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Nature et civilisation. Freud.

Picasso. Guerre et paix. Le char de la guerre. Musées nationaux des Alpes maritimes. 

 

« L’homme n’est pas cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour dont on nous dit qu’il se défend quand on l’attaque mais un être, au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer… 

 

 Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-même et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là aussi cet idéal imposé d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive ».   Freud.  Malaise dans la civilisation 1929.

 

 

 Introduction :

 

  Ce texte est un texte polémique à vocation démystificatrice. Freud dénonce un discours sur la nature humaine constituant la doxa de son époque et de la nôtre. Quelle est la substance de ce discours ? Freud lui oppose une autre conception de la nature humaine, profondément pessimiste, élaborée dans le cadre d’une expérience clinique et d’une autoanalyse. Il affirme que la pulsion agressive fait partie de la nature humaine et que Plaute était bien inspiré d’affirmer que « L’homme est un loup pour l’homme ». Cette thèse rend intelligible la violence récurrente des rapports humains, en revanche, si l’on ne peut pas fonder le fait social sur une sociabilité naturelle, d’où vient que les hommes vivent associés et surtout comment est-il possible que les sociétés aient pu s’arracher à la barbarie naturelle pour promouvoir la civilisation ?

  L’intérêt de ce texte est d’élucider cette question en nous invitant à ne nous faire aucune illusion sur la nature du processus civilisateur. « Les passions instinctives étant plus fortes que les intérêts rationnels », il est naïf d’attribuer, à la manière du rationalisme humaniste, la conquête de la civilisation au pouvoir de la raison, capable de domestiquer progressivement la part maudite de notre humaine condition. En fin analyste, Freud décrit le ressort de la socialisation et de l’humanisation de l’être humain. Quel est-il et pourquoi la fin du texte fait-elle allusion à la religion chrétienne ?

  On peut d’ailleurs souligner que cette allusion est présente dans tout le texte puisqu’il est question du « prochain » et non de manière neutre d’autrui.

 

Développement :

 

 

     1) La pulsion agressive (Thanatos) est constitutive de la nature humaine.

  

  Freud énonce sa thèse en prenant le contre-pied d’une idée dont on aurait tort de penser qu’elle est communément admise. Chacun a bien trop l’expérience de la méchanceté humaine pour nourrir l’illusion que l’homme est bon (cf. les conflits ouverts ou latents, les humiliations, les dénis de justice etc.). Nous vivons d’ailleurs dans une culture toute pénétrée de christianisme, or celui-ci  nous a appris par la voix de ses grands maîtres ou simplement par le symbole de la Croix que  l’homme est déchu. Le dogme du péché originel signifie qu’il y a, inscrit dans la nature humaine, un mal radical devant être racheté. Les Pères de l’Eglise l’ont déchiffré comme triple convoitise : convoitise de la chair, convoitise des biens ou des richesses et convoitise du pouvoir. L’homme n’est pas un agneau, l’agneau est sur la croix et les loups règnent. Roger Bastide écrivait en ce sens : « Tant que le monde est monde le Christ est en croix et Socrate boit la ciguë ».

  Alors d’où vient cette doxa, si politiquement correcte aujourd’hui, consistant à dire que l’homme n’est pas méchant par nature mais qu’il l’est devenu dans un contexte social ? Sans doute est-ce là l’héritage d’un rousseauisme mal compris et l’aveu d’une volonté d’exonérer l’individu de la responsabilité du mal, surtout si cet individu n’a pas un statut social de nanti. Chacun se souvient de la thèse du bon sauvage. Par cette fiction, Rousseau voulait signifier que c’est la vie sociale, avec les passions qu’elle suscite qui corrompt l’homme en l’éloignant de l’innocence originelle. Et l’on remarque à notre époque combien les détracteurs de la société libérale sont prompts à interpréter la délinquance comme une réponse à l’injustice. Ce que Freud vise avec le « on » de l’expression « on dit » ce sont donc des conceptions optimistes de la nature humaine. L’homme ne serait pas né méchant, c’est la société qui produirait sa méchanceté.

