un sens. Il semble privé de ce qui est le propre de l’homme, à savoir la fonction symbolique par laquelle celui-ci ouvre un monde de significations, monde de la culture où l’échange des paroles n’est pas tributaire d’un contact direct avec la chose mais peut s’effectuer à partir des seules données linguistiques.

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III)             Le langage est le propre de l’homme.

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  Il est la marque de la nature spirituelle, morale et culturelle de l’homme.

  C’est avant tout parce qu’il y a en lui une intériorité spirituelle que l’homme parle. Descartes le souligne avec force : « Il n’y a aucune de nos actions extérieures qui puissent assurer ceux qui les examinent que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais aussi qu’il y a en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent sans se rapporter à aucune passion ». Lettre au marquis de Newcastle. 23.11.1646.

  La notion d’âme renvoie à celle de raison mais aussi, comme le veut Rousseau, à la sensibilité, à une voix en nous qui est celle de la nature, et que la fonction première du langage est de porter à l’expression afin d’expérimenter avec les autres notre communauté de nature. Langue chantante, passionnée traçant vers l’autre des chemins d’émotion et de communion dans le partage de nos sentiments singuliers, de nos rêves, de notre espérance d’un monde structuré sur la loi de bonté et de justice. La parole est l’éloquence de l’humain ou alors elle s’est vidée de son âme en se rationalisant et en se dévoyant dans une fonction purement utilitaire.

  Petite musique de l’âme, elle en est aussi l’accomplissement au sens où l’homme n’actualise son humanité qu’en nouant avec les autres des rapports d’amitié et de justice. Et comme le rappelle Hannah Arendt : « Pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un « parler-ensemble » constant unissait des hommes en une polis » Vies politiques. 1974.

  La parole exprime aussi l’humain en le manifestant comme celui qui est destiné à dévoiler le réel, à le porter à l’expression de son sens. « L’homme est le berger de l’Etre » soutient Heidegger et cela tient à une modalité d’être foncièrement différente de celle de l’animal. «  Si plantes et animaux sont privés de langage c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant, sans être librement situés dans l’éclaircie de l’Etre. Or seule cette éclaircie est monde ». Lettre sur l’humanisme.

Heidegger développe cette idée dans son cours de 1929.1930. « La pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est configurateur de monde » affirme-t-il, et si plantes et animaux sont « suspendus sans monde dans leur univers environnant, ce n’est pas parce que le langage leur est refusé ». Ce n’est pas la capacité phonique d’articulation qui leur fait défaut, c’est la façon typique de l’existant d’être hanté par le néant, d’être à distance de ce qu’il peut ainsi dévoiler en le faisant advenir au langage. La parole est la caractéristique ontologique de l’existence, ce qui trace la frontière entre le vivre englué dans l’Être, sur le mode massif, consistant et quiet de la chose et l’exister.

  L’homme vit donc dans un monde de significations et c’est toujours à des significations qu’il réagit. Il parle une langue et chaque langue est une vision du monde caractéristique du peuple ayant déposé en elle sa singularité. L’homme habite le monde intermédiaire entre l’esprit humain et le réel car le langage est l’expression de cet entre-deux du sujet et de l’objet. Mais cet entre-deux n’est pas universel. Il porte la marque d’une culture et s’il n’est pas une prison dans la mesure où l’âme peut s’émanciper de ses racines par sa capacité de transcendance, il en recèle toujours le risque. Le monde de l’homme est configuré par le langage et la langue est un fait social.

  D’où l’effort de la culture qui n’est jamais de faire écho à son conditionnement ethnique mais toujours d’ouvrir sa parole à l’exigence de l’universel.

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  Conclusion :

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  Les animaux font bien usage de signes pour communiquer. Mais « ce n’est pas un langage, c’est un code de signaux. Tous les caractères en résultent : la fixité du contenu, l’invariabilité du message, le rapport à une seule situation, la nature indécomposable de l’énoncé, sa transmission unilatérale » Benveniste. Ibid.

  Dans un entretien donné au journal Le monde 1.02.2002, Boris Cyrulnik affirmait :    «  Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est la parole. Non pas le langage, car les animaux aussi ont un langage. Mais l’aptitude à créer un monde spécifiquement humain par des représentations verbales : le monde des mots. Darwin, dès ses premiers travaux, a parlé du « mur du langage ». Cette métaphore exprimait bien que la parole métamorphose la condition d’être vivant. J’utiliserai une autre métaphore : la chenille vit dans un monde terrestre d’ombre et d’humidité, le papillon dans un monde aérien de lumière, et l’un et l’autre sont pourtant en continuité biologique. Notre chrysalide à nous, c’est la parole. Nous vivons dans un monde biologique mais aussi comme le papillon, dans le monde aérien de la parole ».

 

Cf. Descartes et la question du langage animal. [1]

Cf. Le propre de l’homme en question. [2]