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N’oublie pas de vivre. Pierre Hadot.

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Je ne peux jamais ouvrir un livre de Pierre Hadot sans éprouver cette profonde admiration que suscite toujours, chez un même auteur, l’authentique érudition jointe à l’extrême simplicité du discours. Son verbe a la beauté du sens lorsque celui-ci est lesté du poids d’une vie consacrée à la philosophie. Or celle-ci ne fut pas toujours, comme une certaine pratique moderne peut le laisser croire, une activité ayant pour fin la construction d’un système conceptuel. Même si la théorie a toujours été centrale dans la philosophie, elle était inséparable d’une manière de vivre qu’elle fondait et justifiait.

   «  Dans l’Antiquité, par exemple chez Epictète, Plutarque, ou encore Platon, on trouve une critique virulente de ceux qui se veulent exclusivement « professeurs », qui veulent briller par leurs argumentations et leur style et qui se distinguent ainsi de ceux qui vivent leur philosophie. Cette même opposition se perpétue dans la philosophie moderne. Kant oppose à la philosophie scolaire la philosophie du monde qui intéresse tout homme. Schopenhauer se moque de la philosophie universitaire qui n’est que de l’escrime devant un miroir. Thoreau déclare : « De nos jours, il y a des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes », et Nietzsche écrit : « Avons-nous appris la moindre des choses que les Anciens enseignaient à leur jeunesse ? Avons-nous appris le moindre trait de l’ascétisme pratique de tous les philosophes grecs ? » Bergson et les existentialistes défendent la même conception, celle d’une philosophie qui ne serait pas un échafaudage de concepts mais un engagement de et dans l’existence » Pierre Hadot. Propos recueillis par Thierry Grillet. Nouvel Observateur du 10.07.2008.

   Dans son dernier livre : N’oublie pas de vivre, dont le sous-titre est Goethe et la tradition des exercices spirituels, l’auteur rappelle ce qu’il n’a cessé d’établir au fil des ses ouvrages. Les écoles philosophiques antiques ont élaboré des « corpus » d’exercices spirituels, entendant par là des « actes de l’intellect, ou de l’imagination, ou de la volonté, caractérisés par leur finalité : grâce à eux, l’individu s’efforce de transformer sa manière de voir le monde afin de se transformer lui-même. Il ne s’agit pas de s’informer, mais de se former » Ibid. p.10.

   Pourquoi se transformer ? Parce qu’il faut sauver les biens supérieurs de l’existence et que livré à sa spontanéité, le désir n’est guère disposé à cette tâche. Il nous expose au malheur, à la servitude, à l’engluement dans le pathos et son cortège de mesquineries et de tragédies. D’où la nécessité de se prémunir contre ces tendances et d’exercer son esprit, sa volonté, son imagination aux attitudes propices à la vie bonne et heureuse.

   Car le tort serait de croire que les Grecs étaient naturellement disposés au bonheur. L’erreur de Goethe, aux yeux de Pierre Hadot, est d’avoir idéalisé l’hellénisme en opposant l’homme antique : « homme heureux, sain, vivant dans le présent » à l’homme moderne travaillé par l’aspiration à l’infini et la condamnation de la vie terrestre opérée par le christianisme. Or cette fameuse « santé inconsciente » du Grec est plus un fantasme qu’une réalité. La belle santé grecque est conquise, elle n’est pas donnée et cette conquête est, pour l’essentiel, à porter au crédit de l’éducation philosophique.

 « Comme l’a souligné avec raison Klaus Schneider (Die schweigenden Giitter, Hildes 4 p. 6) «la définition de l’essence de l’hellénisme, c’est-à-dire, pour Winckelmann, de l’être humain idéal ou de la perfection divine, comme “noble simplicité et calme majesté” est puisée dans l’interprétation des œuvres de l’art plastique », notamment de celles du IVe siècle av. J.-C., qu’avait proposée le célèbre archéologue, mais elle ne tient pas compte des œuvres littéraires de l’Antiquité. On a d’ailleurs critiqué de bonne heure cette représentation idyllique de la vie grecque imaginée par Winckelmann et Goethe. Déjà en 1817, le grand philologue allemand August Boeckh écrivait : «Les Grecs étaient plus malheureux que beaucoup ne le croient ». Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, cite des textes des lyriques et des tragiques, qui révèlent le profond pessimisme grec:

« Le plus enviable de tous les biens sur terre est de n’être point né et de n’avoir jamais vu les rayons ardents du soleil; si l’on naît, de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès et de reposer sous un épais manteau de terre. (A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, 2003, p. 1330 ss).

