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« Si on considère le respect qu'on a pour l'Antiquité, et, pour me borner à un seul exemple, le prix qu'on met souvent à de simples fragments de statue antique, qu'on est jaloux d'avoir auprès de soi, pour orner sa maison, les donner en modèles à des artistes qui s'efforcent de les imiter dans leurs ouvrages; si, d'un autre côté, l'on voit les merveilleux exemples que nous présente l'histoire des royaumes et des républiques anciennes; les prodiges de sagesse et de vertu opérés par des rois, des capitaines, des citoyens, des législateurs qui se sont sacrifiés pour leur patrie; si on les voit, dis-je, plus admirés qu'imités, ou même tellement délaissés qu'il ne reste pas la moindre trace de cette antique vertu, on ne peut qu'être à la fois aussi étrangement surpris que profondément affecté.

Et cependant  dans les différends qui s’élèvent entre les citoyens, ou dans les maladies auxquelles ils sont sujets, on voit ces mêmes hommes avoir recours ou aux jugements rendus, ou aux remèdes ordonnés par les anciens. Les lois civiles ne sont, en effet, que des sentences données par leurs jurisconsultes, qui, réduites en principes, dirigent dans leurs jugements nos jurisconsultes modernes. La médecine non plus n’est autre chose que l’expérience des médecins anciens prise pour guide par leurs successeurs. Et cependant, pour fonder une république, maintenir des Etats ; pour gouverner un royaume, organiser une armée, conduire une guerre, dispenser la justice, accroître son empire, on ne trouve ni prince, ni république, ni capitaine, ni citoyen, qui ait recours aux exemples de l’Antiquité. Cette négligence est moins due encore à l’état de faiblesse où nous ont réduits les vices de notre éducation actuelle, qu’aux maux causés par cette paresse orgueilleuse qui règne dans la plupart des Etats chrétiens, qu’au défaut d’une véritable connaissance de l’histoire, de la lecture de laquelle on ne sait plus retirer le fruit ni goûter la saveur qu’elle contient. Aussi la plupart de ceux qui la lisent s’arrêtent-ils au seul plaisir que leur cause la variétés d’événements qu’elle présente ; il ne leur vient pas seulement en pensée d’en imiter les belles actions : cette imitation leur paraît non seulement difficile, mais même impossible ; comme si le ciel, le soleil, les éléments et les hommes eussent changé d’ordre, de mouvement et de puissance, et fussent différents de ce qu’ils étaient autrefois.

   C’est pour détromper, autant qu’il est en moi, les hommes de cette erreur, que j’ai cru devoir écrire sur tous les livres de Tite-Live que la méchanceté des temps ne nous a pas dérobés, tout ce qui, d’après la comparaison des événements anciens et modernes, me paraîtra nécessaire pour en faciliter l’intelligence. Par là ceux qui me liront pourront tirer l’utilité qu’on doit se proposer de la connaissance de l’histoire.».

    Machiavel. Avant-propos du Livre I du Discours sur la première décade de Tite-Live,  Trad. E. Barincou, la Pléiade, p. 377.378.

 

 

1)                  Remarques liminaires.

 

    Y a-t-il une science politique propre à éclairer la pratique politique et à lui garantir la réussite ? Avec le développement des sciences humaines, certains ont cru que le gouvernement des cités pourrait de plus en plus se fonder sur des savoirs scientifiques. La science économique, pensait-on, expliciterait les lois de la production des richesses et des échanges ; la science psychologique, formulerait les lois du fonctionnement psychique des membres d’une société, la sociologie celles des mécanismes régissant les rapports sociaux etc., de telle sorte qu’armés de cette connaissance, les acteurs politiques pourraient soumettre le réel sur lequel ils interviennent aux exigences du bien commun. La prospérité des nations, la construction d’un ordre juste, la paix civile tant à l’échelle nationale qu’internationale ne seraient plus tributaires de l’irrationalité des acteurs politiques, celle des peuples ou celle de leurs gouvernants. Elles relèveraient d’une « science politique », science à acquérir et à appliquer sur la scène politique comme le fait un technicien dont l’efficacité dépend en grande partie du savoir théorique fondant sa pratique. N’est-ce pas cette magnifique illusion que trahit l’usage d’appeler « science-po », ce qui, plus conséquemment, se dénomme « institut d’études politiques » ?