  Ainsi en est-il de la thèse consistant à faire de l’agressivité une réaction à une frustration ou à une agression première. Elle revient à dire que l’agressivité n’est pas originaire, mais dérivée, seconde. Si un homme n’était pas victime d’une situation d’injustice, s’il n’était pas victime d’une atmosphère insidieuse de racisme, si son groupe n’avait pas été dans l’histoire victime d’un statut d’infériorité il ne serait pas agressif. Il s’ensuit que les coupables ne sont pas les agresseurs, les coupables sont ceux qui les rendent agressifs. Le discours victimaire, comme on l’observe tous les jours, n’en finit pas d’égrener la litanie des plaintes et des justifications et constitue ce qu’il faut bien appeler  la « bien pensance » du moment.

  C’est précisément cette croyance que Freud réfute sur un ton dogmatique. « L’homme n’est point un être débonnaire…mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité ». L’expression déterminante est « données instinctives ». Le donné c’est l’inné, il s’oppose à l’acquis. La notion d’instinct connote ici celle de pulsion or une pulsion est un dynamisme s’enracinant dans le substrat biologique. C’est une force mouvant les individus selon des modalités sur lesquelles ils ont peut-être  un certain pouvoir, mais cette force est en soi indestructible. Elle tend naturellement à se satisfaire car la décharge de l’excitation pulsionnelle produit du plaisir. Elle obéit donc au principe du plaisir.  

  Pour confirmer la présence en l’homme de cette pulsion agressive, Freud énumère les différentes situations où on la voit à l’œuvre au cœur de la relation humaine :

L’exploitation économique, le vol, l’humiliation et l’oppression où l’homme tire plaisir de la négation du désir de l’autre.

La jouissance de son corps dans le viol, le sadisme étant la forme achevée de cette tendance.

La torture, le meurtre enfin, forme ultime de l’agressivité. Celle-ci est en effet une pulsion de destruction ou de mort.

  

         2) Agressivité et civilisation.

  

  Cette pulsion agressive que Freud a découverte par autoanalyse et qu’il est légitime, si l’on veut bien prendre acte des faits, de généraliser à l’ensemble des membres de l’espèce humaine est ainsi nommée comme la véritable cause de la violence existant dans les rapports humains. « Elle constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain » remarque l’auteur, signifiant par là qu’on s’abuse souvent en cherchant des raisons ailleurs. Sans doute y a-t-il des facteurs secondaires, (c’est ce que réserve la formule «le facteur principal », par exemple des conjonctures économiques, politiques, chômage, pauvreté, injustices criantes) propices à l’expression de la violence, mais en dernière analyse la raison de la violence n’est pas extérieure à la nature humaine. D’où le constat : la civilisation doit déployer beaucoup « d’efforts » pour répondre au défi que lui lance la nature humaine.

  On appelle civilisation le processus et le résultat de ce processus par lequel l’expression et la vie des hommes prennent peu à peu forme humaine. Il y a forme humaine, là où l’on est en présence de ce qui dessine le visage de l’homme au sens spirituel et moral. Voilà pourquoi civilisation s’oppose à sauvagerie ou à barbarie. Elle définit un état de la société et de ses membres jugé supérieur moralement à un autre. Freud dit que « le terme de civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature, la réglementation des relations entre les hommes ». Ce terme d’usage récent (il n’apparaît dans le dictionnaire de l’Académie qu’à partir de 1835) indique donc que la civilité, la politesse, le respect de la vie, des biens et de la liberté des autres ne sont  pas des données mais des conquêtes. La conduite humaine ne revêt un visage humain qu’au terme d’un effort s’exerçant sur une matière première rebelle à ce que la vie en société exige d’elle.

