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Peut-on forcer quelqu’un à être libre?

 

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 Introduction détaillée :

   Dans l’allégorie de la caverne Platon introduit le mouvement de libération du prisonnier par une formule étonnante : « Qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser… » Et Rousseau justifie dans Du contrat social  l’usage de la force publique pour obtenir l’obéissance du citoyen à la loi républicaine par cette célèbre affirmation : « ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre » (Livre 1 ch.7)

 

      Il y a là un paradoxe, car il nous semble que les deux expressions s’excluent. Soit on est libre et l’on n’est pas forcé à quoi que ce soit, soit on est forcé à faire quelque chose et l’on n’est pas libre. D’où la question  soumise à notre réflexion. Est-il possible de soutenir le paradoxe ? Tel est le premier enjeu de la question. Le « peut-on »  nous demande d’ interroger la possibilité logique, le problème se formulant dans les termes suivants : N’est-il pas contradictoire, absurde de prétendre une chose pareille ? Ne faut-il pas en toute rigueur pointer l’antinomie entre les notions de forcer et celle de liberté ?

  (Ces questions annoncent la thèse : forcer à être libre est une contradiction dans les termes. Le développement de la thèse conduit nécessairement à définir la liberté négativement comme absence de contraintes et positivement comme libre arbitre (Descartes) libre nécessité (Spinoza) autonomie (Rousseau et Kant).

 

  Pour autant qu’il soit absurde de contraindre quelqu’un à être libre ne signifie pas qu’il soit impossible de concilier l’idée de liberté et celle de contrainte. Le pédagogue renonçant, dans certains cas, à faire usage de la contrainte abandonne l’enfant à ses démons et compromet ses possibilités de conquérir l’autonomie rationnelle. De même un pouvoir politique refusant de mobiliser la force pour garantir le respect de la loi protégeant la liberté du citoyen accepte que cette liberté soit piétinée. N’est-ce pas l’aveu que la question est plus complexe qu’il n’y paraît et que le souci de faire advenir la liberté fait obligation à ceux à qui est confiée cette mission (le pédagogue ou le législateur) de recourir aux contraintes lorsque cela s’impose ? Au fond, de ce que la liberté et la contrainte sont antinomiques, il ne s’ensuit pas que la liberté soit donnée et que sa conquête puisse faire l’économie du recours à la contrainte. D’où le second enjeu de notre question. Le « peut-on » invite à interroger la possibilité morale, le problème se formulant ainsi : Le législateur et le pédagogue n’ont-ils pas le droit de faire usage de la force pour donner ses chances à la liberté ? Ne faut-il pas admettre la légitimité de ce pouvoir?  

  (Ces questions annoncent l’antithèse et il va de soi que pour concilier le principe de la liberté et celui de la contrainte il convient de déplacer la perspective. Il faut introduire l’idée que la liberté n’est pas une donnée, c’est une conquête. Elle prend sens essentiellement comme processus de libération à partir d’une condition première marquée par la servitude. Or la servitude a ceci de redoutable qu’on perd en elle jusqu’au désir d’en sortir. Dostoïevski  remarquait qu’ « il n’y a qu’une chose que les hommes préfèrent à la liberté, c’est l’esclavage ». Dès lors si la liberté implique la négation de ce qui la nie, la responsabilité des autorités en charge de l’idéal de liberté n’est-elle pas, pour le pédagogue d’aider l’enfant à surmonter ce qui l’aliène en exerçant une contrainte sur son penchant à la paresse et à la sauvagerie ; et pour le législateur de contraindre la liberté sauvage pour instituer la liberté civile ? Un sujet contraint obéit sans doute mais l’obéissance [1] pas davantage que l’hétéronomie n’est par principe esclavage. L’expérience montre au contraire qu’on ne conquiert la maîtrise que par la médiation d’un maître, qu’on n’accède à l’autonomie que par voie d’hétéronomie. Il n’y a pas plus de liberté politique sans lois qu’il n’y a de liberté intellectuelle et morale sans de solides apprentissages. Mais il y a toujours des récalcitrants rendant nécessaires la contrainte pédagogique et la contrainte juridique. D’où la possibilité de fonder un droit de faire usage de la contrainte au service d’une liberté à faire éclore.

  Le traitement de la question peut être élargi à d’autres contraintes que celles qui mettent en jeu le rapport des volontés. Il y a aussi les contraintes du réel et il est important de comprendre que s’il n’y a d’obstacles que par le projet d’une liberté, il n’y a de liberté effective que par la capacité humaine de jouer avec les contraintes, de les déjouer et d’en triompher. Ce n’est pas seulement par la force des hommes que l’on est mis en situation de se libérer, c’est aussi par la force des choses. Néanmoins si l’on envisage la question sous cet angle, il est nécessaire de réinterpréter le « peut-on ». Le problème n’est plus : est-il légitime de forcer les hommes à être libres mais : n’est-ce pas parce que les hommes sont soumis à de multiples contraintes que la liberté s’impose à eux comme processus de libération?)

 

  Reste que tant qu’on a à mobiliser la force pour faire triompher la liberté  il n’y a guère de sens à dire que celui sur lequel s’exerce cette force est libre. C’est parce qu’il n’est pas encore parvenu à l’autonomie rationnelle qu’un homme a besoin d’un éducateur ou d’une police. La nécessité du recours aux contraintes signale la servitude présente de celui qui les rend nécessaires. D’où l’aporie qui est sans doute celle de la pédagogie et de la politique. L’une et l’autre peuvent avoir comme enjeu la liberté. Et parce que la liberté s’accomplit essentiellement comme processus de libération, il faut contraindre ce qui dans l’humanité maintient celle-ci dans la servitude. Mais tant que le pédagogue et le politique sont obligés (attention : obligation [2]n’est pas synonyme de contrainte. Etre obligé signifie avoir le devoir de…) de mobiliser la force pour obtenir les conduites correspondant à une exigence de liberté, ils ne sont pas en présence de sujets libres. Voilà pourquoi, ce n’est jamais sans tristesse que l’autorité gardienne d’une promesse de liberté se résigne à utiliser la contrainte. Il y a là comme le témoignage de sa propre impuissance à triompher de la servitude. Et s’il est vrai qu’elle n’a pas le droit de renoncer à s’efforcer d’incarner l’idéal de la liberté dans les faits, il est non moins vrai qu’il est impossible, pour une raison conséquente, de comprendre comment on peut sauver une fin en mobilisant des moyens qui lui sont contraires. Il y a là une aporie c’est-à-dire une impasse pour la pensée.

 

  Kant a formulé cette redoutable aporie dans les termes suivants : «  Comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. » Réflexions sur l’éducation.

 Qui ne voit qu’il y a là une difficulté théoriquement insurmontable ?

 

  NB : La réussite éducative supprime le problème, en établissant par la pratique, la possibilité de dépasser la contradiction et de concilier la contrainte et la liberté, mais un problème supprimé en pratique n’est pas un problème résolu en théorie.