« VERTU, Messieurs, ce mot Vertu est mort, ou, du moins il se meurt. Vertu ne se dit qu’à peine. Aux esprits d’aujourd’hui, il ne vient plus s’offrir de soi, comme une expression spontanée de la pensée d’une réalité actuelle. Il n’est plus un de ces éléments immédiats du vocabulaire vivant en nous, dont la facilité et la fréquence manifestent les véritables exigences de notre sensibilité et de notre intellect » s’écriait Valéry, en 1934, dans son Rapport sur les prix de vertu à l’Académie française. Pléiade, t1, p. 939.940.
Que ne dirait-il aujourd’hui ! Le mot est désormais désuet voire l’objet d’un usage ironique. Qu’un homme puisse s’exercer à la vertu n’est pas loin d’être incongru. L’époque n’est-elle pas au culte des passions, à l’obscénité érigée en lettre de noblesse, au déclin des élites dites « surmoïques [1]» ? La désuétude d’un mot nous en apprend autant sur une époque que sa familiarité sur une autre car chacune se reconnaît moins à ce que les hommes font qu’à ce qu’ils proclament qu’ils devraient faire. Chacune fonde sa politique et sa morale sur une certaine idée de l’humanité et de sa destination et il suffit souvent d’observer les modèles proposés à l’imitation de ceux que l’on éduque pour entrevoir la sensibilité éthique des hommes dans un temps et un espace donnés. Or il fut des époques où l’on n’avait pas besoin d’ouvrir le dictionnaire pour comprendre le sens du mot. A quelles significations renvoie-t-il donc ?
Dans la tradition grecque et romaine la notion connote celle de force ou de puissance. Virtus vient de vir : l’homme au sens de la virilité.
La vertu d’un être, c’est sa qualité propre, ce qui exprime sa nature dans son excellence.
Ex : La vertu du cheval de course, c’est de bien courir ; celle de l’œil est de bien voir.
Chaque élément du cosmos a sa vertu propre. D’où le problème des Grecs : quelle est la vertu de l’homme ? Qu’est-ce qui fait l’excellence humaine ?
Si l’on s’en tient aux valorisations collectives, on s’aperçoit de certaines variations dans ce que les hommes définissent comme activité réussie :
- Dans la Grèce homérique (Grèce archaïque du VIII siècle av. J.C.) la vertu, c’est d’être « bon diseur d’avis et bon faiseur d’exploits ». L’éthique homérique célèbre le noble guerrier, le héros ayant le sens de l’honneur, de la gloire et n’hésitant pas à mourir pour défendre les valeurs de son rang. Cet idéal agonistique typique de l’âge aristocratique est d’ailleurs tempéré dans l’Odyssée par rapport à l’Iliade. Ulysse est moins le héros des valeurs guerrières que celui de la nostalgie du foyer, de la terre des hommes mangeurs de pains vaquant à leurs occupations dans la paix retrouvée. Il cesse de n’aimer « que les bateaux avec leurs rames, / les guerres, les épieux acérés et les flèches/ ces fléaux qui font frissonner les hommes », il éprouve le désir « d’agrandir sa maison pour nourrir les enfants » Odyssée, XIV, 222-226. et l’âme d’Achille, des profondeurs de l’Hadès, lui adresse cet hymne à la vie contre tous les vains rêves de gloire : « Ne cherche pas à m’adoucir la mort, ô noble Ulysse !/ J’aimerais mieux être sur terre domestique d’un paysan, / fût-il sans patrimoine et sans ressources, / que de régner ici parmi ces ombres consumées… » Odyssée, XI, 488-489-490-491.
- Dans la Grèce classique, à l’époque démocratique, triomphe l’idéal sophistique. La vertu de l’homme consiste alors, comme c’est le cas à notre époque, à bien réussir dans les affaires privées et publiques. D’où le succès de la sophistique car les sophistes se font gloire de posséder et d’enseigner la science de la vertu. « Cette science est la prudence, qui dans les affaires domestiques, lui enseignera la meilleure manière de gouverner sa maison et, dans les affaires de la cité, le mettra le mieux en état d’agir et de parler pour elle » Platon, Protagoras, 318c.
Ces quelques réponses à la question : qu’est-ce qui fait l’excellence humaine ? révèlent l’extrême relativisme des définitions sociales de la vertu. Or le philosophe ne se sent pas chez lui sur une scène où le sens est tributaire de l’arbitraire des jugements humains. Voilà pourquoi, en rupture avec le relativisme triomphant toujours et partout, la philosophie avec Socrate interroge l’essence de la vertu, ce qu’universellement et éternellement, on pourrait définir comme étant la vertu de l’homme. (On appelle cette question portant sur l’essence, une, éternelle, universelle, la question ontologique).
Cette question en enveloppe une autre car si la vertu est, formellement, ce qui accomplit la nature d’un être dans son excellence, encore faut-il savoir ce qu’il en est de cette nature. Quelle est la nature de l’homme ? Les Anciens répondent avec Socrate : « l’homme c’est l’âme » ou avec Aristote « l’homme est l’animal doué de raison ». L’humanité de l’homme, sa différence spécifique dans le genre animal auquel il appartient, est donc sa part spirituelle et morale. Il s’ensuit qu’accomplir son humanité dans son excellence revient à déployer la partie raisonnable de son être afin de donner à son être et à ses actes le visage des valeurs que la raison permet de se représenter. Cela conduit les Grecs à définir l’idéal du kalos kagathos, de l’homme beau et bon et à en faire l’enjeu de la paideia ou pratique de formation de l’homme grec.
Une vie accomplie est donc une vie rayonnante de spiritualité. Une telle vie se reconnaît à quatre vertus dites cardinales (de cardo : gong, pivot : ce autour de quoi tout tourne).
Ces quatre vertus [2]sont : la sagesse, le courage, la tempérance et la justice.
Aristote développe, dans l’Ethique à Nicomaque, une conception de la vertu définie comme juste milieu entre des vices opposés. Ex : le courage tient le juste milieu entre la lâcheté et la témérité et seul le sage ou le prudent peut en juger en raison. Cf. https://www.philolog.fr/aristote-vertu-et-plaisir/ [3]
Le christianisme apporte trois vertus dites théologales car elles ont leur fondement en Dieu : La foi, l’espérance et la charité.
Dans toute notre tradition la vertu définit donc un idéal d’humanité que l’éducateur ou une société devrait se préoccuper de sculpter en chacun de ses membres. Descartes décrit cet idéal comme celui de la générosité [4]ou magnanimité, Kant comme « la force morale de la volonté dans l’accomplissement de son devoir ».
On a l’impression que ces significations ont cessé d’être vivantes parmi nous, pourtant nos contemporains continuent à distinguer le bien du mal, à admirer le courage et à mépriser la lâcheté. Mais chacun prétend être la mesure des valeurs. L’anarchie rationaliste [5] sévit, aussi ne va-t-il pas de soi de réactualiser des analyses dont la prétention n’est rien moins que de nous apprendre à exercer notre métier d’homme.