   Mais c’est surtout Jakob Burckhardt et, à sa suite, Nietzsche qui ont critiqué vigoureusement les idées de Winckelmann et de Goethe dans le courant du XIX° siècle.

   Il est vrai que cette représentation idyllique de la joie spontanée et de la santé grecques ne correspond guère, en fait, à la réalité historique. L’homme antique était tout aussi inquiet, tout aussi angoissé que l’homme moderne. Comme nous, il portait le fardeau du passé, les inquiétudes et les espérances du futur, la crainte de la mort. Hésiode évoque les «tristes soucis » (Les Travaux et les Jours, vers 95-106) qui torturent l’homme depuis que Pandore a ouvert la jarre des maux en refermant son couvercle sur l’espérance. Le lot du genre humain, dans son état actuel : la race de fer, ce sont «le jour, fatigues et misères, et la nuit, les dures angoisses (merimnas) envoyées par les dieux (ibid., vers 176-178). Les lyriques et les tragiques lui font écho : « Il n’y a pas d’homme heureux. Tous, la douleur les point, les hommes qui voient le soleil.» (Solon, fr. 114.) «Las, race des mortels, que votre vie est égale au néant !» (Sophocle, Œdipe-Roi,vers 1186).

   Goethe admirait la «santé du moment » dans les peintures de Pompéi et d’Herculanum. C’est pourtant à cette époque qu’Horace parle du « noir Souci» (Horace, Odes, III, 1, 40.) qui chevauche inexorablement derrière le cavalier, et que Lucrèce dénonce l’inquiétude intérieure des hommes :

     « Si les hommes pouvaient, de même qu’ils semblent sentir au fond du cœur le poids dont la lourdeur les accable, apprendre à connaître d’où vient le mal et pourquoi ce lourd fardeau de misère séjourne dans leur coeur, ils ne vivraient pas comme nous les voyons vivre pour la plupart, ignorant ce qu’ils veulent l’un et l’autre, et cherchant sans cesse à changer de place, comme s’ils pouvaient jeter bas leur charge […]. Chacun cherche à se fuir soi- même […] on reste attaché malgré soi à ce moi qu’on déteste ». (Lucrèce, De la Nature, III, 1053 ss).

   Bien avant l’analyse pascalienne de l’ennui, les Anciens avaient ressenti ce vide intérieur, cette haine de soi, cette angoisse d’être seul avec soi, qui caractérise l’être humain. Sénèque a écrit une page extraordinaire dans laquelle il analyse ces maladies de l’âme que sont « la haine de soi », «la volupté que l’on éprouve à se tourmenter et à se faire souffrir », «le tourbillonnement de l’âme qui ne se fixe à rien », «le dégoût de la vie et de l’univers » (De la tranquillité de l’âme, II, 6-15).

   On peut d’ailleurs penser que Goethe connaissait trop bien la littérature antique pour ignorer que le souci et l’angoisse, qui sont en quelque sorte l’étoffe de la vie humaine, étaient déjà alors le lot des humains. Mais il considérait que la sérénité antique était si forte que «dans les instants les plus hauts de plaisir aussi bien que dans les instants les plus graves du sacrifice, ou même de la destruction, les Anciens conservaient une indestructible santé » (Winckelmann, HA, t. XII, p. 100-101) On pourrait croire ainsi que cette sérénité allait de soi, qu’elle était inhérente au tempérament grec. Mais, ce que Nietzsche a bien vu, c’est que cette sérénité était acquise et non primitive, qu’elle résultait d’un immense effort de volonté : pour lui, il s’agissait d’une volonté esthétique de jeter sur les horreurs de l’existence le voile éblouissant de la création artistique (Cf. P. Hadot, Le Voile d’Isis, op. cit., p. 285 ss). Mais, surtout, il existait dans l’Antiquité une volonté philosophique de trouver la paix de l’âme par la transformation de soi et du regard porté sur le monde ».