  Effort connote travail, tension, mobilisation d’une force propre à tenir en respect des forces opposées. Nous apprenons donc que la civilisation n’est pas naturelle, elle est au contraire contre nature. Civiliser un homme ne consiste pas à développer, à accomplir les possibilités de la nature humaine comme le veut l’analyse classique ou la définition traditionnelle de la vertu. Ni la civilisation, ni la vertu ne sont l’accomplissement de la nature humaine dans son excellence. Cette conception pèche par optimisme, elle présuppose que, si une formation est nécessaire pour que l’homme donne le meilleur de lui-même, il y a néanmoins en lui des tendances spirituelles, morales, tout aussi naturelles que les inclinations moins reluisantes, la fonction de l’éducation étant de les porter à maturité. Freud pointe le caractère illusoire de cette anthropologie. Il souligne l’antinomie radicale de la nature et de la civilisation. Civiliser un homme ne consiste pas à déployer les virtualités de sa nature mais à l’inhiber, à la réprimer et à obtenir d’elle par artifice ce qui est contraire à sa spontanéité. Freud vient donc affirmer, contrairement à toute une tradition humaniste, que la  société et la civilisation sont artificielles. Elles se construisent par nécessité plus que par vocation contre une nature qui les requiert mais qui risque toujours de réduire à zéro leurs efforts. Là est une des idées majeures de ce texte.

  

             3) Le fondement du lien social.

 

   La nature, vient-on de comprendre, est l’ennemi de la civilisation, « elle la menace constamment de ruine ». Qu’est-ce donc que cette nature selon le père de la psychanalyse ? Elle est constituée de deux tendances : la libido ou pulsion de vie et l’agressivité ou pulsion de mort. Que ces deux pulsions soient inaptes à fonder le lien social on le saisit aisément. La première ne peut pas lier les hommes durablement et la seconde est par définition destructrice du lien humain.

  Alors sur quoi Freud fonde-t-il le rapport social ? Car les hommes ne vivent pas isolés, ils sont associés dans des communautés politiques. Comment rendre intelligible ce fait ? En faisant allusion au « travail solidaire » Freud répond à notre question. Il s’inscrit dans une tradition artificialiste remontant à Protagoras. L’homme est un être de besoins et il est impuissant par lui seul à résoudre le problème de sa survie. Il doit aménager ses conditions d’existence, il doit transformer la nature et cette contrainte qui est celle du travail lui impose de s’associer à d’autres hommes. La société est nécessaire. Elle est un système de solidarité, de division du travail permettant de pourvoir aux nécessités de la vie. Elle est la solution que l’animal démuni (cf. le mythe de Prométhée : la faute d’Epiméthée) mais intelligent (le don de Prométhée) a trouvée au problème de sa survie. Ce n’est pas une sociabilité naturelle qui lie les hommes, comme l’analyse Aristote, pour qui l’homme est par nature un animal politique, c’est le besoin économique. La société n’a pas de fondement psychologique ou moral. Il n’y a pas en l’homme de tendance le poussant à rechercher la compagnie de ses semblables, à se sentir exister humainement par et dans la relation humaine, ce que connote l’idée de sociabilité. L’humanité est étrangère par nature à la civilité, il s’ensuit que la société est l’artifice que l’intelligence humaine a inventé pour assumer la finalité biologique de l’espèce humaine. Elle est utile et n’a pas d’autre raison d’être. Etant doté d’une capacité de raisonner, l’homme a la possibilité de comprendre cette utilité et d’agir en conséquence. La société correspond donc à un intérêt rationnel. Freud reconduit ici la thèse utilitariste, pragmatique, artificialiste qui est celle des sophistes.

