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Ni rire, ni pleurer mais comprendre. Spinoza.

Johannes Vermeer. 1632.1675. L'astronome. 1668. Musée du Louvre.  

 

  « La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. Mieux, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi.
Et ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non à la puissance ordinaire de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine: et les voilà qui pleurent sur elle, se rient d’elle, la méprisent ou, le plus souvent, lui vouent de la haine; qui sait avec plus d’éloquence ou de subtilité accabler l’impuissance de l’esprit humain passe pour divin. Sans doute n’a-t-il pas manqué d’hommes éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages conseils : mais la nature des sentiments, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de l’esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a déterminés. Je sais bien que le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’esprit sur ses actions, a tenté l’explication des sentiments humains par leurs causes premières et à montrer en même temps comment l’esprit peut dominer absolument les sentiments; mais, à mon avis, il n’a rien montré du tout que l’acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu.

 

   Je veux donc revenir à ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre. Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j’entreprenne de traiter des vices et de la futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux (certa) ce qu’ils proclament sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde et horrifique. Mais voici mon argument (ratio). Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse lui être attribué comme un vice inhérent; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d’action (agendi) est une et identique. Ce qui signifie que les lois et les règles de la Nature, suivant lesquelles toute chose est produite et passe d’une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par conséquent il ne peut exister aussi qu’un seul et même moyen de comprendre la nature des choses, quelles qu’elles soient: par les lois et les règles universelles de la Nature.
   Voilà pourquoi les sentiments de haine, de colère, d’envie, etc., considérés en eux-mêmes, obéissent à la même nécessité et à la même vertu de la Nature que les autres choses singulières; et par suite ils admettent des causes rigoureuses (certas) qui les font comprendre, et ils ont des propriétés bien définies (certas) tout aussi dignes d’être connues que les propriétés d’une quelconque autre chose dont la seule considération nous satisfait. Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l’esprit sur eux selon la même méthode qui m’a précédemment servi en traitant de Dieu et de l’Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s’il était question de lignes, de plans ou de corps ». 
        Spinoza, Ethique, III, De l’origine et de la nature des sentiments. Traduction : Roland Caillois.
 
 
   
   Nous sommes tellement persuadés que l’homme est un sujet libre, échappant aux lois naturelles régissant tous les phénomènes que nous sommes enclins à juger sévèrement les conduites humaines. Nous portons sur elles un jugement moral, les louant ou les blâmant selon le cas. Elles nous affectent suscitant le rire ou les pleurs.
   Rançon de l’homme soumis à la nécessité passionnelle et conséquemment ne pensant pas par idée adéquate. Son erreur majeure est de croire que les hommes disposent du libre arbitre, illusion constitutive du fait de conscience. Celle-ci étant conscience d’effets mais ignorance des causes qui les déterminent, l’homme croit ordinairement agir par libre décret là où il est le jouet d’une nécessité passionnelle. Etendant alors aux autres son ignorance, il s’indigne de ce qu’il croit être, un mauvais usage de leur libre arbitre, et il s’afflige, pleure ou au contraire se moque. Spinoza épingle ce pathos qui est la chose du monde la mieux partagée. A Oldenburg, lui faisant part de ses craintes au sujet de la situation politique en Angleterre, il répond : « pour ma part ces troubles ne m’incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m’engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’est la nature humaine ». Lettre XXX. De même dans le Traité politique, I, §4, il écrit : « J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. En d’autres termes, les sentiments par exemple d’amour, de haine, de colère, d’envie, de glorification personnelle, de joie et peine par sympathie, enfin tous les mouvements de la sensibilité n’ont pas été, ici, considérés comme des défauts de la nature humaine. Ils en sont des manifestations caractéristiques, tout comme la chaleur, le froid, le mauvais temps, la foudre, etc. sont des manifestations de la nature de l’atmosphère. »
 
   Récurrence du propos. Il précise la nature du projet spinoziste et ses enjeux. Comprendre rationnellement les choses et en les comprenant éprouver la paix de l’âme qui n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même. Le salut dans et par la connaissance, voilà la leçon de cette grande philosophie n’ayant de cesse de nous affranchir du pathos, de la nécessité passionnelle en nous invitant à prendre conscience que la fonction de l’être humain, en tant que la raison fait partie de sa nature, n’est pas de rire ou de pleurer mais d’exercer son pouvoir de connaître afin de comprendre la nécessité naturelle présidant à la production des phénomènes. Les passions, les sentiments humains se prêtent au même traitement que n’importe quel phénomène naturel car « l’homme n’est pas un empire dans un empire ». Il est un élément de la nature comme un autre et sa conduite est régie par les lois universelles de la nature. 
 
   Certes, il y a déjà bien eu de grands philosophes soucieux d’élaborer une connaissance de la réalité humaine et de dispenser aux hommes des leçons de sagesse. Spinoza reconnaît sa dette à leur égard et cite tout particulièrement Descartes à qui il doit tant, en particulier l’idée de la méthode mathématique comme idéal de tout discours méritant le nom de science. La grande œuvre de Spinoza, l’Ethique, sera donc construite selon un ordre géométrique.
   Il est bien vrai aussi que dans Les Passions de l’âme, Descartes tente d’expliquer le mécanisme des passions, de décrire le déterminisme psycho-physiologique qu’elles mettent en jeu. Dans une lettre du 14 août 1649, celui-ci écrit, à propos de son traité sur les passions: « Mon dessein n’a pas été d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien ». Néanmoins Descartes a le tort de soutenir le principe du libre arbitre et de prétendre que la pensée peut exercer un pouvoir sur les sentiments et s’en rendre maître par le bon usage de sa volonté. Or, objecte Spinoza, ce sont là des affirmations gratuites. Descartes n’a vraiment déterminé ni la nature des sentiments, ni la manière dont l’esprit peut les maîtriser. L’hommage se renverse en une critique d’une grande sévérité : « à mon avis, il n’a rien montré du tout que l’acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu ».
 