                                             N’oublie pas de vivre, p.36>40.

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   Grand lecteur de Goethe, Pierre Hadot, trouve en lui une illustration de la tradition des exercices spirituels.

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   Le premier chapitre est consacré à « l’exercice cher à Goethe de la concentration sur l’instant présent, qui permet de vivre intensément chaque moment de l’existence sans se laisser distraire par le poids du passé ou le mirage de l’avenir ». Ibid. p.10

   La lecture de ce chapitre est particulièrement bien venue à la suite de la méditation pascalienne stigmatisant la propension humaine à déserter le temps présent. Pierre Hadot rappelle les leçons des Epicuriens et des Stoïciens exhortant les hommes à réinvestir le temps présent, seul temps réel de la vie. Il mobilise le célèbre « carpe diem ».

 « Que l’âme trouve sa joie dans le présent et prenne en haine l’inquiétude du futur » (Horace, Odes, II, 16, 25) L’esprit heureux ne regarde pas vers le futur. On peut être heureux tout de suite, si on limite raisonnablement ses désirs.

   Non seulement on le peut, mais on le doit. Oui, le bonheur doit être trouvé immédiatement, tout de suite, dans le présent. Au lieu de réfléchir sur l’ensemble de sa vie, de calculer espoirs et incertitudes, il faut saisir le bonheur dans l’instant présent. Il y a urgence « On ne naît qu’une fois », dit une sentence épicurienne, «deux fois cela n’est pas permis. Il est donc nécessaire que nous ne soyons plus pour toute l’éternité, mais toi, qui n’es pas maître du lendemain, tu remets encore à demain la joie. La vie pourtant se consume en vain dans ces délais et chacun de nous meurt sans avoir jamais goûté la paix ». (Epicure, Sentences vaticanes, § 14) « Pendant que nous parlons », dit Horace, « le temps jaloux a fui.

Cueille donc l’aujourd’hui (carpe diem) sans te fier à demain » (Odes, I, 11, 7-8)

   Ce carpe diem d’Horace n’est pas du tout, comme on se le représente souvent, un conseil de jouisseur, c’est au contraire une invitation à la conversion, c’est-à-dire une prise de conscience de la vanité des désirs superflus et sans limites, une prise de conscience aussi de l’imminence de la mort, de l’unicité de la vie, de l’unicité de l’instant. Dans cette perspective, chaque instant apparaît comme un don merveilleux qui remplit de gratitude celui qui le reçoit : «Persuade-toi », dit encore Horace «que chaque jour nouveau qui se lève sera pour toi le dernier. Alors c’est avec gratitude que tu recevras chaque heure inespérée » (Épîtres, 1,4, 13-14).

   Gratitude, émerveillement, nous avions déjà rencontré ces sentiments chez les épicuriens, à propos de la miraculeuse coïncidence entre les besoins de l’être vivant et les facilités que lui procure la Nature. Le secret de la joie épicurienne, de la sérénité épicurienne, c’est de vivre chaque instant comme s’il était le dernier, mais aussi comme s’il était le premier. On éprouve le même émerveillement reconnaissant en recevant l’instant comme s’il était inespéré ou en l’accueillant comme entièrement nouveau:

     « Si le monde entier, dit Lucrèce, aujourd’hui, pour la première fois, apparaissait aux mortels, si, brusquement, à l’improviste, il surgissait à leurs regards, que pourrait-on citer de plus merveilleux que cet ensemble et dont l’imagination des hommes eût moins osé concevoir l’existence? (De la Nature, II, 1034-1035).