  D’où la nouvelle question que Freud est amené à élucider : Puisque la société procède de notre intérêt bien compris, ne peut-on pas considérer que cet intérêt est suffisant pour assurer la paix sociale et permettre des relations harmonieuses entre les membres d’un groupe et entre les différents groupes ? La solution à la violence récurrente des rapports humains (les incivilités, les crimes, la guerre) serait donc dans le développement de l’intelligence, la culture de la raison afin que les hommes parviennent toujours à bien discerner quel est leur intérêt. De nombreux auteurs ont ainsi tendance à considérer que seuls les intérêts rationnels peuvent servir de rempart contre les passions destructrices. Montesquieu est, au 18° siècle, l’emblème de cette croyance qui est aussi celle de tout le mouvement utilitariste (Bentham, Mill).

  Dans De l’esprit des lois, Montesquieu écrit : «  Et il est heureux pour les hommes d’être dans une situation où, pendant que leurs passions leur  inspirent la pensée d’être méchants, ils ont pourtant intérêt à ne pas l’être ».

  Illusion  rétorque à nouveau Freud en affirmant que «  les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels ».

  

            4) La souveraineté du passionnel sur la rationnel.

 

   La société a une rationalité, soit, mais cette rationalité est impuissante à lier durablement les hommes car elle n’a pas, par elle-même, de force. Les hommes sont mus par tout autre chose que leur raison ou l’intelligence de leurs intérêts. Ils sont mus par des pulsions, des affects bref par de l’irrationnel.

  Voilà pourquoi le processus civilisateur ne peut obtenir des conduites conformes à leurs intérêts en misant sur le seul développement de l’intelligence. C’est sans doute la grande erreur du projet de la modernité d’avoir cru que l’on pourrait abolir les figures de la barbarie par l’école c’est-à-dire par la culture de la raison. Témoin de la montée du nazisme en pleine Europe civilisée, Freud disposait d’un terrain d’observation privilégié pour prendre la mesure des forces destructrices de la nature humaine. On peut dire que l’histoire nous donne à nouveau rendez-vous avec ce constat accablant. L’embrasement des banlieues en France, la destruction des tours jumelles à New York, les bains de sang en Palestine, en Irak ou en Afghanistan témoignent à l’évidence que l’intelligence de leurs intérêts est, pour tous ceux qui commettent ces violences, le cadet de leurs soucis. Ils montrent que Freud a bien raison de dire que la tâche de la civilisation est de trouver le moyen d’endiguer la pulsion de mort.

  Soulignons d’emblée le réalisme du propos freudien. Freud ne parle pas de suppression du capital agressif.  Il ne parle que de limitation, de réduction. La menace est toujours là, il faut et il faudra toujours compter avec elle. La civilisation ne peut pas éradiquer la pulsion agressive parce qu’une pulsion est un fait de nature. On peut modifier la nature, la transformer partiellement, on ne peut pas l’abolir.

Alors quelle est la nature du processus que la civilisation doit mettre en œuvre pour limiter les dégâts ou pour promouvoir une expression de notre nature plus compatible avec les exigences de la vie sociale ?

  

             5) Le secret du processus civilisateur.

 

  Freud nomme la clé de ce processus en disant que la civilisation doit réduire les manifestations de l’agressivité «  à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique ». Une réaction se distingue d’une action. Celle-ci a un caractère spontané alors qu’une réaction est suscitée en nous par quelque chose qui agit sur nous. En qualifiant cette réaction de psychique, Freud signifie qu’elle est ce qu’on extorque psychologiquement à l’homme en intervenant  sur sa personnalité psychique, autrement dit sur les affects et l’inconscient. C’est dire que cela se passe à l’insu de sa raison et même que la raison doit être décrite comme un phénomène réactionnel. N’oublions pas que Freud est comme Nietzsche un philosophe du soupçon. Ni l’un ni l’autre n’envisagent la conscience ou la raison comme des instances originaires, ce sont des résultats non des points de départ. Le secret du processus civilisateur est précisément de produire des effets de conscience ou de raison à partir de la seule réalité qui soit originaire, à savoir de l’inconscient. Il est d’obtenir les conduites socialement et moralement utiles et souhaitables (ce que connote la notion d’éthique) en tirant parti des mécanismes inconscients du psychisme humain. La méthode est décrite avec précision : il s’agit «  d’inciter les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but ».