   Démontrer consiste à faire circuler la vérité de propositions premières reconnues pour vraies vers d’autres propositions qui en découlent logiquement et nécessairement. Procéder par ordre géométrique exige donc de commencer par l’énoncé des définitions et des axiomes. La première partie de l’Ethique s’y emploie et l’on découvre que Spinoza identifie les termes de Nature et de Dieu. On trouve la même identification dans le stoïcisme, autre philosophie de la nécessité. « Dieu c’est-à-dire la Nature » écrit Spinoza.
Que faut-il donc entendre par là ?
 
  Qu’il n’y a d’être ou de réel que ce dont « l’essence enveloppe l’existence ». Le spinozisme est une philosophie de l’immanence. Il n’y a pas d’être hors de ce qui est, pas de principe créateur hors de ce qui existe en soi et par soi, pas de principe du réel extérieur à lui. C’est ainsi que les hommes conçoivent Dieu dans la théologie. Dieu est le transcendant, celui qui, distinct, de l’univers, le fait surgir du néant par un acte créateur, volontaire et finalisé. Les hommes se représentent Dieu et la Nature sur le modèle du rapport illusoire qu’ils ont à eux-mêmes. Alors même que les actions de leur corps ou les mouvements de leur pensée ne sont que des effets déterminés par des causes antécédentes, ils croient que la conscience qu’ils en prennent est ce qui les fait agir. Ils renversent ainsi l’ordre naturel et pense comme une fin visée librement ce qui n’est qu’un effet déterminé par des causes antérieures et ainsi à l’infini. Ils nourrissent ainsi l’illusion d’être la cause première de leurs actes. Illusion de la liberté, illusion de la finalité. Cette double illusion, constitutive de la conscience humaine, fonde la représentation illusoire de Dieu, cause première d’une Nature qui en tant que création divine serait finalisée.  
 
  Spinoza lui substitue une idée adéquate : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » Dieu c’est ce qui est, la Nature, en tant qu’elle est cause de soi et cause de tout ce qui se produit en elle.
   Cause de soi : autrement dit il n’y a de causalité qu’immanente. La Nature est une cause universellement productrice, le principe de tout ce qui se passe en elle. Elle est Nature naturante, immanente à tous les effets qu’elle produit (tous les corps et toutes les idées qu’elles composent selon des rapports déterminés) et qu’on peut appeler la Nature naturée, mais aussi distinct d’eux au sens où la cause se distingue de l’effet. Dieu ou la Nature est dans tous ses effets en tant que causalité immanente, tous les effets ne sont que par l’action de la Nature qui déploie en eux sa puissance avec la même nécessité qu’il découle de la nature du triangle que la somme des angles vaut deux droits.
 
   Ces précisions montrent que la notion spinoziste de Dieu n’est qu’un habillage théologique de l’idée de Nature. S’il y a une religion de Spinoza, c’est donc un panthéisme : Dieu est immanent à l’ordre des choses tel qu’il est.
   Mais le spinozisme peut aussi être compris comme un athéisme qui ne dit pas son nom et un pur naturalisme. Connaître Dieu ou connaître la Nature, c’est une seule et même chose.
 
   Or la nature humaine appartient à l’ordre naturel. Tout ce qui est humain étant naturel, il convient d’en comprendre la nécessité naturelle avec la même rigueur que le physicien étudie les mouvements des corps. Spinoza nous enjoint donc de prendre sur les actions humaines, sur les sentiments et les passions qui apparemment semblent troubler l’ordre naturel parce que nous le considérons à travers notre imagination, un point de vue rationnel, celui du naturaliste ou dirait-on aujourd’hui celui du scientifique. « Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l’esprit sur eux selon la même méthode qui m’a précédemment servi en traitant de Dieu et de l’Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s’il était question de lignes, de plans ou de corps » lit-on dans le texte de l‘Ethique.
 
   La fonction de la raison consiste à découvrir, expliciter et formaliser les lois universelles régissant la production des phénomènes. C’est ainsi que Spinoza va étudier le désir, les sentiments et les comportements humains. Ils expriment des rapports qui font qu’ils ne peuvent pas être autrement qu’ils sont. Cette connaissance est libératrice car elle affranchit des vains espoirs et des craintes de ceux qui, sous l’empire des passions, sont déterminés à désirer que le réel soit autre que ce qu’il est. En s’appliquant à connaître adéquatement, l’homme accomplit, au contraire, la nécessité de sa nature rationnelle. Il affirme sa puissance, déploie sa nature dans sa perfection dans la mesure où celle-ci est cause adéquate de son effort. Et « De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l’esprit qui puisse être, c’est-à-dire la plus grande joie » Ethique, V, Prop. XXXIII.
 
   C’est en ce sens que la connaissance de la Nature, des premiers principes et des causes (la métaphysique) est une éthique. Avec Spinoza, le réel, la vie, la Nature sont justifiés du simple fait qu’ils sont et que l’être est supérieur à toutes les fictions au nom desquels on le dévalorise habituellement. Il nous apprend à fuir les passions tristes et à cultiver les passions joyeuses. Voilà pourquoi son éthique exclut aussi bien le tragique que le comique.
 
   Ni rire, ni pleurer mais connaître et posséder la vraie satisfaction de l’âme.