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Nicolas Grimaldi. L’effervescence du vide.

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   La lecture de ce livre m’a bouleversée. Est-ce parce que l’élégance de l’écriture et la pratique de l’ironie  ne parviennent pas à étouffer le sanglot d’une solitude égarée dans un temps qui n’est pas le sien ? Est-ce parce qu’il me renvoie quelque chose de ma propre expérience alors même que nous n’appartenons pas à la même génération?

   Les deux sans doute et cela vaut témoignage.

   Le constat n’est pas nouveau. La critique de l’art contemporain, la description de l’effondrement de l’institution universitaire à la suite des événements de 68, la conspiration de l’ensemble de la société à ce désastre, la démission des autorités… tout cela a été largement dénoncé déjà. Mais jamais peut-être, le cœur d’un homme de culture aux prises avec le désaveu ambiant du sens de sa vie n’avait été ainsi mis à nu. Avec la pudeur, la discrétion, la délicatesse et l‘élégance morale des grandes âmes, Nicolas Grimaldi donne la mesure du tribut qu’un homme, ayant passé sa vie à interroger le sens de la vie, doit payer au fait de vivre dans un monde où ce souci a cessé d’être vivant. Sentiment d’étrangeté, solitude, remise en cause de soi-même, tout se passe comme si dans le miroir de la vanité triomphante, une vie consacrée à l’enseignement était condamnée à se réfléchir elle-même comme vaine. Car le sens de la vie, c’est son expansion, sa capacité d’augmenter d’autres vies que la sienne. Et cela a toujours supposé arrachement aux facilités de l’immédiat, travail, exigence, or quand ce choix existentiel ne trouve plus l’écho de son humanité dans un monde caractérisé par la perte de la patience de la médiation n’est-il pas enclin à douter de lui-même ? C’est ce drame qui rend si émouvant le dernier livre de Nicolas Grimaldi.

   Surtout quand on vient de visiter l’exposition de Buren au Grand Palais. Faire du rien avec quelque chose et se réfléchir dans les complaisances de l’institution comme un grand artiste ! Comment ne pas se sentir séparé de ses contemporains quand on s’ennuie  là où ils s’enthousiasment !

   Nicolas Grimaldi ne se contente pas de déplorer le nouveau régime de la culture. Il en interroge le sens et l’on apprend qu’il n’en a peut-être pas d’autre que celui de ne plus se préoccuper du sens.

   A lire donc comme une invitation à sortir de « l’hébétude de l’instant » propre à « l’anticulture contemporaine » Grasset, 2012, p. 166.

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Pour susciter le désir de lire l’auteur.

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Ce texte bien utile aux élèves pour étayer la distinction : besoin/désir.

 

   « A la différence de mes camarades dont la plupart étaient dans les années 50 ou communistes ou chrétiens, je ne pensais pas qu’il y eût aucun royaume où il pût suffire d’entrer pour ne plus connaître de la vie que l’extase ou l’ivresse. Pas plus en aucun lieu qu’en aucun régime politique le bonheur n’est au bout du chemin. Là-dessus, à la suite de Platon et d’Aristote, l’illusion de presque tous les philosophes fut d’avoir conçu le désir sur le modèle du besoin. Suscité par la nature de notre organisme, tout besoin nous fait attendre un objet spécifique qu’il suffit de s’approprier pour être satisfait. Tout comme il est suscité par l’absence d’un objet déterminé, la présence de cet objet suffit à le supprimer. Aussi tout besoin n’attend-il que du monde de nous procurer ce dont il nous fait sentir le manque. Mais à l’inverse du besoin, seule une illusion nous fait attribuer la présence du désir à l’absence d’un objet. Parce qu’il n’y a pas d’objet qui puisse satisfaire notre désir, nous découvrons jusque dans la satiété l’exaspération de désirer encore alors que nous ne savons pas même quoi désirer. Tel est l’ennui, cette indigence de la satiété, et qui consiste à sentir qu’il ne suffit pas de tout avoir pour ne manquer de rien. Le propre de l’ennui consiste en effet dans le malheur de désirer sans savoir quoi désirer. Il est donc à la fois l’évidence et la douleur d’un désir sans objet.

