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   « Pour quelle raison, les hommes d’à présent sont-ils moins attachés à la liberté que ceux d’autrefois : pour la même raison qui fait que ceux d’aujourd’hui sont moins forts ; et c’est si je ne me trompe, la différence d’éducation fondée sur la différence de religion. Notre religion, en effet, nous ayant montré la vérité et le droit chemin, fait que nous estimons moins la gloire de ce monde. Les païens, au contraire, qui l'estimaient beaucoup, qui plaçaient en elle le souverain bien, mettaient dans leurs actions infiniment plus de férocité : c’est ce qu'on peut inférer de la plupart de leurs institutions, à commencer par la magnificence de leurs sacrifices comparée à l'humilité de nos cérémonies religieuses dont la pompe, plus flatteuse que grandiose n’a rien de féroce ni de gaillard. Leurs cérémonies étaient non seulement pompeuses, mais on y joignait les sacrifices ensanglantés par le massacre d'une infinité d’animaux; ce qui rendait  les hommes aussi féroces, aussi terribles que le spectacle qu'on leur présentait. En outre la religion païenne  ne déifiait que des hommes d'une gloire terrestre, des capitaines d'armées, des chefs de républiques. Notre religion glorifie plutôt les humbles voués à la vie contemplative que les hommes d'action. Notre religion place le bonheur suprême dans l'humilité, l'abjection, le mépris des choses humaines; et l’autre, au contraire, le faisait consister dans la grandeur d’âme, la force du corps et dans toutes les qualités qui rendent les hommes redoutables. Si la nôtre exige quelque force d’âme, c’est plutôt celle qui fait supporter les maux que celle qui porte aux fortes actions.

   Il me paraît donc que ces principes, en rendant les peuples plus débiles, les ont disposés à être plus facilement la proie des méchants. Ceux-ci ont vu qu’ils pouvaient sans crainte tyranniser les hommes qui, pour aller en paradis, sont plus disposés à recevoir leurs coups qu'à  les rendre. Mais si ce monde est efféminé, si le ciel paraît désarmé, n'en accusons que la lâcheté de ceux qui ont interprété notre religion selon la paresse et non selon la virtù. S'ils avaient considéré que cette religion nous permet d’exalter et de défendre  la patrie, ils auraient vu qu’elle nous ordonne d’aimer cette patrie, de l’honorer, et de nous rendre capables de la défendre.

   Ces fausses interprétations, et notre mauvaise éducation, font qu’on voit aujourd’hui bien moins de républiques qu’on n’en voyait autrefois, et que les peuples par conséquent, ont moins d’amour pour la liberté. Je croirais cependant que ce qui y a bien plus contribué encore, ce sont les conquêtes des Romains, dont l’empire a englouti toutes les républiques et tous les Etats libres ; et quoique cet empire ait disparu, ces cités jadis libres n’ont pu encore se reconstituer pour revivre librement, si ce n’est en bien peu d’endroits. Quoiqu’il en soit, les Romains trouvèrent dans toutes les parties du monde une ligue de républiques armées et obstinées à la défense de leur liberté ; ce qui prouve qu’ils ne les auraient jamais soumises sans une extrême virtù ».

Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, II, II, La pléiade, p. 519.520.

 

 Eléments d'élucidation.

   

    Il ne parle pas de la religion en théologien et encore moins en homme de foi. Machiavel est un penseur politique, et c’est en politique qu’il aborde la question religieuse.

   Aussi l’envisage-t-il seulement sous l’angle de sa fonction politique. Non point que le Florentin défende le principe d’un fondement théologique de l’Etat. En rupture avec la tradition du théologico-politique subordonnant le politique à des idéaux transcendants et lui assignant une source et une fin divines, il conçoit l’Etat comme une institution humaine, rien qu’humaine incarnant par elle-même un ordre transcendant autonome à la mesure de la virtù nécessaire pour la faire exister et de la sacralité du vivere civile qu’elle rend possible. C’est dire que notre auteur est le penseur de la sécularisation du politique et à ce titre le fondateur de la modernité politique.