  Avec ces termes Freud prétend nommer les ressorts inconscients de la pratique éducative. Parents et maîtres d’hier et aujourd’hui en ignorent sans doute le secret mais ils ne réussissent qu’autant qu’ils le mettent en œuvre à leur insu. Leur efficacité tient à leur capacité de manipuler les affects de ceux qui leur sont confiés et d’abord de permettre un investissement libidinal ou affectif sur leur personne. Par là, Freud signifie qu’il est impossible d’éduquer sans prendre appui sur une pulsion naturelle.  Puisque le but est la répression de la pulsion agressive, ce ne peut être que sur la pulsion sexuelle. Il signifie donc plus essentiellement que  sans amour il est vain de croire qu’on puisse obtenir quoi que ce soit d’un homme. Mais dans sa spontanéité, la pulsion sexuelle ne s’investit sur un objet que pour en obtenir satisfaction, elle vise le plaisir érotique. Ce qui n’est évidemment pas le but que visent les éducateurs. Ils doivent donc obtenir l’investissement libidinal des enfants sur leurs personnes, mais ils doivent en même temps l’inhiber quant au but. La relation d’amour n’est ainsi que le moyen de détourner l’énergie sexuelle de son but primaire pour l’orienter vers des buts ou des objets supérieurs que les éducateurs incarnent dans leurs personnes. Ils peuvent ainsi obtenir la répression des pulsions dans leur forme primaire ou sauvage en fonctionnant comme un idéal du moi auquel par le processus de l’identification amoureuse  l’enfant ou l’adolescent désire ressembler.   

  Le processus civilisateur est donc un processus de sublimation. C’est sur lui seul et non sur les ressources de la conscience ou de la raison que repose la civilisation. Son assise est irrationnelle, affective. Seuls les discours et les pratiques ayant une intelligence instinctive de ces mécanismes sont destinés à être efficaces psychologiquement. Ce qui, par contraste, fait apparaître la faiblesse des solutions préconisées par le mouvement des Lumières. En surestimant la nature et les pouvoirs de la raison ou de la conscience, les Lumières étaient condamnées d’avance à l’échec. De fait, c’est une Allemagne très civilisée, l’Allemagne de Kant et de Beethoven qui, au moment où Freud fait cette analyse, accouche de la barbarie nazie. La science et la philosophie sont donc des remèdes peu efficaces aux maux de l’humanité. S’il y a des solutions possibles, elles sont infiniment plus du côté des discours et des pratiques en phase avec l’affectivité ou la personnalité psychique inconsciente.

  Freud considère que c’est le propre des religions.

 

             6) Religion chrétienne et civilisation.

 

   En invoquant la religion chrétienne à ce moment de sa réflexion, Freud établit qu’une religion, avec son message, ses rites a une fonction sociale. Elle vise à cohérer la société, à unir les hommes et elle n’y parvient qu’autant qu’elle a l’intelligence de l’efficacité psychologique. Freud rend implicitement hommage au christianisme sur ce point. S’il a eu un rôle civilisateur fécond c’est, à l’évidence, parce qu’il a eu une connaissance intuitive des mécanismes de la personnalité psychique inconsciente. Ainsi s’est-il efforcé de promouvoir l’amour du Père, un Père qui est au ciel et est le maître de la loi. (cf. la prière : Notre Père que es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel…)  Le christianisme a su d’instinct que c’est par l’investissement affectif sur la figure du Père c’est-à-dire par l’identification au dieu d’amour qu’on peut obtenir l’amour des hommes les uns pour les autres. « Aime le Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toi-même » dit le commandement.

