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Parler est-ce le contraire d'agir?

 

 

 

 Méthode : On analyse les termes de l’énoncé au brouillon afin de pouvoir élaborer l’introduction (dont on sait qu’elle formule avec précision la problématique).

 
Travail préparatoire :
 
1)      Analyse de la notion de parole :
 
   Parler consiste à articuler des sons afin de faire entendre quelque chose à quelqu’un. La parole est une opération de signification et de communication. Elle suppose la fonction symbolique par laquelle l’homme médiatise son rapport au réel par des signes c’est-à-dire transpose son monde visible et invisible en un monde de significations. La parole est production de sens, elle est l’expression de la pensée dans l’énigmatique pouvoir qui est le sien : celui de s’approprier symboliquement le réel.
   Lorsqu’elle n’est pas silencieuse comme c’est le cas dans l’expérience de la pensée (Platon disait que « la pensée est le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même ») la parole est toujours adressée à quelqu’un. Elle met en présence deux sujets. Elle implique, même si c’est souvent pour la nier dans les faits, une condition d’ordre spirituel et moral, à savoir la reconnaissance de l’autre comme un être semblable à moi-même. Au moment où j’adresse la parole à quelqu’un, je le constitue comme autrui, je reconnais notre communauté de nature. Je présuppose notre intersubjectivité. Comme moi, autrui est un sujet capable d’entendre et de produire du sens. Par la parole, nous essayons de communiquer les uns avec les autres, ce qui signifie échange d’idées mais aussi rencontre, institution du lien humain au sens où celui-ci n’est pas encore pleinement humain tant qu’il s’ébauche en deçà de notre dimension spirituelle et morale.
 
2)      Analyse de la notion d’action :
 
a) Agir consiste à être actif (# être passif), se mouvoir, faire dans les multiples acceptions du terme : être cause de ; fabriquer ; construire ; produire des effets.
b) Agir consiste à intervenir sur une réalité pour la changer, la modifier, quelle que soit la nature de cette réalité : matérielle, psychologique, institutionnelle ou autre.
Quatre caractères définissent l’action :
 
3)      Analyse de la notion de contraire.
 
   On dit que deux concepts sont contraires lorsque, considérés sous le même rapport, ils présentent la plus grande différence possible. On peut les opposer radicalement de telle sorte que l’affirmation de l’un implique la négation de l’autre, ex : « Si tu parles tu n’agis pas » ; sans que la négation de ce même concept : « si tu ne parles pas » entraîne nécessairement l’affirmation de l’autre : « tu agis ». Dans ce cas on ne serait pas en présence de deux concepts contraires mais de concepts contradictoires.
 
 
Elaboration de la problématique.
 
   Il est possible à présent de faire apparaître les problèmes que l’énoncé nous demande d’affronter en les formulant de manière dialectique.
   Il n’est pas interdit de signaler que sur cette question il y a une idée toute faite, massivement partagée et très dogmatique comme l’est d’ordinaire l’opinion.
 
Introduction :
 
   Si l’on en croit l’opinion, la parole serait aux antipodes de l’action. Il est commun d’opposer l’homme d’action à l’homme de parole et de valoriser le premier par rapport au second. La parole serait vaine, le sérieux consisterait à agir. La question est de savoir ce qu’il en est de ce jugement en interrogeant l’essence de la parole.
   Ainsi y a-t-il sens à dire que parler consiste à être passif ? N’est-il pas évident qu’un sujet parlant n’est pas inactif et même que l’activité de parler est parfois épuisante ? Il suffit d’observer les professionnels de la parole (professeur, orateur politique etc.) pour s’en convaincre. La sueur inondant le visage de Raymond Devos sur scène donnait la mesure de l’effort en jeu dans sa parole et il n’avait sans doute pas besoin de la grammaire pour savoir que le mot est un verbe d’action, non un verbe d’état.
  Néanmoins si agir consiste à intervenir sur une réalité pour la changer, n’est-on  pas fondé à pointer l’inefficacité de la parole à produire des effets dans certaines situations ? On n’attend pas du chirurgien qu’il se contente de parler et il y a longtemps que le magicien a dû s’effacer au profit du technicien. L’opinion n’a donc pas tort de dénoncer l’imposture d’une certaine parole et de rappeler que dans de nombreux cas agir consiste à faire autre chose que parler.
   Mais cela signifie-t-il pas que la parole soit impuissante à produire des effets par principe ? L’expérience montre au contraire que la parole est un pouvoir d’une efficacité parfois redoutable, non seulement dans le rapport des hommes entre eux mais aussi dans le rapport de l’homme au réel.
   Alors qu’est-ce que parler et s’il est vrai que la parole est une action, de quelle espèce est cette action et en épuise-t-elle le genre ?
 