   Ce qui ne signifie pas qu’il puisse faire l’impasse sur le phénomène religieux. Ce serait méconnaître que la religion est une dimension importante de l’existence sociale des hommes, les croyances et les pratiques religieuses des peuples n’étant pas sans influence sur leur destin politique. Ainsi il est indéniable qu’il n’y a pas de meilleur ciment social qu’une religion. Elle unifie les membres d’un groupe dans des valeurs communes, elle leur permet de s’identifier, de se sentir membre d’un même corps à défendre contre tout ce qui incarne pour lui une altérité et comme telle une menace de dissolution. La religion comme la politique lie certains contre d’autres mais en fondant le lien social sur l’identification à un même dieu, elle lui confère une sacralité et donc une force dont sera toujours privée une fondation purement séculière. Quand la défense de la patrie se confond avec la défense de son dieu, la vertu civique et militaire est exaltée. Nul fondateur de cités n’a ignoré ce puissant ressort de l’action humaine, pas plus qu’il n’a ignoré l’intérêt du recours au souverain céleste pour inspirer la crainte sans laquelle les hommes ont tôt fait de céder à leurs penchants égoïstes et lâches. Car en prétendant soumettre les membres d’une cité à un législateur divin, la religion les dispose à obéir d’une manière infiniment plus persuasive que n’en sera jamais capable le législateur humain. Machiavel suggère que tel fut le génie de Numa. « Il eût recours à la religion, comme au soutien le plus nécessaire de la société civile, et il l’établit sur de tels fondements que jamais en aucun lieu, on ne vit respecter la divinité comme on le vit à Rome, et cela pendant plusieurs siècles. Ce fut sans doute cette crainte salutaire qui facilita toutes les entreprises du Sénat et de tous ces grands hommes. Quiconque examinera les actions de ce peuple en général et d’une infinité de Romains en particulier verra que ces citoyens craignaient encore plus de manquer à leurs serments qu’aux lois, en hommes qui estiment bien plus la puissance des dieux que celle des mortels… » Discours sur la première décade de Tite-Live, I, XI, la Pléiade, p. 411.

   Rien de mieux, en effet, que l’invocation d’une source surnaturelle des lois pour asseoir leur autorité. Numa, par exemple, feignit d’avoir commerce avec une nymphe pour faire adopter les décisions qu’elle était censée lui inspirer. Dans  le Prince, Machiavel ne dit pas expressément que ce fut aussi le tour de force de Moïse. Prudence oblige, mais dans les Discours, il ne fait pas mystère de l’habileté du stratagème : « Et en vérité il n’a jamais existé de législateur qui n’ait recours à l’entremise d’un dieu pour faire accepter des lois exceptionnelles, inadmissibles autrement : en effet, nombreux sont les principes utiles dont un sage législateur connaît toute l’importance et qui ne portent pas avec eux des preuves évidentes qui puissent frapper les autres esprits. L’homme habile qui veut faire disparaître la difficulté a recours aux dieux, ainsi firent Lycurgue, Solon, et beaucoup d’autres qui tous tendaient au même but » Ibid. p. 412.

   Et ce but est toujours la cohésion sociale, la stabilité du corps politique, la paix civile et la capacité de résister aux diverses menaces que le temps ou les circonstances font peser sur les corps politiques. Nul souci de la vérité intrinsèque du discours religieux dans ces considérations. Celui-ci n’est jamais envisagé du point de vue de sa valeur doctrinale, seule compte aux yeux de notre analyste son utilité sociale. La religion n’est donc pas conçue comme ayant  sa fin en soi. Sa valeur procède du service politique qu’elle assure efficacement ou non. Peu importe qu’elle soit vraie ou fausse. Sa vertu est de maintenir un peuple bon et uni, ce qui suppose le respect scrupuleux des principes religieux car toute corruption de ceux-ci entraîne nécessairement le désordre social. Voilà pourquoi Machiavel peut dire que « tout ce qui tend à favoriser la religion doit être le bienvenu, quand bien même on en reconnaîtrait la fausseté ; et on le doit d’autant plus qu’on a plus de sagesse et de connaissance de la nature humaine »  Discours sur la première décade de Tite-Live, I, XII, la Pléiade, p. 415.

   Or examinée dans cette perspective, la religion chrétienne ne peut qu’être sévèrement jugée.  Non pas que dans les commencements de la république chrétienne, elle n’ait pas été un ferment d’unité civile mais, à observer les mœurs de l’Eglise à l’époque de Machiavel, il y a longtemps que les principes chrétiens ne sont plus respectés et que l’Eglise est une des principales causes de la misère politique présente de l’Italie. Le grief majeur de Machiavel à l’endroit du christianisme tient dans ce constat. « Je soutiens d’abord que le mauvais exemple de cette cour a détruit en Italie tout sentiment de piété et de religion. De là, des dérèglements, des désordres à l’infini ; car si là où il y a de la religion on suppose toutes les vertus, là où elle manque on doit supposer tous les vices. Ainsi donc, la première des obligations que, nous autres Italiens, nous avons envers l’Eglise et envers les prêtres, c’est qu’ils nous ont privés de religion et dotés de tous les vices. Mais nous leur en avons une autre plus grande encore, et qui est la seconde des deux causes de notre ruine. C’est que c’est elle, l’Eglise romaine, qui nous a maintenus et nous maintient divisés » Ibid. p. 416.