  Le christianisme a su qu’il faut prescrire l’amour du prochain et s’il en a fait un devoir c’est qu’il a compris que rien n’est moins naturel que l’amour de l’homme pour l’homme. Là où il y a loi d’amour il y a désir de meurtre ou de haine. «  Ce qu’aucune âme humaine ne désire, on n’a pas besoin de le prescrire » remarque Freud. Le tour de force du christianisme a été de subvertir la nature en métamorphosant l’auxiliaire sexuel et l’objet de haine naturelle, autrui en « prochain » celui que je dois aimer pour mériter l’amour du Père, celui qui est mon frère puisque nous avons tous le même père.

   L’histoire montre qu’il y est assez bien parvenu à l’intérieur des groupes cohérés par l’identification au même Maître imaginaire. Mais elle montre aussi que l’alchimie n’opère plus à l’endroit de ceux qui ne se reconnaissent pas en ce Maître. Les chrétiens ont de la peine à identifier le prochain dans le non chrétien, les guerres de religion, les difficultés avec les musulmans aujourd’hui en témoignent. Et ce qui est vrai des chrétiens l’est des autres groupes confessionnels. C’est que toute conquête d’amour se paie, en termes psychiques, d’une dette d’agression. Comme l’écrit Freud : «  Il est toujours possible, d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres, en dehors d’elle pour recevoir les coups » ou bien « Il faut qu’une religion, même si elle s’appelle la religion d’amour, soit dure et sans amour avec ceux qui ne lui appartiennent pas » Malaise dans la civilisation.

 

  Conclusion :

 

  Pessimisme ou réalisme freudien ? La leçon est terriblement subversive car si la loi d’amour est imaginaire, si la civilisation est artificielle, il faut conclure que rien n’est plus fragile qu’un tel édifice. En s’édifiant sur la répression des pulsions, il est contre nature et se paie cher en souffrances psychologiques. Freud est d’ailleurs  très clair sur ce point. « Le barbare, il faut bien l’avouer n’a pas de peine à bien se porter tandis que pour le civilisé c’est là une lourde tâche » Abrégé de psychanalyse. Certes la sublimation n’est pas une simple répression puisqu’elle canalise l’énergie refoulée vers des satisfactions supérieures mais enfin on comprend que  le ventre est toujours fécond d’où peut sortir la bête immonde (Manière de décliner la formule de B. Brecht: «Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde» Epilogue de La Résistible Ascension d’Arturo Ui, trad. Armand Jacob, 1941 ).  D’où des régressions toujours possibles et si l’on en croit Freud, à des niveaux de barbarie proportionnels aux niveaux de civilisation atteints. L’expérience nazie et de manière générale les horreurs du vingtième siècle semblent confirmer son diagnostic ; pourtant il est permis de faire quelques objections.

  Car est-il légitime de définir la nature humaine à la manière freudienne ? Est-il vrai  que la sociabilité n’est pas une tendance naturelle et que tout ce qui est noble dans l’expression humaine est dérivé de ce qui est inférieur ? On peut se demander si la tradition philosophique de type platonicien, cartésien ou kantien n’est pas plus pertinente lorsqu’elle souligne l’ambiguïté de la nature humaine. Sans doute celle-ci se caractérise-t-elle par une part irrationnelle mais elle comporte aussi des tendances spirituelles et morales qui sont tout aussi naturelles que les premières. Leur seule différence avec les tendances primaires c’est qu’elles ont besoin d’une éducation pour se développer alors que les premières sont immédiates. Voilà pourquoi l’expression spontanée de la nature humaine est barbare mais cela ne signifie pas que la barbarie soit naturelle et la civilisation  contre nature.

   Il nous semble, au contraire que l’homme civilisé, humanisé révèle bien davantage la vérité profonde de l’humaine nature que sa caricature le barbare et il n’est pas sûr que Freud ait raison lorsqu’il dit que le civilisé a du mal à être heureux. L’observation des hommes inclinerait plutôt à penser le contraire. N’y a-t-il pas plus de joie sur le visage des hommes hautement civilisés que sur celui des êtres frustres et barbares ? On se contentera de poser la question car le dogmatisme sur cette question serait proprement déplacé.