   Or s’il y a quelque chose de totalement étranger à la Renaissance et à la pensée de Machiavel, c’est bien un tel rêve. Il est vrai que la science moderne, telle que Bacon en définira la méthode n’est pas encore constituée. Mais plus fondamentalement, la conception que Machiavel se fait de la nature et des choses humaines ne lui permet pas de tirer l’action politique du côté d’une technique savante. Elle est à ses yeux un art, le grand art et la question est de savoir ce qui peut former et faire grandir le génie de l’artiste. Machiavel ne dit pas « génie ». Il dit « virtù », c’est-à-dire valeur, capacité admirable d’arracher les hommes à leur condition prépolitique afin de promouvoir cette condition, la moins enracinée dans des tendances naturelles qui soit, qu’on appelle la vie civile ou l’existence politique. Qu’il s’agisse de fonder des institutions politiques (républiques ou principautés) ou de gouverner des Etats déjà constitués l’acteur politique ne doit ses réussites qu’à sa force de résister à tous les obstacles qu’il doit vaincre. Les hasards lui ayant fourni l’occasion d’agir ont tôt fait de se muer en circonstances malheureuses, les rivalités dont il a su habilement jouer pour promouvoir la stabilité sociale sont toujours menaçantes, la méchanceté des hommes qu’il a pu tenir en respect parce qu’il n’en a jamais ignoré le tranchant est toujours à l’œuvre. Comment maintenir le cap, poursuivre sa tâche en déjouant les pièges ?

   Telle est la grande préoccupation de ce penseur de l’action politique que fut Machiavel. En écrivant Le Prince, ou les Discours sur la première décade de Tite-Live, il n’a pas d’autre objectif que de fournir à ceux qui sont aux commandes des Etats des préceptes de bonne gouvernance, et d’abord celui qui conditionne tous les autres à savoir l’art de conquérir et de conserver le pouvoir. Non point que le pouvoir soit une fin en soi comme si la raison d’être du politique était la volonté de puissance. Machiavel est très sévère à l’égard de ce dévoiement du politique qu’est la figure du mauvais prince. Celui-ci se contente de prendre le pouvoir et de l’exercer à des fins étrangères au souci d’instituer le vivere civile. Il n’est pas un fondateur de citoyenneté pour son peuple et pour lui-même. Il ne crée rien. Il appartient à l’espèce des « violents, des ignorants, des imbéciles, des fainéants et des lâches » (Discours sur la première décade de Tite-Live, I, X, la Pléiade, p. 408), espèce que nulle renommée ne consacre et qui encourt le blâme aussi sûrement que la marche des choses balaie les désordres que ses spécimens ont fait surgir en lieu et place de l’ordre civil. Dans ce cas de figure, il n’y a aucun sens à parler de réussite. S’il est vrai que celle-ci est la valeur propre à la sphère politique encore faut-il ne pas se tromper sur le sens que Machiavel lui confère. Oui, la réussite est ce qui juge l’action politique mais celle-ci se mesure à l’aune de la prospérité et du bonheur d’un peuple jouissant de sa liberté et suffisamment fort pour affronter l'épreuve du temps et des défis à relever.

   Il n’y a pas pour Machiavel de plus noble tâche que d’être un créateur de citoyenneté. On sait combien il n’a jamais pu se consoler d’être écarté des rênes du pouvoir et combien il n’a eu de cesse d’instruire ceux que les circonstances placent dans la situation de l’exercer. Car « en vérité les dieux ne peuvent donner à des hommes une plus belle chance de gloire, comme nul homme n’en peut désirer de plus belle. Si pour réordonner une cité, il fallait qu’un prince dépose le pouvoir, celui qui préférerait la laisser dans le désordre pour garder le pouvoir mériterait peut-être quelque excuse ; celui-là n’en mériterait aucune qui pourrait la réordonner et garder le pouvoir. Que ceux que le ciel a placés dans ces heureuses circonstances réfléchissent que deux chemins s’ouvrent devant eux : l’un les conduit à l’immortalité, après un règne heureux et tranquille ; l’autre les fait vivre au milieu de mille inquiétudes, et leur promet après la mort une éternelle infamie » (Discours sur la première décade de Tite-Live, I, X, la Pléiade, p. 410).

   Alors comment être un  gouvernant habile ? Comment être un prince « virtuoso » capable d’inscrire dans une matière rebelle une forme civilisée ?