   Le secret de la joie, de la sérénité épicurienne, c’est finalement l’expérience du plaisir infini que donne la conscience d’exister, ne fût-ce qu’un instant. Pour bien montrer qu’un seul instant d’existence suffit à donner ce plaisir infini, les épicuriens s’exerçaient à se dire chaque jour : j’ai eu tout le plaisir que je pouvais espérer. « Celui-là », dit Horace « passera sa vie maître de lui-même et joyeux, qui pourra se dire, jour après jour : J’ai vécu ». On voit ici encore le rôle de la pensée de la mort dans l’épicurisme. Dire chaque soir «J’ai vécu » (Odes, III, 29, 41-43), c’est-à-dire : ma vie est terminée, c’est pratiquer le même exercice qui consistait à dire : aujourd’hui sera le dernier jour de ma vie. Mais précisément c’est cet exercice de prise de conscience de la finitude de la vie qui révèle la valeur infinie du plaisir d’exister dans l’instant. Dans la perspective de la mort, le fait d’exister, ne serait-ce qu’un instant, revêt brusquement une valeur infinie et donne un plaisir d’une intensité infinie. On ne peut dire sans trouble ma vie est terminée, que si l’on a pris conscience du fait que l’on a déjà tout eu, dans cet instant d’existence […].

   Dans le stoïcisme, le moment de concentration sur le présent est encore plus accentué, comme il apparaît clairement dans cette pensée de Marc Aurèle :

 « Voilà ce qui te suffit:

      le jugement que tu es en train de porter en ce moment sur la réalité, pourvu qu’il soit objectif,

   l’action que tu es en train de faire en ce moment, pourvu qu’elle soit accomplie pour le service de la communauté humaine,

   la disposition intérieure dans laquelle tu te trouves en ce moment même, pourvu qu’elle soit une disposition de joie devant la conjonction des événements que produit la causalité extérieure ». (Écrits pour lui-même, IX, 6.

   Marc Aurèle s’exerce donc à concentrer son attention sur le moment présent, c’est-à-dire sur ce qu’il est en train de penser, de faire et d’éprouver dans le moment même. « Cela te suffit », se dit-il à lui-même, et l’expression a un double sens : cela suffit à t’occuper, tu n’as pas besoin de penser à autre chose; cela suffit à te rendre heureux, il n’y a pas à chercher autre chose. C’est là l’exercice spirituel qu’il appelle lui-même : « Délimiter le présent » (Ibid., VII, 29, 3 et III, 12, 1). Délimiter le présent, c’est détourner son attention du passé et du futur pour la concentrer sur ce que l’on est en train de faire.

   Le présent dont parle Marc Aurèle est un présent qui est défini par le vécu de la conscience humaine: il représente alors une certaine épaisseur de temps, une épaisseur qui correspond à l’attention de la conscience vécue (Cf. P. Hadot, La Citadelle intérieure, Paris, 1997, p. 152-154). C’est ce présent vécu, relatif à la conscience, qui est en question lorsque Marc Aurèle conseille de « délimiter le présent ». Le point est important: le présent se définit par rapport à la pensée et à l’action de l’homme qui y engage toute sa personnalité.

   Le présent suffit à notre bonheur parce qu’il est la seule chose qui soit à nous, qui dépende de nous. Aux yeux des stoïciens, en effet, il est essentiel de savoir distinguer entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Le passé ne dépend plus de nous, puisqu’il est fixé définitivement, l’avenir ne dépend pas de nous, puisqu’il n’est pas encore. Seul le présent dépend de nous. C’est donc la seule chose qui puisse être bonne ou mauvaise, puisque c’est la seule qui dépende de notre volonté. Le passé et le futur, puisqu’ils ne dépendent pas de nous, puisqu’ils ne sont pas de l’ordre du bien ou du mal moral, doivent donc nous être indifférents. Inutile de se troubler pour ce qui n’est plus ou ce qui ne sera peut-être jamais.

   Cet exercice de délimitation du présent, Marc Aurèle le décrit aussi de la manière suivante :

    « Si tu sépares de toi-même, c’est-à-dire de ta pensée […] tout ce que tu as fait ou dit dans le passé, et toutes les choses qui te troublent, parce qu’elles sont à venir, si tu sépares du temps ce qui est au-delà du présent et ce qui est passé […] et si tu t’exerces à vivre seulement la vie que tu vis, c’est-à-dire le présent, tu pourras passer tout le temps qui t’est laissé jusqu’à ta mort avec calme, bienveillance, sérénité… » (Écrits pour lui-même, XII, 3, 3-4).