   D’autant plus remarquable que le paradoxe en a été moins souvent dénoncé, un exemple rend manifeste le fait qu’aucun objet ne préexiste au désir. Sans doute tend-il vers quelque chose à venir, mais sans qu’on n’en puisse rien imaginer, et sans qu’il puisse s’agir d’un objet. C’est ce dont témoigne le récit le plus ancien de la tradition judaïque. Quoi qu’il s’agisse d’un mythe, c’est toutefois celui de l’origine, celui par lequel s’explique tout ce qui suit. Or il n’aurait pas été aussi spontanément ni aussi unanimement accepté si la conscience ne s’y était immédiatement reconnue. C’est celui de la tentation originaire et de la chute qui s’ensuit. Ce mythe nous invite à imaginer le premier homme au paradis face à face avec son créateur. Or telle est la perfection de Dieu qu’elle est constituée d’une infinité de perfections infinies. Au point que la théologie n’ait pu imaginer pour les élus plus prodigieuse béatitude que celle de contempler les perfections divines. Adam jouissait donc avant d’avoir eu à la désirer de cette béatitude que toute l’histoire de l’humanité se passera ensuite à espérer. Car que peut-on désirer de plus que l’absolument infini? Comment le premier homme eût-il rien imaginé au-delà? Comment eût-il jamais pu attendre de l’avenir ce dont il eût manqué, puisqu’il vivait dans le perpétuel émerveillement d’une infinité qui s’excède toujours elle-même? Pour inconcevable que ce soit, Adam fut cependant tenté. Quoiqu’objectivement il ne manquât de rien, il fallait néanmoins qu’Adam attendît quelque chose pour pouvoir être tenté. Quelque chose, mais quoi? Quel objet peut-on espérer hors de l’infini? Comme l’avaient pressenti Schopenhauer ou Sartre, cela n’est possible que si la conscience est à elle- même son propre manque.

   S’agissant par conséquent d’un désir qu’aucun objet ne peut satisfaire, il va de soi que la conscience ne peut attendre du monde ni d’aucune transformation du monde cette réconciliation qui la réunirait à soi en ne lui laissant plus rien à attendre. On comprend, dans ces conditions, que le malheur de la conscience puisse consister d’une part à s’éprouver séparée de tout ce qu’elle se représente, fût-ce de l’absolument infini; et d’autre part dans cette sorte d’irrémédiable échec qui consiste à attendre toujours en vain ce qui nous délivrerait d’attendre. Inhérent au sens même de l’attente, ce qui ne laisserait plus rien à attendre n’en peut être que l’horizon.

   Or en quoi consiste cette ultimité que toute attente semble nous promettre autant qu’elle nous en sépare? Pour ne plus rien laisser à attendre il n’y a que l’infini (qui n’a pas d’au- delà), l’éternité (pour laquelle rien n’est plus à venir), la perfection (si définitive qu’il n’y faut rien changer), la plénitude (à laquelle on ne peut plus rien ajouter), et la béatitude (que les théologiens identifient à cette plénitude que procure la contemplation de l’infini et de l’éternité). Voilà donc comment l’attente nous unit à toutes ces figures de l’absolu dont cependant elle nous sépare, de même que tout ce que nous voyons se profile sur fond de cet horizon que tout nous indique sans qu’on en puisse approcher. C’est ce qui fait de l’horizon le lointain absolu. Mais il n’y a pas que l’absolu pour ne plus rien nous laisser attendre, il y a aussi la mort. Aussi religions et mythologies les ont-elles si intimement associés qu’elles nous ont fait imaginer la mort comme le tout simple enjambement qui nous ferait passer du relatif à l’absolu, et de l’attente à l’accomplissement. Voilà sans doute pourquoi on ne peut se vouer ni se dévouer à l’absolu sans avoir déjà consenti à s’effacer dans la mort ». Nicolas Grimaldi. L’effervescence du vide. Grasset, 2012, p. 16 à 20.

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Ou cet autre sur le snobisme.

   « Pas plus que l’expérience religieuse ou l’expérience amoureuse, l’expérience esthétique n’est donc affaire de classe sociale. Car ce n’est ni leur culture ni leur goût qui réunissaient les membres du Jockey Club à l’Opéra à l’heure où allait y commencer le ballet, pas plus que les clients des maisons de passe n’y vont compléter ou vérifier leurs connaissances anatomiques. Comme le montre Yves Lorvellec (Culture et éducation, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 86-94) avec autant de précision que de lucidité, il ne suffit pas plus d’aller écouter Poulenc chez la duchesse de Polignac pour être musicien qu’il ne suffit d’avoir une bibliothèque pour avoir le goût du style et la passion de la littérature. Bien loin d’être propres à un milieu ou à une éducation, comme d’avoir une écurie de courses ou des meubles d’époque, ni la culture ni le goût ne s’héritent. Car il ne suffit pas qu’une éducation nous y accoutume ; encore faut-il qu’une affinité particulière nous y dispose et qu’une familiarité attentive et assidue nous en procure l’intimité. Aussi Proust nous montre-t-il deux frères comme le baron de Charlus et le duc de Guermantes, l’un cultivé et l’autre inculte, quoiqu’ils aient reçu de leur famille la même éducation.