    La réponse de Machiavel à cette question est sans ambiguïté : seul l’exemple de la virtù de ceux qui dans le passé ont fait œuvre civilisatrice peut éclairer la pratique politique présente. Dans la mesure où la mémoire de ces exemples est recueillie dans une connaissance qu’on appelle l’histoire, seule l’histoire peur fournir un guide aux acteurs actuels de la scène politique. Non point que l’étude du passé permette de dégager des lois de l’histoire. Il n’y a pas chez Machiavel l’idée d’un processus historique orienté dans une direction. Le temps n’est pas pour lui le cadre de l’accomplissement progressif d’une humanité destinée à réaliser les fins de sa nature raisonnable. L’acte politique est bien l’insurrection de la liberté mais celle-ci ne trouve ni dans le cosmos, ni dans la nature humaine les auxiliaires de son entreprise. Pas d’ordre naturel finalisé chez Machiavel, pas de nature humaine portant en creux la dimension politique. La sociabilité n’est pas une tendance naturelle. La raison n’est pas une dimension essentielle de l’homme. La nature humaine est fondamentalement passionnelle et seule la contrainte, celle de la nécessité ou celle des lois peut faire concourir les individus au bien commun. Le gouvernant habile ne doit jamais sous-estimer leur égoïsme, leur propension à poursuivre leur intérêt particulier ou la conflictualité travaillant  les rapports sociaux. « Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (et l’histoire est remplie d’exemples qui les appuient) s’accordent à dire que quiconque veut fonder  un Etat et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion » Discours sur la première décade de Tite-Live, I, III, la Pléiade, p. 388.

   Et comme rien ne change sous le soleil, il est judicieux de prendre des leçons auprès de ceux qui ont été aux prises avec ce qui, aujourd’hui comme hier, constitue la matière de la pratique politique : les hommes avec leurs passions, le cours des événements avec ce qu’il a de capricieux, le temps avec la fatalité de ses cycles. Voilà pourquoi Machiavel répète comme un leitmotiv :

       « Quiconque compare le présent et le passé, voit que toutes les cités, tous les peuples ont toujours été et sont encore animés des mêmes désirs, des mêmes passions. Ainsi, il est facile, par une étude exacte et bien réfléchie du passé, de prévoir dans une république ce qui doit arriver, et alors il faut ou se servir des moyens mis en usage par les anciens, ou, n’en trouvant pas d’usités, en imaginer de nouveaux, d’après la ressem­blance des événements. Mais cette étude est négligée de la plupart des lecteurs, ou bien est au-dessus de leur intelligence; si quelqu’un d’eux est capable de tirer de pareilles conclusions, elles sont toujours ignorées de ceux qui gouvernent, et par là on voit revenir en tous temps les mêmes maux et les mêmes révolutions » Discours sur la première décade de Tite-Live, I,  XXXIX, la Pléiade, p. 467

 

2)                  Idées générales du texte.

 

 Thème : la politique et la connaissance historique.

 Question : Comment comprendre que le respect de l’Antiquité soit le fait des artistes, des juristes et des médecins à l’exception des hommes politiques ? Le passé n’offre-t-il pas des modèles d’instituteurs ou de conducteurs de peuples aussi admirables que le sont les chefs-d’œuvre de la statuaire ?

Thèse : L’oubli des « prodiges de sagesse et de vertu opérés par des rois, des capitaines, des citoyens, des législateurs qui se sont sacrifiés pour leur patrie » doit étonner et même indigner tout observateur de son époque.

Question : Pourquoi Machiavel considère-t-il qu’il convient de s’étonner et de s’indigner ?

Thèse : La réponse à cette question exige de déployer deux sortes d’arguments.

 

1) Premier argument.

   Il met en jeu l’intelligence de l’action politique et s’il faut reconnaître une qualité à Machiavel, c’est bien de n’avoir cessé d’en méditer la nature. Instruit par sa propre expérience de la chose publique et par sa fréquentation des historiens de l’Antiquité, il s’est efforcé de pointer le caractère miraculeux de ses réussites, au point de rencontre du courage, de l’acuité intuitive, de la ruse d’un acteur (sa virtù) et de la fortune si capricieuse, si prompte à exposer à l’échec celui qui ne sait plus en exploiter les ressources.

   Toutes ses analyses établissent qu’il n’y a pas de science politique possible. Nulle providence ne préside à la marche du monde qu’il suffirait de connaître pour agir dans le sens de ses décrets. Nulle assise naturelle à la construction politique. Elle incarne une transcendance momentanée par rapport aux individus qu’elle rassemble mais la nécessité, sous la forme des passions travaillant souterrainement le corps politique ou de la geste transformatrice du temps la menace en permanence de ruine. En l’absence de toute possibilité d’élaborer un savoir rigoureux des lois régissant le fait politique, il faut donc convenir que seule la méditation des exemples des grands acteurs de l’histoire peut fournir quelques leçons. Leçons incomplètes car les analogies entre le présent et le passé ne doivent pas occulter les différences, mais leçons bien utiles pour ne pas être pris au dépourvu par des situations qui ne sont pas totalement inédites car rien ne change fondamentalement sous les changements incessants. En écho au propos cité en remarque liminaire : « Quiconque compare le présent et le passé, voit que toutes les cités, tous les peuples ont toujours été et sont encore animés des mêmes désirs, des mêmes passions », on peut lire dans ce texte: « Comme si le ciel, le soleil, les éléments et les hommes eussent changé d’ordre, de mouvement et de puissance, et fussent différents de ce qu’ils étaient autrefois » !