   Si les papes avaient unifié sous leur magistère l’ensemble des villes et des républiques italiennes, il n’y aurait rien à dire, et dans certains textes on a l’impression que Machiavel assigne à la papauté cette tâche future. Cependant loin de travailler à l’unification de l’Italie, la politique papale n’a pas hésité, au gré de ses intérêts particuliers, à dresser les villes les unes contre les autres et même à faire appel à des armées étrangères pour en ruiner certaines. D’où le courroux de notre auteur et sa conviction que le plus utile service qu’on pourrait rendre à l’Italie serait de la débarrasser d’une institution aussi nuisible. L’occasion en fut donnée à Giovampagolo Baglioni, en 1505, lorsque conduit par sa fougue, le pape Jules II se mit imprudemment à sa merci en pénétrant désarmé dans Bologne. Mais il aurait fallu pour cela que le prince de Bologne brillât par sa virtù, or déplore Machiavel, il brilla surtout par sa lâcheté. Lui « qui ne rougissait pas d’être publiquement incestueux et parricide, ne sut, ou, pour mieux dire, n’osa pas saisir l’occasion qui se présentait à point, d’exécuter une entreprise où chacun aurait admiré son courage et qui l’eût immortalisé ; car il eût été le premier qui eût montré aux prélats de l’Eglise le peu de cas qu’on doit faire d’êtres qui vivent et règnent comme eux ; il eût enfin fait un geste dont la grandeur eût de loin surpasser l’infamie et les risques ». Discours sur la première décade de Tite-Live, I, XVII, la Pléiade, p. 442.443.

   Machiavel condamne ici sans équivoque  l’Eglise et donne la mesure de la haine qu’elle lui inspire mais dans le texte présenté au début de cet article, le procès du christianisme ne tient pas seulement à des contingences historiques, (corruption des principes chrétiens par les prêtres, calamiteuse politique papale pour l’Italie), il vise aussi le contenu doctrinal.

   Notre penseur lui reproche de prêcher une morale opposée à toute virtù politique. Certes il commence par ménager les susceptibilités du monde auquel il appartient par un bref hommage à cette religion qui, dit-il, « nous ayant montré la vérité et le droit chemin, fait que nous estimons moins la gloire de ce monde ».

   Mais précisément la suite montre que là est le problème. Car comment se disposer à défendre sa patrie, à travailler à sa prospérité et à sa puissance dans le concert des Nations, à sauvegarder sa liberté quand on place le souverain bien hors du monde, quand on disqualifie la vie active au profit de la vie contemplative, quand on exalte la douceur, l’humilité, le sacrifice en lieu et place de la force sans laquelle on s’expose, passif, à devenir la proie des méchants ? Machiavel accuse la morale chrétienne de décourager les vertus viriles, de désarmer le ciel et en définitive d’efféminer le monde. Or nul Etat ne peut persévérer dans l’être, nul peuple ne peut préserver sa liberté s’il n’est pas attaché à ces valeurs mondaines et s’il répugne à faire usage de la force. Les prophètes désarmés sont vaincus d’avance. Même Moïse en administre la preuve si l’on veut bien lire la Bible sans déroger au bon sens (Cf. Discours sur la première décade de Tite-Live, III, XXX, la Pléiade, p. 685). Et dans l’œuvre fondatrice, tout essentiel que fut Numa, prince religieux et paisible, il faut bien voir que sans un prédécesseur (Romulus) et un successeur (Tullus)  belliqueux, il n’aurait pu empêcher son peuple de s’amollir et de devenir la proie de ses ennemis (Cf. Discours sur la première décade de Tite-Live, I, XIX, la Pléiade, p. 432).

   Le vivere civile, la liberté ont donc leur assise dans l’acceptation de la loi du monde, non dans son mépris. Et celle-ci exige de résister aux sirènes de l’angélisme chrétien tout autant  qu’aux flatteries des pouvoirs politiques qui savent endormir la vigilance des peuples et des individus pour mieux les asservir, à la manière dont la République romaine excella dans l’art de grandir sur les ruines des autres républiques.

 

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3 Réponses à “Machiavel et le christianisme. Religion et politique.”

  1. […] » Machiavel et le christianisme. Religion et politique. – PhiloLog […]

  2. pican dit :

    Ne peut-on pas voir ici une convergence avec la conception de la morale chrétienne qu’a Nietzsche ?

  3. Simone MANON dit :

    Bonjour
    Oui, il y a certaines convergences entre Machiavel et Nietzsche pour autant que chacun exalte la virtù comme acceptation de la loi du réel et affirmation de la vie contre tous les mensonges des Idéaux moralisateurs.
    Cf. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_1998_num_59_1_2066
    Bien à vous.

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