 
Développement :
 
I)                   La parole est en soi une action.
 
a)      En toute rigueur le contraire de parler, c’est se taire tandis que le contraire d’agir, c’est être passif. Un locuteur n’est pas en état de passivité. Il ne l’est ni physiquement, ni mentalement. Pour articuler des sons, il doit mettre en œuvre des muscles, une énergie. La parole est une opération physique dont ceux qui la manient, à titre professionnel, savent combien elle requiert d’efforts, d’autant plus qu’elle exige aussi une activité mentale. Celle-ci est inégale selon les niveaux de symbolisation et de communication mais elle est en jeu même dans les paroles peu soucieuses de densité signifiante.
b)      La parole est aussi en soi une action dans la mesure où dans une assemblée d’hommes, elle est rarement offerte. Il faut prendre la parole. Expression éloquente signifiant que la parole est d’ordinaire confisquée par les plus puissants ou les plus habiles. « Prendre la parole » requiert souvent du courage, ne serait-ce que celui de s’exposer, ce qui ne va pas toujours sans risque. Hannah Arendt a particulièrement souligné cette essence de la parole. Le monde humain est celui d’une pluralité d’êtres à la fois différents et égaux. L’identité personnelle de chacun ne peut apparaître qu’en s’exprimant dans l’acte de parole et dans toutes les autres modalités de la vie active. « La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole a le double caractère de l’égalité et de la distinction Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins immédiats et identiques […]
         En agissant et en parlant les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités  personnelles uniques et font ainsi leur apparition dans le monde humain, alors que leurs identités physiques apparaissent, sans la moindre activité, dans l’unicité de la forme du corps et du son de la voix. Cette révélation du « qui » par opposition au « ce que » – les qualités, les dons, les talents, les défauts de quelqu’un, qu’il peut étaler ou dissimuler – est implicite en tout ce que l’on fait et tout ce que l’on dit. Le « qui » ne peut se dissimuler que dans le silence total et la parfaite passivité, mais il est presque impossible de le révéler volontairement comme si l’on possédait ce « qui » et que l’on puisse en disposer de la même manière que l’on a des qualités et que l’on en dispose. Au contraire, il est probable que le « qui », qui apparaît si nettement, si clairement aux autres, demeure caché à la personne elle-même, comme le daimôn de la religion grecque qui accompagne chaque homme tout au long de sa vie, mais se tient toujours derrière lui en regardant par-dessus son épaule, visible seulement aux gens que l’homme rencontre. » Condition de l’homme moderne, Calmann- Lévy, Agora, p. 231.236
 
   Déploiement d’une énergie physique et mentale, intervention parfois audacieuse parmi les hommes, la parole est loin de connoter passivité. Alors pourquoi l’opinion oppose-t-elle la parole à l’action ? Peut-on la légitimer ?
 
II)                La parole est le contraire de l’action.
 
   Que l’opinion, voire le bon sens expriment un soupçon à l’égard de la parole, cela est clair dans de nombreuses formules. « Ce n’est qu’un beau parleur » ; « assez de mots, des actes » ; « C’est plus facile à dire qu’à faire ».
   Dans tous ces jugements, on accuse un certain usage de la parole de relever de l’esbroufe avec tous les caractères qui en dérivent : c’est illusoire et mensonger, pléthorique et stérile, peu coûteux et creux comme tout ce qui s’affranchit de l’épreuve du réel. Par contraste, l’action se vérifierait à son effectivité, à sa modestie aussi, gage de son poids de réalité.
   Ce procès est donc d’une extrême sévérité mais il est souvent fondé.
 
 
 