   L’histoire a donc un autre intérêt que le plaisir suscité par la variété des évènements qu’elle relate. C’est là, d’ordinaire, ce qui comble les amateurs « d’histoires ». Ils demandent à leur lecture de les divertir par la diversité et la multiplicité des situations et des péripéties décrites. Machiavel déplore une telle manière de se rapporter à l’histoire. Non point qu’elle puisse être autre chose qu’une accumulation d’histoires mais le « fruit et la saveur » de cette accumulation est autrement plus fécond pour celui qui se donne la peine de réfléchir. Car, à un certain niveau d’accumulation,  la réflexion repère des invariants, saisit des effets de généralité dont il est possible de tirer des leçons valables pour le présent. Pour qui se donne la peine de la réfléchir, l’histoire passée nous parle de notre histoire présente. La grandeur de la Rome antique exhibe la décadence de la Florence actuelle mais les agents de l’histoire en train de se faire ne devraient pas se contenter d’admirer la République romaine au temps de sa fondation ou de son expansion, ils devraient puiser dans la compréhension de ce qui fit sa réussite le désir d’agir avec autant de vertu que leurs ancêtres.

   Telle est la destination que Machiavel assigne à son commentaire de la première décade de Tite-Live. Il signifie d’une part que les histoires ne délivrent pas immédiatement leur sens. Il y faut le commentaire réflexif apte à expliciter, grâce à la comparaison des choses anciennes et des choses modernes, les conditions d’une véritable fondation, la conflictualité immanente à un corps politique, la genèse des constitutions, les modes d’action dans la paix et dans la guerre etc. D’autre part que l’intelligence du fait politique telle que la rend possible la réflexion sur le passé et sur le présent ne doit pas rester contemplative mais doit être une incitation à l’action. Il s’ensuit que lorsque Machiavel propose d’étendre à la politique l’imitation des modèles anciens, il ne s’agit pas de comprendre qu’il invite à une imitation servile des Anciens. Pas plus que les artistes de la Renaissance ne copient servilement les artistes passés mais font œuvre créatrice, les acteurs politiques ne sont incités à méconnaître la différence des temps et la liberté du créateur dans le présent.

 

2) Deuxième argument.

    Il met en jeu un jugement moral sur les acteurs politiques de son temps. Epoque tragique pour l’Italie, divisée, affaiblie par des luttes intestines entre les cités-Etats et la puissance d’une église bien plus soucieuse de ménager ses intérêts que de promouvoir l'unification salvatrice de l'Italie. Que l’imitation des Anciens apparaisse « impossible » aux acteurs présents de la scène politique en dit long sur leur propre absence de virtù. Machiavel ne restaure le souvenir des grands modèles antiques que parce qu’il enrage d’observer la misère politique de son époque et tente par son œuvre de stimuler un courage et une habileté faisant cruellement défaut à la Florence de son temps.

   Cf. : «  J’ignore si je ne mériterai pas d’être mis au nombre de ceux qui se trompent, en élevant si haut dans ces discours les temps des anciens Romains, et en censurant ceux où nous vivons. Et, véritablement, si la vertu qui régnait alors, et le vice qui domine aujourd’hui, n’étaient pas plus éclatants que le soleil, je serais plus retenu dans mes expressions, craignant de tomber dans l’erreur que je reproche aux autres. Mais la chose est si évidente pour tous les yeux, que je n’hésiterai pas à dire hardiment ce que je pense de ce temps-là et de ces temps-ci, afin d’exciter, dans l’âme des jeunes gens qui liront mes écrits, le désir d’imiter les uns et de fuir l’exemple des autres, toutes les fois que le hasard leur en fournira l’occasion »

    Discours sur la première décade de Tite-Live, II, Avant-propos, Trad. E. Barincou,  la Pléiade, p. 512.

 

 Cf. : https://www.philolog.fr/les-lecons-de-lhistoire-hegel/ pour la partie critique.          

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Une Réponse à “L’utilité de l’histoire pour l’action politique. Machiavel.”

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