   Sans doute la société n’est-elle pas sans influence sur la culture. Mais pas au sens où s’en persuadent les sociologues. La notoriété artistique de Cocteau, de Picasso, de Ravel, de Stravinsky, n’est-elle pas en effet redevable de quelque chose à la notoriété sociale de Misia Sert, de la princesse de Polignac, ou de la vicomtesse de Noailles ? Mais, comme le salon des Verdurin, toutes ces petites coteries seraient restées sans effet si, de proche en proche et comme par contagion, tous les milieux n’en étaient venus  à admirer ce qui n’était encore goûté que par une avant-garde. Qu’un fragment de miroir cassé et un peigne ébréché soient collés sur une petite toile, qu’on y fixe quatre bouts de ficelle flageolants et qu’on intitule le tout Danse de saint-Guy, il n’est pas absolument certain que tous en seraient si bouleversés qu’ils y reconnaîtraient immédiatement un chef-d’œuvre. Mais il suffit qu’une coterie s’en empare, en loue l’enjouement et l’audace, en admire la cocasserie, le tour est joué: de proche en proche il n’y aura bientôt plus personne pour oser avouer que l’ennuie ce dont s’émerveillent les plus raffinés. Et en effet comment ne seraient-ils pas experts du goût, ces gens qui ne consacrent qu’à leur plaisir le temps que tous les autres passent à leur travail? Parce qu’on les envie de s’appliquer à leur plaisir avec la même infaillible compétence que d’autres à leur métier, on finit par croire désirable ce qu’ils paraissent désirer, et par se persuader de devoir goûter ce qu’ils font profession d’admirer. C’est tout le ressort du snobisme. Il a deux faces. Tantôt un petit groupe se réjouit d’aimer ce que personne hors de lui n’aurait l’audace d’apprécier. Moins son goût risque d’être partagé, plus en éprouve-t-il la rareté comme celle d’un privilège. Le snobisme consiste alors à jouir d’autant plus d’une chose que la plupart en sont exclus. C’est le snobisme des avant-gardes. Tantôt, à l’inverse, comme si quelque promotion sociale devait accompagner cette conversion du goût, le plus grand nombre s’oblige à admirer ce qu’une  coterie a déclaré admirable. Et voilà comment une simple toquade ou même quelque facétie peuvent devenir des modèles culturels. Rien que le snobisme a pu suffire à faire ainsi d’une pitrerie une œuvre d’art. Il consiste à affecter d’aimer ce qu’on se sentirait pitoyable de n’aimer pas, et à s’imaginer alors intronisé parmi les privilégiés en feignant d’avoir été initié à leurs codes. C’est le snobisme des parvenus. Le goût, à cet égard, est considéré comme font les sociologues, c’est-à-dire comme un signe social de reconnaissance, ou comme l’affectation propre à une classe. Ainsi Molière nous avait-il rappelé ce temps où, pour espérer séduire les soubrettes, des valets devaient paraître aimer Voiture, parler par énigmes, avoir perruque et porter rubans.

   Mais le snobisme n’est pas à sens unique. Il ne persuade pas seulement les pauvres de partager le plaisir des plus riches. Il s’exerce de toute semblable façon à persuader les privilégiés que rien d’humain ne leur est étranger, et que les plaisirs de leur cocher peuvent être aussi les leurs. Aussi y a-t-il un snobisme de la java et des goualantes, du rock et des rockers. Avec quel émerveillement n’ai-je ainsi vu un ancien Premier ministre glisser son altière rondeur entre les travées du stade de France pour y voir Johnny Hallyday arriver par hélicoptère! C’était comme si j’avais vu Mme de Maintenon se faufiler au Moulin-Rouge pour y admirer de plus près la Goulue.

   Si essentiel que puisse être le snobisme pour comprendre la vie des sociétés et l’histoire des mentalités, son explication me paraît toutefois bien plus relever des représentations individuelles que des représentations collectives. Pour la sociologie, le snobisme est un fait. Pour la philosophie, c’est un problème. Il relève à la fois de la conscience de soi, du jeu, de la croyance et de l’imaginaire. Car le snobisme est une feinte sincérité. Il consiste à feindre d’admirer ce qui ne nous est en fait qu’indifférent, et à se persuader d’éprouver ce qu’en fait on n’éprouve pas. Il s’agit donc d’un jeu. En se prenant au jeu, on feint d’oublier que ce n’était qu’un jeu. Et voilà comment on finit par se persuader d’aimer ce qu’on aurait voulu pouvoir aimer sans avoir à s’en persuader. Or il va de soi qu’un tel jeu consiste en un envoûtement où on s’imagine croire ce qu’en fait on ne croit pas ». Ibid., p. 122 à 126.