   De la même manière, Sénèque décrit cet exercice en ces termes :

   « Il faut séparer ces deux choses : la crainte de l’avenir et le souvenir des difficultés d’autrefois : ceci ne me concerne plus, ceci ne me concerne pas encore. — Le sage jouit du présent sans dépendre du futur. Libéré des lourds soucis qui torturent l’âme, il n’espère rien, il ne désire rien, et il ne s’élance pas dans l’incertain, car il se contente de ce qu’il a [c’est-à-dire du présent, la seule chose qui soit à nous]. Et ne crois pas qu’il se contente de peu, car ce qu’il a [le  présent], c’est toutes choses ». (Lettres à Lucilius, 78, 14 et Des Bienfaits, VII, 2, 4-5).

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   Le deuxième chapitre décrit la fonction cathartique du regard d’en haut. Celui-ci consiste à prendre de la distance à l’égard des choses et des événements, à replacer chacun dans une perspective d’ensemble qui le relativise et le rend intelligible, à se défaire du caractère partiel et partial de son point de vue en exerçant son imagination à voir le monde comme si l’on était au sommet d’une montagne ou sur la lune. De cette hauteur la petitesse et le ridicule de ce qui ordinairement agite les hommes apparaissent clairement et les évènements sont ramenés à leur juste proportion. Pierre Hadot souligne que ce regard d’en haut exalté par Goethe appartient à la grande tradition philosophique qu’elle soit antique, médiévale ou moderne. Pour connaître et agir avec vérité et justice il faut une ascension spirituelle libérant des pesanteurs terrestres et de leurs aveuglements, ce que Nietzsche définit dans la Règle de vie citée page 145 :

   « Pour vivre la vie

     Il faut se tenir au-dessus d’elle !

     Donc apprends à t’élever !

     Donc apprends à regarder vers le bas !

     Ne reste pas au ras du sol,

     Ne monte pas trop haut !

     Le monde sera pour toi plus beau,

     Si tu le regardes à mi-pente ! (Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, t.V, (1967), p.562).

   Belle leçon qui est aussi celle de Goethe : « Goethe parle du vol de la vie, Dans cette perspective, le Génie est finalement l’homme vivant. La vie est un vol qui se situe entre le céleste et le terrestre, entre le ciel étoilé et les couleurs de la terre. Et, deuxième détail, si la vie est un vol, elle est un élan, une aspiration vers l’infini qui ne doit pas être troublée par l’idée de fin et de limite. Goethe est ici le disciple de Spinoza : « La méditation du sage n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie » (Éthique, IV, proposition 67). On peut évoquer à ce sujet une scène des Années d’apprentissage, dans laquelle Wilhelm Meister, visitant la Salle du Passé imaginée par l’oncle de Nathalie, voit, sur un sarcophage, un personnage lisant un rouleau où sont écrits ces mots Gedenke zu leben (« N’oublie pas de vivre») (Les Années d’apprentissage, VIII, 5, p. 890). Nous retrouvons ici le oui à la vie et au monde de Lyncée « C’était bien beau », ou du poème Le Fiancé : « Quelle qu’elle soit, la vie, elle est bonne ». (Poésies, t. II, p. 745).

                                N’oublie pas de vivre, p.148.

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   Le troisième chapitre est « consacré à l’exégèse du poème « Mots originaires » (Urworte) qui est une description de la condition humaine. Cette fois l’exercice se situe au niveau de l’espérance, figure qui couronne le poème et représente pour Goethe une attitude fondamentale » et  le quatrième au thème du oui à la vie, thème que l’on trouve aussi bien dans le stoïcisme que dans le nietzschéisme. Cf. « Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni dans le futur, ni dans le passé, ni dans toute éternité. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une attitude de mensonge à l’égard de l’inéluctable – mais l’aimer » Nietzsche, Ecce homo, Pourquoi je suis si avisé §10.

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   Il est trop tard pour que vous lisiez ce livre avant de me rendre votre dissertation mais songez que l’année de terminale est une classe de découverte de la philosophie destinée à attiser votre curiosité et à susciter des enthousiasmes. Pierre Hadot doit figurer au nombre des auteurs qu’il faudra fréquenter, ne serait-ce que pour vous initier à la grande tradition des exercices spirituels.