 
   Cette déception alimente un discrédit de la parole dont le procès a été instruit par de grands penseurs.
   Marx, par exemple, oppose la parole à l’action comme la théorie à la pratique. «  Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe c’est de le transformer » Thèses sur Feuerbach (1848). Contre les hommes de parole et de pensée qui laisseraient le monde inchangé et seraient ainsi les alliés objectifs du conservatisme, il en appelle à l’action militante et à la transformation du monde par le travail et la violence révolutionnaire.
   Voltaire, dans Candide, fait taire le disert Pangloss, étymologiquement le « tout en parole » par une formule de sagesse pratique : « Il faut cultiver son jardin ».
   Rousseau, dans le Discours sur les sciences et les arts, lie les progrès de l’éloquence à la dégénérescence des moeurs. Les époques où l’on parle beaucoup de la vertu ne sont pas celles où l’on est vertueux. Celles où l’on parle beaucoup de ce qu’il faut faire ne sont, sans doute, pas celles où l’on fait vraiment.
   Les Ecritures aussi mettent en garde contre l’inanité de la parole lorsqu’elle n’est pas traduite en actes : « Aimez non pas en paroles mais en acte et en vérité ».
   En parole, en effet, tout est possible et facile. On peut affirmer tout et son contraire, on peut se donner tous les rôles et tous les pouvoirs. Le réel n’offre aucune résistance.
  On peut rêver, se leurrer et s’abandonner aux mirages de l’utopie. Il n’y a plus de limites à la liberté mais c’est une liberté abstraite qui, en s’affranchissant des contraintes de l’incarnation, perd toute crédibilité. Parole vide, creuse, vaine, irresponsable, prétentieuse, mensongère. Il n’est pas étonnant  qu’une telle parole donne le goût du silence et de l’efficacité pragmatique.
 
   Au terme de cette analyse, on peut donc conclure que si parler revient à différer l’action, à s’y substituer, à la singer ou à la rêver alors oui, parler est le contraire d’agir. Mais cela ne signifie pas que la parole ne soit pas une action, cela signifie que dans certaines conditions, agir consiste à faire autre chose que parler. Car l’opinion se trompe lorsqu’elle oppose, de manière absolue, la parole à l’action. En réalité le pouvoir agissant de la parole est considérable. Il peut s’analyser comme action sur le réel, action sur autrui et action sur soi-même.
 
III)             Parler c’est agir.
 
A)    La fonction créatrice du verbe.
 
   L’erreur serait de croire que « la parole est un zéphyr qui court légèrement à la surface des choses, qui les effleure sans les altérer. Et que le parleur est un pur témoin qui résume par un mot sa contemplation inoffensive. Parler c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence » écrit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, Idées, p. 29. Il signifie qu’en nommant les choses, en leur conférant un sens, la parole ne laisse pas le monde inchangé.
   Le mot fait exister pour la conscience. Ce qu’on ne nomme pas n’a pas d’existence pour nous. Nommer consiste à tirer du néant, à faire venir à l’existence. « Si vous nommez la conduite d’un individu vous la lui révélez : il se voit » dit Sartre, Ibid.
   La parole fait surgir le réel en le dévoilant d’une certaine manière. C’est déjà le cas de chaque langue dont la linguistique montre qu’elle est « une métaphysique latente ». Apprendre une langue maternelle est déjà une manière d’analyser le réel, de le faire signifier conformément à la mentalité, aux intérêts, aux projets du peuple auquel on appartient et qui, à travers le prisme de sa langue, s’approprie symboliquement le réel. Chaque système symbolique révèle le monde à sa façon. Il opère sur le réel par une action que Sartre appelle « une action par dévoilement », action dont on peut dire qu’elle accomplit un coup de force sur le réel. En effet qu’est-ce que ce dernier avant l’acte de lui donner tel ou tel sens ? Un quasi néant, une présence muette et indifférenciée. C’est la parole qui le configure et toute symbolisation est tributaire d’une façon de se projeter vers les choses. Elle traduit un désir de changement ou de conservation, elle porte en elle des valorisations implicites.
   Ex : Dévoiler l’obésité comme surcharge pondérale, ce n’est pas la même chose que la dévoiler comme un autre genre de proportions.
   Ex : Dévoiler tel individu comme personne, ce n’est pas la même chose que le dévoiler comme « sauvage ».
      En créant une symbolique, l’homme exerce sa maîtrise sur le monde et réciproquement cette symbolique conditionne des façons d’agir. L’homme vit dans un monde de significations et c’est toujours à des significations qu’il réagit.
   Ex : Une surcharge pondérale doit être limitée par un régime alimentaire, une hygiène de vie voire un traitement médical. Un autre type de proportion demande à être reconnu comme une norme vitale aussi habilitée qu’une autre à incarner la réussite de la vie.
   Une personne est une réalité métaphysique et morale qui appelle le respect, un « sauvage » est un être inférieur qu’il faut civiliser.
 
   Il s’ensuit que parler n’est ni innocent, ni inoffensif. La parole a une fonction créatrice qui est soulignée dans la Bible par les célèbres formules :
   « Dieu dit : « Que le lumière soit ! » et la lumière fut », Genèse, Ancien Testament.
   « Au commencement était le verbe », Prologue de l’Evangile selon St Jean, Nouveau Testament.
 
B)    La fonction politique de la parole.
 
   Si l’action de dévoiler le réel a une telle importance, on comprend que ce soit un des grands enjeux de pouvoir au sein d’une communauté d’hommes. Toute société a besoin d’un ciment idéologique pour être cohérée et c’est par la parole que sont véhiculées les significations et les valeurs communes. Le pouvoir politique appartient donc à ceux qui parviennent à imposer les visions dominantes, à l’intérieur d’une cité donnée. C’est dire, comme Platon le montre dans l’allégorie de la caverne, que les véritables maîtres sont les maîtres de la parole.
   De fait tous les gourous du monde, tous les grands chefs démagogiques doivent à leur art rhétorique, le pouvoir démesuré qu’ils exercent sur les esprits. Gorgias le revendique ouvertement : « Avec ce pouvoir tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et quant aux fameux financier on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules ». Platon, Gorgias, 452d.
   Gorgias affiche ici une vérité s’exhibant chaque jour sur la scène sociale. La compétence, l’idée rationnelle du vrai ou du juste ne font pas le poids lorsqu’elles sont en concurrence avec le rhéteur. Aussi tant que les hommes ne pensent pas, tant qu’ils n’examinent pas la valeur de vérité de ce qu’ils disent, demeurent-ils prisonniers de significations convenues. Ils subissent à leur insu la domination des maîtres du moment. L’opinion, puisque c’est ainsi qu’il faut appeler une pensée non réfléchie, est une pensée manipulée, asservie au magistère de ceux qui la fabriquent (cf. l’image platonicienne des montreurs de marionnettes). L’exhortation à penser qui est la substance de la parole socratique est donc invitation à se réapproprier un pouvoir confisqué. Sa fonction est de déjouer le pouvoir de ceux qui font de la parole une pure technique de pouvoir. Elle est politique et subversive par nature.
   Pouvoir asservissant de la parole sophistique ou pouvoir libérateur de la parole philosophique, là encore il apparaît que la parole n’est pas  impuissante à produire des effets.
 
   Le pouvoir dans la cité est même tellement de nature langagière, qu’agir politiquement au sens noble consiste à parler. Par la prise de parole, les membres du corps social accèdent à la reconnaissance sociale ; les problèmes posés par la vie en commun peuvent être formulés publiquement et résolus par voie de négociation. Là où la parole cesse d’être le moyen de l’agir politique, ce sont les armes qui se font entendre. La parole est le mode de gestion démocratique de notre être-ensemble, le moyen par lequel les conflits issus de la diversité des opinions et des intérêts se régulent. Il n’est donc pas étonnant que chacun soit tenté de mettre la parole au service de ses intérêts. L’usage sophistique de la parole est au fond dans l’ordre des choses. Ce qui l’est moins est son usage philosophique à l’œuvre dans l’authentique dialogue. Car celui-ci n’est pas une manière de reconduire la violence des rapports de force, en leur donnant une forme plus acceptable. Il la suspend en soumettant l’échange avec l’autre à une exigence transcendant les oppositions partisanes. Cette exigence est la vérité ou la justice, la mesure de ces valeurs n’étant pas nos intérêts particuliers ou notre arbitraire individuel mais notre raison commune.
   Le jour où le débat public s’élèvera à la hauteur du dialogue, faire de la politique sera bien une activité digne d’un être raisonnable. On sait ce qu’il en est dans les faits… Voilà pourquoi Socrate peut prétendre qu’il est le seul à posséder l’art politique et néanmoins s’interdire d’intervenir à l’assemblée du peuple. Le véritable politique se détournant de l’arène politique et condamné à mort par la scène politique, ne doutons pas qu’il y ait là une figure de la tragédie humaine.
 
C)    La fonction psychologique de la parole.
 
   Action, la parole l’est aussi dans la relation interpersonnelle. Par elle, les hommes entrent en contact, se touchent par une autre opération que celle de la rencontre des épidermes.  La voix déjoue l’obstacle de l’extériorité des corps, elle s’insinue au cœur de l’intériorité qu’elle peut bouleverser, réjouir ou blesser. « Les mots sont des pistolets chargés » affirme Brice Parain et Shakespeare écrit dans Hamlet que « les poignards qui ne sont pas dans les mains peuvent être dans les paroles ». La parole induit des effets psychologiques. Comme la musique elle suscite des états émotionnels, affectifs. C’est même, pour Rousseau, parce que l’homme est un être de passion, en relation affective avec le monde et avec les autres qu’il parle. Il s’efforce d’exprimer les états de son âme afin de toucher une autre âme et de nouer la relation humaine au niveau de la sensibilité.
   Il s’ensuit que la violence à l’encontre d’une personne n’est pas seulement physique. Il y a une violence morale consistant à détruire l’autre par des paroles injustes, humiliantes. Les mots peuvent retentir à l’infini dans une psyché et la conduire à désespérer d’elle-même.
   Ils ont aussi la capacité de faire écho dans le corps social en faisant courir la rumeur qui salit les réputations, calomnie, produit du faux en lui donnant la consistance du vrai, avec cette facilité qui fait qu’avec la parole il peut y avoir « de la fumée sans feu ». D’où la clairvoyance des Ecritures lorsqu’elles dénomment la médisance « le fouet de la langue ».
 
D)    La fonction pédagogique de la parole.
 
   Le pouvoir psychologique de la parole fonde sa fonction pédagogique. L’homme naît inachevé. Il n’est pas d’emblée un sujet intellectuel et moral. La nature lui a laissé le soin de développer et de réaliser ses dispositions naturelles par le processus de l’éducation. Or l’acte de formation intellectuelle et morale passe essentiellement par la parole. Elle transmet les connaissances mais aussi, et c’est la différence entre instruire et éduquer, elle formule des exigences, elle dit la loi, le devoir-être. Elle adresse des demandes et ce sont ces exhortations qui enfantent le petit de l’homme. L’expérience montre que les hommes sont essentiellement ce qu’on leur demande d’être.
   Par exemple, ne peut advenir responsable que le sujet mis en demeure, par la parole d’une autorité, de répondre de ses actes et de ses paroles. Ne peut advenir sujet compétent, talentueux, réfléchi que le sujet, mis en situation par la parole qui transmet les savoirs, d’en assimiler les contenus et de les utiliser de manière intelligente.
   A la frontière du psychologique et du pédagogique, on peut dire que la parole d’amour fait souvent éclore le meilleur des individus, la parole de haine le pire. C’est que « l’homme ne se nourrit pas que de pain » ainsi que le dit la Bible, il se nourrit aussi de paroles.
   Songeons à la parole de Monseigneur Myriel dans Les Misérables, qui, en innocentant Jean Valjean du larcin commis, le crée dans ce qu’il s’efforcera désormais d’être : un honnête homme soucieux de ne jamais trahir cette parole de confiance.
 
E)     La fonction thérapeutique de la parole.
 
   « Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte » affirme Isak Dinesen (alias Karen Blixen, 1889.1962)
   Dire, pourrait écrire le poète, sera mon défaire. Exprimer son angoisse, c’est déjà être moins angoissé, dire sa faute, c’est déjà se sentir moins coupable, dire ce qui ne va pas dans la relation à l’autre, c’est commencer à dénouer le conflit, prélude peut-être à un nouvel avenir de ce qui semblait compromis.
   La parole a des effets cathartiques. D’où la pratique de la confession à l’œuvre dans le catholicisme ou les thérapeutiques psychologiques dont nos concitoyens font un grand usage aujourd’hui. Cf. le cours sur la psychanalyse pour développer ce point. Freud disait que « ce qui l’on ne dit pas avec des mots, on l’exprime par des maux.»
 
F)     La fonction performative de la parole.
 
   Dans son livre Quand dire c’est faire, (1963), John Austin montre que dans certains contextes l’exécution d’une action consiste essentiellement à prononcer certains mots.
   Par exemple lorsque le prêtre dit : « je te baptise au nom du Père, du Fils et du St Esprit », ou l’officier d’état civil : « je vous déclare unis par les liens du mariage », l’acte de baptiser ou de marier consiste à prononcer ces énonciations. Si un membre du couple répond : « non je ne veux pas prendre pour époux un tel » c’en est fini de la cérémonie, l’institution du lien conjugal n’est pas accomplie.
   Austin appelle ces énoncés des énoncés performatifs et il les distingue des énoncés constatifs. Ce dernier consiste à décrire un événement (il pleut) sans pour autant en modifier le cours. Un énoncé performatif au contraire est destiné à intervenir sur la réalité. Le pardon, la promesse, une question, une excuse etc. ont un effet sur l’autre et ils modifient la situation dans laquelle chacun se trouve.
 
   Conclusion :
 
   Au terme de cette réflexion, on comprend l’irréflexion de l’opinion, lorsque sans nuance, elle oppose la parole et l’action. En réalité la parole est par essence une action mais elle n’en épuise pas le genre. Elle n’en est qu’une espèce et dans de nombreux cas, agir consiste à faire autre chose que parler.